dimanche 3 juin 2012

La révolution française, la dictature de Ropespierre

Du sang, encore du sang - Fête de l’Etre Suprême
Le sang dans aucun pays, aucune époque, n'a jamais cessé d'appeler le sang. La semence est trop chaude pour n'être pas féconde. Sang du Champ-de-Mars, sang des massacrés de Septembre, sang du roi, sang de Marat, sang de Charlotte Corday, de la reine, de tant d'autres, célèbres ou inconnus, ce n'est point assez, il en faut davantage, il en faut toujours. Sitôt les Dantonistes disparus, le Comité de Salut public se basant sur les dénonciations du misérable Laflotte, invente, une conspiration des prisons et y enfourne pêle-mêle Chaumette, l'évêque Gobel, la veuve d'Hébert, Lucile Desmoulins, les généraux Beysder et Dillon, le député Simon et dix-neuf autres comparses, dont la plupart se voient pour la première fois.
Le 1er floréal (20 avril 1794) vingt-quatre présidents ou conseillers des anciens parlements de Paris et de Toulouse, parmi lesquels Rosambo, Molé de Champlâtreux, Lefèvre d'Ormesson (très malade, couché sur une civière), passent devant le tribunal et sont condamnés. Malesherbes, d'Esprémesnil, Le Chapelier et Thouret sont compris dans une autre fournée de parlementaires et d'aristocrates qu'expédie le Tribunal révolutionnaire le 3 floréal (12 avril).
Le 19 floréal (8 mai) vient le tour des anciens fermiers-généraux, qu'on croit très riches et dont on veut confisquer les biens. L'illustre Lavoisier, représenté comme une «sangsue du peuple», a beau demander au Tribunal un sursis de quinze jours pour terminer une utile expérience, le vice-président Coffinhal, pourtant médecin d'origine, lui répond: «La République n'a pas besoin de savants, le cours de la justice ne peut être suspendu. »
Mme Elisabeth a été tirée du Temple le soir du 20 floréal (9 mai). Transférée à la Conciergerie, elle paraît le lendemain au Tribunal; Robespierre, qui a déjà imposé silence aux Hébertistes en novembre 1793 et fait ajourner son procès, semble avoir au Comité de Salut public essayé cette fois encore de la préserver. Fouquier-Tinville demande la mort pour elle et pour vingt - quatre personnes de conditions diverses comme coupables de conspiration contre la République. Des aristocrates : la vieille Mme de Senozan, sœur de Malesherbes, Mmes de Crussol, de Laigle, de Montmorin, un Loménie de Brienne, deux abbés, des commerçants et artisans, des domestiques; aucun, certes, n'a jamais conspiré.
Place de la Révolution, Mme Elisabeth va s'asseoir avec les autres condamnés sur un banc devant l'échafaud pour attendre son tour. Elle doit mourir la dernière, étant «la plus coupable ». Cette princesse, de nature déplaisante et d'esprit limité, revêt tout à coup un relief inattendu. A l'appel de leur nom, chacun des condamnés vient s'incliner devant elle, les femmes, dans une grande révérence de cour, les hommes, le genou ployé. Elle incline la tête, sereine, les embrasse tous. Autour d'elle, drôles et drôlesses hurlent et glapissent. Cette scène dure longtemps. A la fin la sœur de Louis XVI monte à la guillotine. Quand le bourreau veut l'attacher à la planche, il défait le petit fichu de mousseline qui lui voile la gorge. Elle rougit violemment et dit: Au nom de votre mère, monsieur, couvrez-moi... Il obéit. Et la princesse va rejoindre ses courtisans funèbres.
Cependant le gouvernement se heurte à des difficultés économiques croissantes. Les indigents se multiplient, surtout dans les villes, par suite de la montée continue des prix. Le Comité de Salut public relâche les mesures excessives prises contre l'accaparement. Il essaie de ranimer par des primes, des avances, des faveurs diverses, les industriels découragés. Mais il se trouve devant une crise de la main-d’œuvre qualifiée. La réquisition a prélevé 1.200.000 hommes, tant militaires que travailleurs des fabrications de guerre ou employés aux charrois, devenus immenses. Si les paysans, à qui l'on prend leurs garçons et leurs chevaux, maugréent, les ouvriers mal nourris, astreints à des consignes strictes, réclament à tout moment des hausses de salaires et refusent parfois même le travail. Le Comité cède ou résiste selon les circonstances. Sa raison dernière est dans l'envoi des meneurs au Tribunal révolutionnaire.
