Lorsqu'au sortir de la légende Cûchulainn on aborde les Légendes des Fiana, on a l'impression de pénétrer dans un monde héroïque qui n'est pas seulement différent du monde dans lequel se meut le Héros de la tribu, mais qui lui est inconciliable.
Les
deux corps de tradition ont bien quelques conceptions en commun : même
fusion des vertus guerrières et de la vertu magique en la personne des
héros-magiciens, même constant va-et-vient du monde des hommes au monde
des Sîde, du profane au sacré. Mais à d'autres égards
l'opposition paraît d'abord irréductible. Ce ne sont point seulement les
caractères formels qui diffèrent, détails des moeurs, techniques du
combat, ici à pied ou à cheval, là en char ; ce sont, fait plus grave,
les caractères fonctionnels, la place même que le héros occupe dans la
société, dans le monde. Cûchulainn s'insère tout naturellement, tout en
la dominant, dans la société celtique telle que nous la connaissons non
seulement par l'épopée mais par l'histoire ; il a son fort à Dûn Delgân,
son domaine de Mag Muirthemne, sa place marquée "aux genoux" du roi de
la province parmi les autres héros, le premier parmi eux, à vrai dire,
mais enfin primus inter pares. Finn, avec ses bandes (fiana)
est par définition en dehors des institutions tribales, il est la
vivante négation de l'esprit qui les domine. Les deux ensembles
mythiques nous proposent deux conceptions indépendantes du Héros ; ils
ne s'affrontent pas, ils s'ignorent ; comment ont-ils pu coexister chez
une même population, à la même époque ?
Le nom de la Fian, la "bande", correspond sans doute étymologiquement au vieux slave vojna "guerre" et se rattache à la racine d'où sont formés le latin uenari "chasser", ainsi que l'avestique vanaiti "il conquiert, il obtient par la lutte", le sanskrit vanoti "il gagne, il conquiert", vanus "guerrier", le vieux-haut-allemand winnan "lutter", etc. ; qui exprime la notion de "conquérir, se procurer par la guerre ou par la chasse". La fian serait donc primitivement une bande de gens vivant de chasse et de butin. Ce que la légende épique nous apprend des fiana confirme l'indication fournie par l'étymologie.
Les
fiana sont des compagnies de guerriers-chasseurs, vivant sous
l'autorité de leurs propres chefs, en semi-nomades ; on les représente
passant la saison de la chasse et de la guerre (de Beltaine à Samain) à
parcourir les forêts d'Irlande, à la poursuite du gibier, ou menant une
vie de guerilla ; des récits plus récents en font les défenseurs
attitrés du pays contre les envahisseurs étrangers, mais tout indique
qu'il s'agit là d'un développement secondaire du cycle. Pendant la
mauvaise saison (de Samain à Beltaine) ils vivent principalement sur le
pays, à la façon de troupes cantonnées chez l'habitant. Ils n'obéissent
pas au pouvoir royal, avec lequel leurs chefs sont fréquemment en
conflit. Le plus populaire de ces chefs est Finn,
chef des Clanna Baoiscne, des fiana de Leinster, qui est censé être
mort dans la deuxième moitié du IIIè siècle, à l'âge de 230 ans. Finn
est le père d'Oisîn, notre Ossian, d'où le nom de Cycle ossianique souvent donné au Cycle des Fiana.
D'autres traditions, rejetées dans l'ombre par la popularité croissante
de Finn, donnaient la première place à d'autres chefs, tel Goll, chef
des Fiana de Connaught.
Les
fiana ne constituent ni une race, ni des tribus au sens ordinaire du
mot ; ni, à proprement parler, une caste. On ne naît pas fêinid, membre d'une fian,
on le devient, on choisit de le devenir. Il faut pour cela satisfaire à
des conditions rigoureuses. Il faut avoir acquis une formation libérale
poussée, être versé dans les douze formes traditionnelles de poésie :
aussi les héros des fiana sont-ils en même temps des poètes : un grand
nombre de poèmes sont attribués à Finn, le Righ-Fêinid,
le "roi-fêinid" lui-même, à son fils Oisîn et à son fils adoptif
Câilte. Il faut par ailleurs subir avec succès une série d'épreuves
rituelles, analogues à ces épreuves initiatiques que subissent les
candidats avant d'être admis dans les sociétés secrètes, dans les
"confrèries" qui tiennent une si grande place chez beaucoup de peuples
primitifs ou semi-primitifs.
