Pour
désigner ceux qui veulent faire de la politique ou prétendent en parler
sans savoir ce qu’elle est, Julien Freund avait un terme de
prédilection : l’impolitique.
Une forme classique d’impolitique consiste à croire que les fins du politique peuvent être déterminées par des catégories qui lui sont étrangères, économiques, esthétiques, morales ou éthiques principalement. Impolitique est aussi l’idée que la politique a pour objet de réaliser une quelconque fin dernière de l’humanité, comme le bonheur, la liberté en soi, l’égalité absolue, la justice universelle ou la paix éternelle. Impolitique encore, l’idée que « tout est politique » (car si la politique est partout, elle n’est plus nulle part), ou encore celle, très à la mode aujourd’hui, selon laquelle la politique se réduit à la gestion administrative ou à une « gouvernance » inspirée du management des grandes entreprises.
Mais alors qu’est-ce que la politique ? Quels sont ses moyens ? Sa finalité ? C’est à ces questions que Julien Freund, décrit aujourd’hui par Pierre-André Taguieff comme « l’un des rares penseurs du politique que la France a vu naître au XXe siècle », s’est employé à répondre dans la quinzaine d’ouvrages de philosophie politique, de sociologie et de polémologie qu’il publia au cours de son existence.
Né le 9 janvier 1921 dans le village mosellan de Henridorff, d’une mère paysanne et d’un père ouvrier socialiste, Julien Freund était l’aîné de six enfants. Son père étant mort très tôt, il devient instituteur à l’âge de dix-sept ans.
Deux ans plus tard, en juillet 1940, il est pris en otage par les Allemands, mais parvient à passer en zone libre et à se réfugier à Clermont-Ferrand, où s’est repliée l’Université de Strasbourg. Résistant de la première heure, il milite dès janvier 1941 dans le mouvement « Libération » fondé par son professeur de philosophie, Jean Cavaillès, puis dans les Groupes Francs de « Combat », animés par Jacques Renouvin et Henri Frenay, tout en achevant une licence de philosophie. Arrêté, emprisonné successivement à Clermont-Ferrand, Lyon et Sisteron, il s’évade en 1944 et rejoint dans la Drôme les maquis FTP.
Une forme classique d’impolitique consiste à croire que les fins du politique peuvent être déterminées par des catégories qui lui sont étrangères, économiques, esthétiques, morales ou éthiques principalement. Impolitique est aussi l’idée que la politique a pour objet de réaliser une quelconque fin dernière de l’humanité, comme le bonheur, la liberté en soi, l’égalité absolue, la justice universelle ou la paix éternelle. Impolitique encore, l’idée que « tout est politique » (car si la politique est partout, elle n’est plus nulle part), ou encore celle, très à la mode aujourd’hui, selon laquelle la politique se réduit à la gestion administrative ou à une « gouvernance » inspirée du management des grandes entreprises.
Mais alors qu’est-ce que la politique ? Quels sont ses moyens ? Sa finalité ? C’est à ces questions que Julien Freund, décrit aujourd’hui par Pierre-André Taguieff comme « l’un des rares penseurs du politique que la France a vu naître au XXe siècle », s’est employé à répondre dans la quinzaine d’ouvrages de philosophie politique, de sociologie et de polémologie qu’il publia au cours de son existence.
Né le 9 janvier 1921 dans le village mosellan de Henridorff, d’une mère paysanne et d’un père ouvrier socialiste, Julien Freund était l’aîné de six enfants. Son père étant mort très tôt, il devient instituteur à l’âge de dix-sept ans.
Deux ans plus tard, en juillet 1940, il est pris en otage par les Allemands, mais parvient à passer en zone libre et à se réfugier à Clermont-Ferrand, où s’est repliée l’Université de Strasbourg. Résistant de la première heure, il milite dès janvier 1941 dans le mouvement « Libération » fondé par son professeur de philosophie, Jean Cavaillès, puis dans les Groupes Francs de « Combat », animés par Jacques Renouvin et Henri Frenay, tout en achevant une licence de philosophie. Arrêté, emprisonné successivement à Clermont-Ferrand, Lyon et Sisteron, il s’évade en 1944 et rejoint dans la Drôme les maquis FTP.