Le régime du maximum, pour les denrées comme pour les salaires, est à la base de ce grand malaise, accru par un agiotage sans frein. Mais on n'ose y toucher, de peur d'effondrer le fragile édifice économique et de voir se déprécier davantage encore l'assignat. Chaque mois s'enfle la circulation déjà énorme. En floréal les dépenses sont de deux cent quatre-vingt-trois millions de francs contre quarante-quatre millions de recettes, en messidor de deux cent soixante-cinq millions contre trente-neuf millions. On a beau fermer la Bourse, saisir les devises, fixer de façon arbitraire le taux des changes, le papier-monnaie ne cesse de se déprécier. Cambon s'efforce d'ordonner le croissant désordre. Non content d'avoir unifié les anciens emprunts de la monarchie, par la création du Grand livre de la Dette publique, il réduit et liquide la dette viagère sans se soucier des cris des rentiers, désormais hostiles à la Révolution qui les a ruinés.
Le Comité de Salut public a bien conscience de la pesanteur de sa tâche. Mais il est soutenu par une foi si vive que, côtoyant à toute heure l'abîme, il légifère et gouverne comme si l'avenir lui appartenait. Il essaie de normaliser les cultures, il tente de nationaliser l'industrie et le commerce, il favorise l'apprentissage, il s'efforce de répandre l'instruction primaire malgré le manque d'instituteurs, il crée l'Ecole de Mars où trois mille jeunes gens, venus de tous les districts de France et vivant sous la tente dans la plaine des Sablons, se formeront au métier militaire et donneront plus tard des officiers.
De jour ni de nuit le Comité ne relâche son activité. Hérault de Séchelles n'a pas été remplacé, Jean Bon Saint-André et Prieur de la Marne sont souvent en mission. Les neuf membres restants se sont partagés en trois groupes les « gens d'examen », c'est-à-dire les techniciens, Carnot, Lindet et Prieur de la Côte d'Or travaillent dans leurs bureaux sans se mêler d'autres affaires. Les «gens de la haute main», le Triumvirat comme on les appelle aussi, Robespierre, Couthon et, lorsqu'il est à Paris, Saint-Just dirigent le nouveau bureau de police générale et manœuvrent l'esprit public. Les « gens révolutionnaires », Billaud-Varenne et Collot d'Herbois, continuent de régir l'intérieur. Ils sont restés au fond Hébertistes. Le souriant Barère, toujours prêt à dresser des rapports, proposer des décrets, parler devant la Convention, est le Maître Jacques du Comité.
Les arrêtés ne sont valables qu'après la signature de six membres. Mais ils sont signés souvent sans examen, car la paperasse est immense et il est admis que chaque membre du Comité a droit à la confiance de ses collègues. Mesures économiques, lois civiles, actes extérieurs, nécessités militaires, contrôle des représentants en mission, c'est toute la pâte française, mêlée d'étranges levains, qu'il faut pétrir, malaxer, jeter aux moules nouveaux où elle prendra forme. Dans cet amas qui grossit avec les semaines et les mois, on devrait, pour garder quelque clarté, classer, sérier par origine et par dates, mais dès lors les idées se décomposent, les faits isolés perdent vie et couleur...
Ce qui va demeurer pour l'esprit, c'est dans le vieux pavillon royal l'élaboration sans répit, par des géants, d'une besogne gigantesque, dont l'ampleur nous essouffle, la refonte dans le détail d'une société entière dont la masse reste indifférente ou ennemie. « Il y avait, dira plus tard Prieur de la Côte d'Or au fils de Carnot, des journées tellement difficiles que, ne voyant aucun moyen de dominer les circonstances, ceux qu'elles menaçaient le plus personnellement abandonnaient leur sort aux chances de l'imprévu; et tout à coup un incident, que nul n'aurait pu préparer, venait débrouiller le chaos; on profitait rapidement de l'éclaircie. Nous avions fini par nous accoutumer tellement à ces situations inextricables, que nous poursuivions notre tâche journalière, pour ne pas laisser la machine en souffrance, comme si nous avions eu toute une vie devant nous, lorsqu'il était vraisemblable que nous ne verrions pas se lever le soleil du lendemain.»
