samedi 16 juin 2012

L'Europe de l'Est écartelée entre Hitler et Staline


De 1933 à 1945, les populations de l’Ukraine, de la Pologne et de la Biélorussie furent décimées, à la fois par les communistes et par les nazis. Un livre apporte une lumière nouvelle sur ces massacres.
Dans un ouvrage qui vient de paraître chez Gallimard, dans la très savante collection « Bibliothèque des histoires », Timothy Snyder, professeur à Yale, traite dans une perspective inédite des massacres perpétrés par les régimes bolchevique et nazi aux confins de la Russie et de l’Allemagne. Son livre, Terres de sang, met en évidence la manière dont ces tragédies, entre 1933 et 1945, se répondent et s’enchaînent. En un mot, il démontre « l’interaction criminelle des deux totalitarismes ».
Entre 1933 et 1945, 14 millions de civils, principalement des femmes, des enfants et des vieillards, ont été mis à mort par l’Union soviétique stalinienne et par l’Allemagne nazie. Timothy Snyder retrace magistralement l’histoire de ce meurtre politique de masse, dont les victimes furent principalement les populations autochtones de l’Ukraine, de la Pologne et de la Biélorussie, décimées d’abord par la famine, puis tuées par balles et finalement par gazage.
La famine provoquée
Sous Staline, en 1932-1933, entre 2,4 et 3 millions d’Ukrainiens mais aussi de Biélorusses, meurent de faim ou de maladies liées à la famine. Dans un pays depuis toujours considéré comme le grenier à grains de l’Europe, ils endurent la plus grande famine artificielle de l’histoire de l’humanité. On sait aujourd’hui pourquoi : le plan quinquennal soviétique, mis en œuvre entre 1928 et 1932, devait assurer le développement industriel au prix de l’exportation des réserves de grains et du recours massif au travail forcé. La combinaison de mauvaises récoltes et de réquisitions aux objectifs irréalisables fait mourir par centaines de milliers les paysans et leurs familles, dans des souffrances indescriptibles. Snyder écrit que les braves gens étaient les premiers à mourir: ceux qui refusaient de voler et de se prostituer, ainsi que ceux qui donnaient à manger à d’autres ou refusaient de manger les cadavres. « Les parents qui résistaient au cannibalisme mouraient avant leurs enfants ».
Malgré les efforts des Ukrainiens de Pologne, rien ne transpire alors de cette famine provoquée. Informé, le président Roosevelt ne fait rien. Et en novembre 1933, les Etats-Unis reconnaissent officiellement l’Union Soviétique…
En même temps s’abat la répression politique. Les paysans ne sont pas seuls à vivre l’enfer. La forte minorité polonaise de l’Ukraine est également décimée. Son loyalisme est suspecté. En 1937-1938, le risque de se faire arrêter est douze fois plus grand pour les Polonais que pour le reste de la population ukrainienne. Sur 143810 personnes arrêtées sous l’accusation d’espionnage au profit de la Pologne, 111091 sont exécutées en 1938-1939. Les Polonais citoyens soviétiques représentèrent ainsi un huitième des 681692 victimes de la Grande Terreur.
Le meurtre par balle
En 1941, Hitler arrache l’Ukraine à Staline. En 1941, les soldats allemands découvrent les prisons du NKVD pleines de cadavres. Une aubaine pour la propagande nazie, qui impute aux Juifs la Grande terreur en s’appuyant sur le fait qu’à l’époque où commencèrent les tueries massives, près du tiers des officiers supérieurs du NKVD étaient juifs. Cela ne dura pas, cependant, puisqu’ils n’étaient plus que 20 % environ quand Staline mit fin au massacre, le 17 novembre 1938, et que ce chiffre était tombé en deçà de 20 % un an plus tard. Selon le professeur Snyder, les bénéficiaires institutionnels de la Terreur ne sont ni les Juifs, ni d’autres minorités nationales, mais les apparatchiks russes qui gravissent les échelons de la nouvelle administration.
A l’époque, cependant, la propagande nazie rendant les Juifs responsables des souffrances endurées sous les Soviétiques, trouva un grand écho dans des population désorientées, meurtries et révoltées par la découverte d’innombrables fosses collectives. De plus, explique Timothy Snyder, les atrocités soviétiques aidèrent les SS, les policiers et les soldats allemands à justifier à leurs propres yeux les mesures dont on allait bientôt les charger: l’extermination des Juifs – qui devait en outre permettre de réduire le nombre des bouches à nourrir et, suivant la logique nazie, empêcher des soulèvements de partisans que les ghettos étaient suspectés de soutenir matériellement et financièrement.
L’URSS conquise devait aussi fournir l’espace d’une « solution finale » à ce que les nazis considéraient comme le « problème juif ». Si de nombreux habitants des terres de sang étaient voués à la mort, les Juifs, eux, devaient être exterminés jusqu’au dernier. Le récit par Timothy Snyder de la mise à mort et du gazage des populations juives est poignant, massacre atroce parmi d’autres carnages presque aussi hallucinants.
Le gazage
Allemands et Soviétiques s’incitèrent mutuellement à ces crimes toujours plus grands, comme à Varsovie, où les nazis, à la suite du soulèvement de l’été 1944, tuèrent près d’un demi-million de civils avec la complicité tacite de l’Armée rouge, qui laissa faire. L’étude s’achève par le nettoyage ethnique à la frontière de l’Oder-Neisse, suivi par les persécutions antisémites de Staline de l’après-guerre, moins coûteuses en vies humaines, mais qui contribuèrent à brouiller définitivement les mémoires car les communistes opérèrent un choix entre les « bons » et les « mauvais » morts. Enfin, le « rideau de fer » tomba sur ces « terres de sang » qui virent tant d’hommes, de femmes et d’enfants être massacrés pour des raisons idéologiques, religieuses ou raciales.
Timothy Snyder offre une synthèse remarquable de l’histoire de ces terres soumises, des décennies durant, au double joug du nazisme et du communisme. Bien documenté, parsemé d’anecdotes souvent insoutenables, son récit, poignant, renouvelle la connaissance de la tragédie qui se déroula à l’Est.
Henri Malfilatre monde & vie 26 mai 2012
Timothy Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat. 710 pages, 36 cartes, Gallimard, 32 €.

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