Voici
en quoi consiste ces épreuves : on creuse d'abord un trou dans la terre
assez profond pour qu'un homme y soit enterré jusqu'à la ceinture. Le
candidat s'y place, sans autre arme que son bouclier et un bâton de
noisetier long comme son avant-bras. Puis neuf guerriers lancent tous à
la fois leurs javelots sur lui. Si une seule lance l'atteint, il n'est
pas admis dans la fian. Il doit ensuite natter ses cheveux et
prendre sa course à travers la forêt. Tous les guerriers se lancent à sa
poursuite, cherchant à le blesser. S'il est rejoint, ou si ses armes
ont tremblé dans sa main, ou si un rameau sec a craqué sous son pied, ou
si une branche a dérangé une seule de ses nattes, il n'est pas reçu
parmi la fiana. Il doit aussi pouvoir, sans ralentir sa course, tirer
une épine de son pied, ou sauter par-dessus une baguette aussi haute que
son front, ou se glisser sous une baguette aussi basse que son genou.
Du
jour où, ayant rempli toutes ces conditions, il est reçu fêinid il
rompt tout lien avec son propre clan : les gens de son clan doivent
s'engager à ne pas réclamer de compensation pour sa mort ou pour tel
dommage qu'il pourrait subir, et lui de son côté n'a pas à tirer
vendetta des torts faits à son clan. Il est donc mis hors ce système de
responsabilité collective qui est l'expression juridique de l'unité du
clan. Il est êcland "sans clan", et n'a plus d'autre parenté, d'autre groupe social que la fian.
Si le fêinid est hors de la tribu, il n'est pas pour cela hors la loi, car sa condition est reconnue par cette loi, qui le traite en outsider, non en paria. Les déprédations qu'il exerce, et qui sont au reste nécessaires à sa subsistance, car étant êcland, il est partant dîthîr
"sans terre", sont légales, et nulle part il n'apparaît confondu avec
le brigand. N'étant plus protégé par son peuple et par la loi de son
peuple, il acquiert du coup le droit de se faire justice lui-même : les
"représailles" sont l'apanage du fêinid comme
les otages sont l'apanage du roi, dit un texte ; or c'est un axiome
juridique "qu'il n'est pas de roi sans otages". Bien mieux, les fiana
sont plus que tolérées, elles sont comptées au nombre des institutions
nécessaires à la prospérité de la tribu pourvu qu'elles soient "sans
excès", maintenues dans certaines limites. Ses membres ont une certaine
hypothèque sur la collectivité ; non seulement ils vivent, pendant la
morte saison, sur l'habitant, mais ils ont droit d'option sur les femmes
de la tribu, aucune fille ne pouvant être mariée, avant d'avoir été
offerte aux fiana. Privilège exorbitant, et à vrai dire
contesté s'il faut en croire la légende qui y voit l'origine de la ruine
de l'institution. Le roi d'Irlande Cairbre voulant marier sa fille
Sgêimh-sholais, "Lumière de Beauté", à un prince, les fiana s'y
opposèrent, réclamant ou la fille pour un des leurs, ou sa rançon, soit
vingt onces d'or. Cairbre indigné résolut d'abattre leur puissance et
leur livra la bataille de Gabhra (283 ap. J.-C.) où il périt, mais non
sans avoir infligé à ses adversaires des pertes dont ils ne se
relevèrent pas.