Cette
époque lui laissera des souvenirs mitigés, suite à l’affreuse
expérience qu’il connut durant l’été 1944, lorsque le chef de son groupe
FTP accusa son ancienne maîtresse, une jeune institutrice coupable
d’avoir rompu avec lui, d’être passée du côté de la Gestapo et la fit «
juger » par un tribunal de fortune : « Ce fut terrible. Elle était
innocente et le tribunal la condamna à mort. Il y eu cette nuit
d’épouvante où les partisans la violèrent dans une grange à foin. Et à
l’aube, elle fut exécutée sur une petite montagne appelée Stalingrad […] On
avait demandé des volontaires. Tous furent volontaires. J’étais le seul
à ne pas y être allé. Après une telle expérience, vous ne pouvez plus
porter le même regard sur l’humanité ».
Ayant
postulé dès 1946 un poste de professeur de philosophie, Freund enseigne
successivement à Sarrebourg, Metz et Strasbourg. En 1948, il épouse la
fille du peintre alsacien René Kuder. En 1960, il devient maître de
recherche au CNRS. Cinq ans plus tard, il est élu professeur de
sociologie à l’Université de Strasbourg, où il créera plusieurs
institutions, dont un Laboratoire de sociologie régionale et un Institut
de polémologie.
A
cette date, il s’est beaucoup familiarisé avec la philosophie
d’Aristote, mais aussi avec la sociologie allemande, principalement Max
Weber, dont il sera le premier traducteur en France (Le savant et le politique,
1959) et Georg Simmel. Il s’est aussi imprégné de l’œuvre de l’Italien
Vilfredo Pareto, et surtout de celle de Machiavel. Pour Sébastien de La
Touanne, qui lui a également consacré un livre, Freund serait
machiavélien par sa méthode et aristotélicien par sa conception de la
politique. La conciliation de ces deux pensées, l’une et l’autre «
réalistes » au plus haut degré, mais qui divergent néanmoins sur
plusieurs points (Aristote étant le seul à tenter de définir la finalité
du politique), sera en tout cas l’une des grandes affaires de sa vie.
Après
avoir obtenu, en 1949, son agrégation de philosophie, Freund a commencé
à travailler sur sa thèse de doctorat, intitulée L’essence du
politique. Son directeur de thèse sera Raymond Aron, le philosophe Jean
Hyppolite ayant préféré se récuser au motif qu’en tant qu’homme des
Lumières acquis à l’idée de progrès, il ne pouvait patronner un travail
dont l’auteur affirmait qu’« il n’y a de politique que là où il y a un ennemi » !
Le
26 juin 1965, âgé de quarante-quatre ans, Freund soutient sa thèse à la
Sorbonne, devant un jury comprenant, outre Raymond Aron, les
philosophes Paul Ricœur, Jean Hyppolite et Raymond Polin, ainsi que le
germaniste Pierre Grappin. Ricœur déclare la trouver « géniale », tandis qu’Hyppolite ne peut que redire son accablement : « Si vous avez vraiment raison, il ne me reste qu’à cultiver mon jardin ! » A quoi Julien Freund répond : «
Comme tous les pacifistes, vous pensez que c’est vous qui désignez
l’ennemi. Or, c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous
soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations
d’amitié. Du moment qu’il veut que vous soyez l’ennemi, vous l’êtes. Et
il vous empêchera même de cultiver votre jardin ». Publiée la même année, L’essence du politique reste encore aujourd’hui son œuvre principale.
En tant que catégorie conceptuelle, l’essence désigne chez Julien Freund l’une des « activités originaires »
ou orientations fondamentales de l’existence humaine. Freund en
distingue six : le politique, l’économique, le religieux, la science, la
morale et l’esthétique. Il hésitera à y adjoindre le droit, qu’il
regardera longtemps comme une sorte de médiateur entre le politique et
la morale.
Dire
qu’il y a une essence du politique, c’est dire que la politique est une
activité consubstantielle à l’existence humaine et qu’elle n’est donc
plus à inventer. Mais cela signifie aussi qu’on ne saurait la faire
disparaître, ainsi que le marxisme et le libéralisme ont pu l’espérer,
l’un en y voyant une simple aliénation (l’instrument de domination d’une
classe sociale), l’autre en la concevant comme une activité
irrationnelle appelée à être supplantée par les lois du marché. Comme
Aristote, Freund soutient que l’homme est par nature un être politique
et social. L’état politique ne dérive donc pas d’un état antérieur :
contrairement à ce qu’affirment les théoriciens du contrat, il n’y a
jamais eu d’« état de nature » pré-politique ou présocial. Etant intrinsèque à la société, la politique n’est pas le résultat d’une convention.
Mais
cela ne veut pas dire qu’elle soit une notion immobile ou figée. En
même temps qu’elle permet de distinguer entre les genres, l’essence
définit seulement la part d’invariant existant dans une activité appelée
dans la vie concrète à revêtir les figures les plus diverses.
Vilfredo
Pareto disait déjà que le changement ne se comprend que par rapport à
ce qui ne change pas. Freund, lui, distingue la politique, activité
variable et circonstancielle, et le politique, catégorie
conceptuellement immuable (les Italiens disent « la politica » et « lo politico »). La politique est toujours changeante, mais le politique est toujours le même. Ce que Freund traduit d’une formule : « S’il y a des révolutions politiques, il n’y a pas de révolution dans le politique ».
Comme
toute activité, la politique possède des présupposés, c’est-à-dire des
conditions constitutives qui font que cette activité est ce qu’elle est,
et non pas autre chose. Freund en retient trois : la relation du
commandement et de l’obéissance, la relation du public et du privé, la
relation de l’ami et de l’ennemi.
Chacun
de ces présupposés constitue un couple antagoniste, ce qui fait
immédiatement surgir une dialectique. Formulant sa théorie des
contraires à partir d’Aristote, Freund distingue la dialectique
antithétique, qui oppose deux concepts contraires à l’intérieur d’un
même présupposé, et la dialectique antinomique, qui oppose les essences
entre elles (la politique à l’économie, la religion, la morale, etc.).
Pour Freund, l’histoire résulte des rapports conflictuels entre les
essences et les dialectiques qu’elles engendrent.
Concernant
le premier présupposé, Freund souligne qu’il n’exclut pas le
consentement. Loin d’être des sujets passifs, les gouvernés doivent
pouvoir participer à la vie publique et contribuer à en déterminer les
orientations. Le pouvoir peut et doit être partagé. Le deuxième
présupposé lui permet de récuser aussi bien le libéralisme, qui tend à
étendre la sphère privée au détriment de la sphère publique, que le
totalitarisme, qui cherche à supprimer le privé pour politiser toutes
les activités humaines. Le troisième, enfin, est directement emprunté au
juriste allemand Carl Schmitt, que Freund a découvert en 1952 et qu’il a
rencontré pour la première fois à Colmar en juin 1959.
Théoricien
de la décision souveraine et de l’ordre concret, Carl Schmitt, qui
deviendra vite l’un des plus proches amis de Julien Freund, voit dans la
relation ami-ennemi un critère permettant d’identifier ce qui est
politique et ce qui ne l’est pas : le politique se définit chez lui par
la possibilité d’un conflit, tout conflit devenant lui-même politique
dès l’instant qu’il atteint un certain degré d’intensité. Renoncer à la
distinction de l’ami et de l’ennemi, dit Carl Schmitt dans La notion de
politique, ce serait céder au mirage d’un « monde sans politique ».