Vivant
en marge de la société, dans ces forêts et ces solitudes où "le héros
de la tribu" ne s'aventure qu'en de brèves excursions, domaines des Tuatha, des gens du Sîd, des génies de la brousse celtique, le feînid
est en contact constant avec ces puissances mystérieuses que l'homme
vivant dans la tribu, sur ses terres, autour de ses foyers, n'affronte
que très rarement, dans le chaos d'une nuit de Samain, ou à la faveur de
quelque invitation venue de l'au-delà. Aussi, dès qu'on entre dans les
mythes des fiana, entre-t-on de plain-pied dans le surnaturel. Habitants
des marches du domaine humain, sentinelles avancées de ces deux mondes
et de cette double essence. C'est ainsi que l'on retrouve chez eux des
traces de cette nature semi-animale (propre au monde mythique fluide où
les espèces ne sont pas séparées par des cloisons étanches) qui est
l'apanage de diverses divinités. L'une des femmes de Finn (car Finn,
s'opposant en cela au monogame Cûchulainn, a toute une série de femmes)
est une biche, Saar. L'enfant qu'elle met bas sera humain si la biche ne
le lèche pas ; sinon ce cera un faon. La biche ne résiste pas au désir
de donner un coup de langue sur le front du petit : voilà pourquoi Oisîn
a sur le front une touffe de poils de faon. Aussi bien son nom
signifie-t-il en irlandais "petit faon". Les deux chiens de Finn, Bran
et Sgeolan, ses deux plus fidèles compagnons, sont ses propres neveux,
fils de sa soeur Tuirenn, que la jalousie d'une fée rivale, avait
changée en chienne...du moins est-ce ainsi que le folklore explique, par
un enchantement, cette coexistence en une même famille de diverses
espèces animales, qui, pour le primitif, ne recquiert pas d'explication.
Finn lui-même présente la trace de cette double nature, car il était
chien, homme ou cerf, selon la façon dont il tournait son capuchon
magique. Il possède mêm la faculté de revêtir n'importe quelle forme
animale, non point à vrai dire sous les espèces de Finn, mais sous les
espèces du roi Mongan, s'il faut en croire la tradition qui fait de ce
roi la réincarnation de Finn, affirmant que Mongan "était Finn",
"quoiqu'il ne voulût pas qu'on le dît". Nous avons vu qu'une autre
tradition fait de Mongan le fils de Manannân. Ainsi le
mythe met-il en relation ce personnage à transformations, tantôt avec le
dieu de l'élément marin, divinité qui se classe dans la même série que
les déesses-mères, tantôt avec un de ces héros des fiana qui participent
de la même nature semi-animale que ces déesses, résidant comme elles
dans cette "brousse" où prévalent encore les conditions de la période
mystique, baignant dans la fluidité de ce monde primitif dont les
dieux-chefs et le héros de la tribu se sont dégagés.
Enumérer les exploits des fiana, résumer les récits qui les mettent en scène, amèneraient à répéter ce qui a déjà été dit à propos du cycle de Cûchulainn,
et entraîneraient par ailleurs quasi fatalement hors du monde mythique
proprement celtique sur le terrain, qu'on évite ici d'aborder, du
folklore international. Laissant de côté les développements secondaires,
littéraires ou populaires, du cycle on retiendra seulement le problème
fondamental qu'il pose.
Qu'est-ce
que les fiana ? Institution sociale ? ou représentation mythique ? ou
l'une et l'autre à la fois, transposition sur le plan mythique d'un fait
historique ? Et à quoi répondent-elles, comment s'insèrent-elles, soit
dans la société celtique, soit dans le monde religieux du Celte ?
Les
annalistes irlandais admettent comme allant de soi l'historicité du
cycle de Finn. Pour l'historien Keating (XVIIIè siècle), les fiana sont
une armée de professionnels chargée de défendre le pays contre les
incursions étrangères. Conception qui prévaut dans les récits les plus
récents, mais qui ne correspond pad à l'état que reflètent les textes
les plus anciens où les fiana apparaissent constamment en lutte entre
elles ou avec le pouvoir royal et n'assument aucune fonction d'ordre
national. Ce que nous savons par ailleurs de l'histoire d'Irlande
infirme l'existence d'une armée régulière chargée de la défense du
territoire.
Une
deuxième théorie est celle mise en avant par Zimmer qui attribue au
cycle une origine scandinave. La légende des fiana se serait développée
autour de la figure de chefs et des exploits de bandes Vikings,
installées en Irlande. Hypothèse qui ne repose que sur des constructions
fort hasardeuses et que contredit par ailleurs l'antiquité d'un corps
de légendes dont la popularité est attestée dès le VIIè siècle. De cette
théorie, il faut seulement retenir les analogies qu'elle met en lumière
entre le monde des fiana et certains aspects du monde héroïque
scandinave. Analogies qui s'expliquent non par l'emprunt mais par la
parenté originelle des conceptions religieuses, en corrélation avec un
état social donné, celtique, d'une part, germanique, d'autre part. Ce
n'est pas par rapprochement avec les Vikings qui envahirent l'Irlande au
IXè siècle que le mythe des fiana peut s'expliquer, mais par
comparaison avec le mythe des Einherjar, les élus d'Odin, ou avec les sauvages Berserkir,
les "guerriers à l'enveloppe d'ours" ; ici et là, même vie toute de
violence, en marge de la société réglée, même "fureur", même
personnalités à composante animale, même type de confréries de
guerriers.
Ce
que nous venons d'indiquer quant à l'existence dans le monde germanique
de mythes comparables au mythe des fiana oblige à quelque réserve au
sujet d'une dernière explication, en elle-même séduisante, des faits
celtiques, proposée par M. Eoin Mac Neill. Celui-c cherche l'origine du
Cycle de Finn chez ces races autochtones, que le Livre des Conquêtes nous montre occupant l'Irlande pré-celtique et dont les descendants constituent, à l'époque historique, les aithech-thuatha,
les "tribus-serves". Cette théorie explique certain aspect du
développement littéraire des deux cycles, la place comparativement
restreinte qu'occupe dans nos plus anciennes collections manuscrites le
légende des fiana, pourtant aussi ancienne que la légende de
Cûchulainn, et appelée à jouir d'une popularité aussi grande et plus
durable. Cet effacement temporaire serait dû au mépris où la race
dominante tenait les mythes des races asservies, et aurait pris fin en
un temps où les anciennes distinctions raciales atténuées et diverses
vicissitudes politiques ont favorisé le passage dans la tradition
aristocratique et lettrée d'un corps de légendes jusqu'alors reléguée
dans le tradition orale des classes non-libres. Que ces races
dépossédées aient joué un rôle dans l'élaboration et la diffusion de ces
mythes, est, nous le verrons, à priori vraisemblable, et certains indices le confirment : c'est ainsi que plusieurs nombreuses généalogies de Finn en font un Fir Bolg.
Mais l'analogie frappante que l'on a signalé entre le mythe celtique et
des mythes germaniques qui ne peuvent en être séparés, postule une
origine indo-européenne. C'est donc bien en fonction du monde celtique
qu'il faut expliquer ce type de représentatons mythiques, c'est au monde
celtique qu'il faut rapporter le principe de ce dualisme qui pose, à
côté du héros de la tribu, les héros hors de la tribu.
Peut-être,
si nous interrogeons la tradition indigène, acceptant tout bonnement la
représentation des faits qu'elle nous propose, nous fournira-t-elle la
solution du problème.
Le
roi Feradach Fechtnach, raconte le héros feînid Câilte aux nobles
d'Irlande, avait deux fils : Tuathal et Fiacha. Lorsqu'il mourut, ces
fils firent de l'Irlande deux parts (comme l'avaient fait jadis les
Tuatha Dê Danann et les Fils de Mil) ; dans un lot "les trésors, les troupeaux, les forteresses", dans l'autre "les falaises et les estuaires, les fruits des bois et des mers, le saumon et le gibier". Les nobles interrompent alors Câilte, se récriant sur ce que ce partage n'était pas égal. "Laquelle des deux parts auriez-vous préférée?" demande alors Oîsin, fils de Finn. "Les banquets, les demeures, et toutes les autres choses de prix" répondent les nobles. "La part que vous méprisez", dit Câilte, "est la plus précieuse à nos yeux". Tel fut bien, en effet l'avis du fils cadet qui "choisit de jeter son lot avec les fiana"
tandis que son frère héritait de la souveraineté de l'Irlande. A la
mort de ce frère, il reprendra d'ailleurs le royaume, laissant à un
autre le commandement des fiana.