Comme
ses deux maîtres, Raymond Aron et Carl Schmitt, Julien Freund soutient
donc la thèse de l’autonomie du politique. Ce n’est pas à dire que
l’action politique ne doit pas tenir compte des données économiques,
morales, culturelles, ethniques, esthétiques et autres, mais qu’une
politique exclusivement fondée sur elles n’en est tout simplement pas
une. Chaque activité humaine est en effet dotée d’une rationalité qui
lui est propre. L’erreur commune du libéralisme et d’un certain marxisme
est de faire de la rationalité économique le modèle de toute
rationalité. « La pensée magique, dira Freund, consiste justement en la croyance que l’on pourrait réaliser l’objectif d’une activité avec les moyens propres à un autre ».
Freund
insiste tout particulièrement sur la nécessité de bien distinguer la
politique et la morale. D’abord, explique-t-il, parce que la première
répond à une nécessité de la vie sociale alors que la seconde est de
l’ordre du for intérieur privé (Aristote distinguait déjà vertu morale
et vertu civique, l’homme de bien et le bon citoyen), ensuite parce que
l’homme moralement bon n’est pas forcément politiquement compétent,
enfin parce que la politique ne se fait pas avec de bonnes intentions
morales, mais en sachant ne pas faire de choix politiquement malheureux.
Agir moralement n’est pas la même chose qu’agir politiquement. C’est ce
que Max Weber disait aussi en attirant l’attention sur le « paradoxe des conséquences » : l’enfer est pavé de bonnes intentions.
La politique n’en est pas pour autant « immorale ».
Elle a même sa propre dimension morale, en ce sens qu’elle est ordonnée
au bien commun, qui n’est nullement la somme des biens ou des intérêts
particuliers, mais ce que Hobbes appelait le « bien du peuple », et Tocqueville le « bien de pays ». « Il n’y a pas de politique morale, écrit Julien Freund en 1987, dans Politique et impolitique, mais il y a une morale de la politique ».
Le bien commun est aussi ce qui assure la cohésion des citoyens. « Une collectivité politique qui n’est plus une patrie pour ses membres, écrit Freund dans Qu’est-ce que la politique ? (1967), cesse
d’être défendue pour tomber plus ou moins rapidement sous la dépendance
d’une autre unité politique. Là où il n’y a pas de patrie, les
mercenaires ou l’étranger deviennent les maîtres ».
A
la suite de Max Weber, Freund affirme en outre que la politique est
avant tout affaire de puissance. Agir politiquement, c’est exercer une
puissance. Y renoncer, c’est se soumettre par avance à la puissance des
autres. La souveraineté elle-même n’est pas fondamentalement un concept
juridique, mais d’abord un phénomène de puissance. Georg Simmel, de son
côté, a montré que les conflits naissent de la diversité humaine, car
les différentes aspirations des hommes ne se laissent pas aisément
concilier entre elles. La même idée se retrouve chez Max Weber, selon
qui la rationalisation ne parviendra jamais à réduire le foisonnement
des points de vue et des opinions (le « polythéisme des valeurs »).
Si, comme le dit Clausewitz, la guerre est la poursuite de la politique
par d’autres moyens, c’est que le politique est intrinsèquement
conflictuel. Il en va de même de la vie sociale.
Mais Julien Freund ne croit pas que les antagonismes se résolvent par une synthèse-dépassement comme dans l’« Aufhebung »
hégélienne. Les valeurs, au rebours des intérêts, ne sont pas
négociables. Comme Pareto, il pense que l’ordre social se fonde sur un
équilibre plus ou moins précaire entre des forces antagonistes qu’il
appartient aux pouvoirs publics de chercher à réguler en faisant usage
de son autorité. Le compromis dont il fait l’éloge en politique ne
réalise pas la conciliation des contraires, car jamais l’un des deux
termes ne se laisse définitivement absorber ou transcender par l’autre,
mais instaure entre des forces antagonismes un équilibre toujours
provisoire. C’est le caractère provisoire de cet équilibre qui donne à
la politique son caractère tragique.
La
force, non la ruse, est le moyen naturel du politique, car ce n’est
qu’en recourant à la force qu’on peut triompher des autres forces (« dès que la force est contestée, naît la violence »).
Au même titre que la contrainte, elle fait partie de l’essence du
politique. Et c’est elle aussi qui donne sa validité empirique au droit :
le droit n’est rien sans la force qui permet de l’instituer, de le
garantir et de le faire appliquer.
Dans Utopie et violence, Freund écrit : «
Justement, parce que la violence est fondatrice de la société, le
problème politique consiste essentiellement à comprimer ses
manifestations ou du moins à mettre en œuvre des moyens pour en limiter
les effets ». Une société politiquement organisée est une société capable de réglementer la violence.
D’où le regard qu’il porte sur l’homme. Celui-ci n’est pas plus « naturellement bon » qu’il n’est « naturellement mauvais »,
car il est capable du meilleur comme du pire, de générosité comme de
méchanceté. Mais c’est justement en raison de cette ambivalence qu’il
faut, comme le disait Machiavel, garder présent à l’esprit que les
hommes seront « toujours prêts à montrer leur méchanceté toutes les
fois qu’ils en trouveront l’occasion ». Le sens politique se reconnaît
alors à la capacité d’envisager le pire : « En politique, il faut
envisager, non pas le mieux, mais le pire, pour que ce pire ne se
produise pas, pour que l’on se donne les moyens de le combattre ».
Freund
réhabilite ici Machiavel, dont a trop longtemps donné l’image d’un
personnage « immoral » et retors. Si Machiavel avait été machiavélique,
et non machiavélien, remarque Julien Freund, il n’aurait pas écrit Le
Prince, mais un anti-Prince. « Etre machiavélien, ajoute-t-il, […].ce
n’est pas être immoral, mais essayer entre autres de déterminer avec la
plus grande perspicacité possible la nature des relations entre la
morale et la politique » Machiavel incite en fait à la lucidité, à la recherche de la verità effettuale,
la « vérité effective de la chose ». Freund lui emprunte surtout une
méthode, celle d’une sociologie qui ne s’attache pas seulement à
l’histoire des faits, mais aussi à celle des idées. Mais il le rejoint
aussi dans ses conclusions, qui mettent l’accent sur l’importance de la
volonté en politique et sur le conflit comme facteur essentiel de
liberté.
Freund peut alors donner cette définition canonique de la politique : «
Elle est l’activité sociale qui se propose d’assurer par la force,
généralement fondée sur le droit, la sécurité extérieure et la concorde
intérieure d’une unité politique particulière en garantissant l’ordre au
milieu de luttes qui naissent de la diversité et de la divergence des
opinions et des intérêts ».
Polémologue,
Julien Freund montre par ailleurs que le pacifisme, loin d’être
véritablement ordonné à la paix, est au contraire profondément
polémogène. Le pacifisme qui, dans l’esprit du pacte Briand-Kellog
d’août 1928, se donne pour but de supprimer la guerre est inexorablement
voué à en livrer une à ceux qui ne partagent pas sa façon de voir. Max
Scheler avait prévu qu’une guerre menée au nom de la paix et de
l’humanité serait plus inhumaine que toutes les autres. Lorsque le
conflit est posé en mal absolu, la guerre contre la guerre ne peut en
effet plus connaître de limites.
La
guerre et la paix sont en réalité des notions corrélatives,
inséparables. Penser l’une implique de savoir penser l’autre, car « la politique porte en elle le conflit qui peut, dans les cas extrêmes, dégénérer en guerre ». Mais la paix est aussi le but de la guerre, ce qu’oublient ceux qui rêvent au nom d’un idéal guerrier d’une vie qui serait un « perpétuel combat ». Or, il n’y a de guerre ou de paix que provisoire. La paix n’est pas absence de guerre, mais « équilibre entre les inimitiés ».
La condition de la paix, c’est la reconnaissance de l’ennemi : on ne
peut faire la paix qu’à deux. Refuser de négocier avec le vaincu en lui
imposant purement et simplement les conditions du vainqueur, équivaut à
ne pas le reconnaître comme un interlocuteur politique, mais à le tenir
pour un coupable. « La paix n’est donc pas l’abolition de l’ennemi, mais un accommodement avec lui ». La paix qui exclut l’ennemi s’appelle guerre.