On
voit donc comment les biens de ce monde se répartissent en deux lots:
tout ce qui est soumis à l'homme et fruit de son travail appartient à la
tribu et à ceux qui vivent sous ses lois. La libre nature est l'apanage
du fêinid, la terre du sans-terre. Dans une même famille la
vocation peut décider du choix qui fait d'un des frères un roi, de
l'autre un fêinid.
D'autres
motifs que la vocation peuvent au reste intervenir, pour pousser tel
héros, voire telle héroïne, à "jeter son lot avec les fiana". Nous en
avons un exemple dans l'histoire de Crêidne. Celle-ci avait eu trois
fils de son propre père, roi d'Irlande. Celui-ci craignant le
mécontentement de sa femme, envoya les enfants "hors de sa terre et de
sa parenté". Crêidne alors, afin de tirer vengeance de son père et de sa
marâtre, partit for fianas : "Elle avait trois bandes de neuf
hommes avec elle sur le sentier de la guerre. Elle combattait sur mer
aussi bien que sur terre. Elle portait les cheveux de sa nuque en
nattes. C'est pourquoi on l'appelait Crêidne le fêinid. Elle vécut ainsi sept ans en campagne, soit e Irlande, soit en Ecosse, jusqu'au moment où elle fit la paix avec son père".
On
voit comment les fianas se constituent à côté de la tribu et à ses
dépends, avec les éléments aberrants de celle-ci, avec les individus qui
ne se sentent pas à leur place, ou n'ont pas de place, dans la tribu.
Ce ne sont pas, cependant de simples agrégats d'éléments sociaux : il ne
suffit pas d'être hors de la tribu pour être dans la fian et
l'entrée de celle-ci est défendue par des épreuves rigoureuses. Les
fianas constituent une société en dehors de la société tribale, une
société reposant non sur des bases familiales et territoriales, mais sur
une base initiatique. Les éléments non-celtes de la population, du fait
qu'ils se trouvaient, par définition, en dehors de la société tribale
fermée, ont dû contribuer largement à former cette autre société, à
recrutement ouvert, et libre de distinctions raciales. Mais nous avons
vu comment un cadet de famille royale pouvait faire choix du lot du fêinid,
sans pour cela d'ailleurs perdre son aptitude à rentrer dans la société
à laquelle il appartient par la naissance. Les fiana ne sont pas des
groupements d'allogènes asservis (ce qui serait mal conciliable avec le
prestige dont elles jouissent et les privilèges qu'on leur reconnaît) ;
ce sont des confréries d'un type connu par ailleurs dans le monde
indo-européen, et qui sont conçues comme en quelque mesure nécessaire au
bon fonctionnement de la société celtique.
Toute
société, et singulièrement une société fermée, à cadres rigides, comme
l'ancienne société celtique, comporte certains éléments aberrants, avec
lesquels il faut compter. Ces éléments viennent naturellement s'intégrer
au monde des fiana, qui est proprement le monde du dérèglement
réglé. Ainsi la société celtique prévoit son propre antidote, fait la
part de l'asocial, le rejetant hors d'elle tout en reconnaissantses
droits et en lui assignant un domaine.
On
saisit dès lors la portée, et la justification fonctionnelle, du
dualisme qui domine le monde héroïque irlandais. Le mythe de Cûchulainn c'est le mythe de l'homme dans la tribu, l'exaltation de l'héroïsme-fonction sociale. Le mythe des fiana
c'est le mythe de l'homme hors de la tribu, le déchaînement de
l'héroïsme gratuit. Deux conceptions qui ne se contredisent pas mais
s'opposent comme la thèse et l'antithèse, comme les deux aspects
complémentaires du tempérament de la race. Le signe social qui marque
dès l'origine les deux cycles explique leur destin ultérieur. Le mythe
de Cûchulainn, patrimoine de la société réglée des princes, des
lettrés et des clercs, après avoir longtemps dominé la tradition
littéraire de ces classes possédantes, déclina et disparut avec cette
société et avec ces classes. Le mythe des fiana, durant des
siècles relégué dans la pénombre de la tradition orale, participe à la
pérennité des folklores, et se survit aujourd'hui dans le conte
populaire.
Marie-Louise SJOESTEDT http://www.theatrum-belli.com
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