Dans
le domaine des relations internationales, Julien Freund pense que le
droit reste subordonné aux intérêts de la politique. C’est pourquoi il
critique l’attitude moraliste consistant à croire que l’idéologie des
droits de l’homme peut régler les rapports entre les Etats ou que l’on
peut mettre fin aux guerres par la voie juridique, en faisant l’économie
de la puissance.
« Les vrais penseurs, observe Pierre-André Taguieff, apparaissent le plus souvent comme des mal-pensants ».
Frappé d’ostracisme après Mai 1968 par la frange la plus conformiste de
l’intelligentsia de gauche, Julien Freund décide à cette époque de
prendre une retraite anticipée. Lorrain jusqu’au bout des ongles, il
refusa un poste aux Etats-Unis, puis la chaire de Raymond Aron, qu’on
lui avait proposée, pour se retirer en Alsace, à Villé, et y travailler à
son aise loin des coteries parisiennes. « Kant vivait à Königsberg et non à Berlin », répliquait-il à ceux qui s’étonnaient de ce « provincialisme ». En 1979, il sera quand même nommé président de l’Association internationale de philosophie politique.
Il
multiplie alors les publications et les conférences, continuant à
dénoncer la « politique idéale et utopique » et exerçant une grande
influence sur ses anciens élèves, dont la philosophe Chantal Delsol,
directrice de la collection où a été publié l’essai de Taguieff, et le
sociologue Michel Maffesoli, qui fut en 1978 son assistant à l’Institut
de polémologie.
En
1980, dans La fin de la Renaissance, il observe qu’« une civilisation
décadente n’a plus d’autre projet que celui de se conserver ». En 1984,
dans un grand essai sur la décadence, il étudie l’histoire de cette
notion, de Thucydide à Spengler et Valéry, mais aussi la façon dont
celle-ci s’impose aujourd’hui à l’esprit. A la même époque, il déclare :
« La société actuelle est devenue tellement molle qu’elle n’est
même plus capable de faire la politique du pire. Tout ce qu’elle me
paraît encore de taille à faire, c’est de se laisser porter par le
courant ». Face à cette issue tragique, il ne voit dans l’espérance
qu’une vertu théologale. Il meurt le 10 septembre 1993, laissant
inachevé un ouvrage sur le droit. Dans les années suivantes, il n’y aura
guère que certains politologues espagnols (Jerónimo Molina, Juan Carlos
Valderrama), italiens (Alessandro Campi, Simone Paliaga) et argentins
(Juan Carlos Corbetta) pour s’intéresser à lui. C’est de cet injuste
oubli que s’attacheront à le faire sortir Sébastien de La Touanne, en
2004, et Pierre-André Taguieff, tout récemment.
Ce
dernier pense, faute de mieux, pouvoir présenter Freund comme un «
libéral conservateur insatisfait », tout en admettant le caractère « problématique »
de cette expression. Conservateur, Freund le fut incontestablement,
mais en France le sens de ce mot est vague. Il ne peut en outre être
décrit comme un libéral, en raison de son scepticisme vis-à-vis de
l’idée de progrès et de l’abstraction des droits de l’homme, de sa
critique de l’individualisme et des doctrines du contrat social, de son
refus de soumettre la politique au droit, ainsi que le font les tenants
de l’« Etat de droit », ou de laisser les lois du marché se substituer à la décision politique. Lui-même se disait « français, gaulliste, européen et régionaliste », se qualifiant aussi parfois, non sans ironie, de « réactionnaire de gauche ». Il fut en fait un théoricien et un pédagogue du réalisme politique.
Chantal Delsol a écrit : «
C’est un homme qui subit l’ostracisme pour des idées auxquelles ses
adversaires vont finalement se rendre, mais après sa mort ». Le
regard malicieux, les cheveux en neige coupés en brosse et coiffés d’un
éternel béret basque, quand on demandait à Julien Freund de réfléchir à
l’avenir, il disait avec un gros rire : « L’avenir, c’est le massacre ! »
Alain de Benoist http://www.theatrum-belli.com
Texte paru dans la revue Spectacle du monde en juillet 2008
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