La Convention médusée n'est plus qu'une chambre d'enregistrement qui, sauf aux grands jours, réunit à peine une centaine de députés. Sans opposition, sans critique, sur la demande impérieuse des Comités elle accepte tout, vote tout. On y travaille de moins en moins. Pourtant certaines commissions subsistent encore: celles notamment de législation, de l'instruction publique, des finances, qui poursuivent leur besogne dans l'obscurité et gardent leur utilité.
Le lendemain de l'exécution de Chaumette, le z 5 germinal (i 4 avril), la Convention a décidé que les restes de Jean-Jacques Rousseau seraient portés au Panthéon. Robespierre, disciple fidèle du Genevois, s'est chargé de présenter à la Convention le décret qui doit asseoir la Révolution sur une base spirituelle et offrir au pays, pour remplacer les fêtes chrétiennes interdites, des cérémonies civiques où seront célébrés les dogmes de la morale nouvelle. Le 18 floréal, Maximilien monte à la tribune et, élargissant la question, moins en politique qu'en pontife expose les principes du déisme d'Etat. Applaudi avec transports, il fait proclamer le spiritualisme officiel : «Le peuple français reconnaît l'existence de l’Etre Suprême et l'immortalité de l'âme. Il sera institué des fêtes pour rappeler l'homme à la poésie de la Divinité et à la dignité de son être.»
Une première fête dédiée à l'Etre Suprême se déroulera à Paris le 20 prairial (8 juin 1794).
Elu président de la Convention le 16 prairial, Robespierre doit à ce titre « officier en chef »à la fête qui sera célébrée quatre jours plus tard. Ses amis - et peut-être ses adversaires - ont été unanimes à lui ménager ce triomphe. La cérémonie, ordonnée par David, grand maître des cérémonies de la République, occupe Paris tout un mois. Depuis la Fête de la Fédération, on n'a point fait de tels apprêts. Aux Tuileries un amphithéâtre a été charpenté devant le pavillon de l'Horloge pour recevoir la Convention. D'une haute tribune le président doit parler à l'Assemblée et au peuple. En face, sur l'emplacement du grand bassin s'élève un énorme bûcher, « monument où sont réunis, dit le programme rédigé par David, tous les ennemis de la félicité publique»; le «monstre désolant » de l'Athéisme les domine. Il est soutenu par l'Ambition, l'Egoïsme, la Discorde et la Fausse Simplicité... Sur le front de ces figures, on lit ces mots : « Seul espoir de l’Etranger. »
Le 20 prairial, le réveil sonne dans les sections à cinq heures. Le ciel est splendide, transpercé de rayons. Les maisons sont ornées de feuillages et de guirlandes, les rues jonchées de fleurs. A toutes les fenêtres des drapeaux, des banderoles; les bateaux qui sillonnent la Seine sont pavoisés.
A huit heures le canon du Pont-Neuf appelle les sections au jardin des Tuileries. Porteurs de branches de chêne, les hommes se placent sur la terrasse des Feuillants, les femmes et les jeunes filles, vêtues de blanc et chargées de roses, occupent la terrasse du bord de l'eau, les adolescents sont massés dans l'allée centrale. Les députés peu à peu garnissent les gradins de l'amphithéâtre. En costume de représentants, la plupart tiennent à la main un bouquet d'épis et de fleurs.
Le défroqué Vilate, juré au Tribunal révolutionnaire et fervent ami de l'Incorruptible, rencontre celui-ci dans la salle de la Liberté. Robespierre lui a fait donner un logement au pavillon de Flore. Vilate l'invite à déjeuner chez lui. De ses fenêtres il jouira du coup d’œil. Maximilien accepte. Il est vêtu d'un habit d'un bleu tirant sur le violet et d'une culotte de basin. Il porte jabot et manchettes et, comme d'habitude, a les cheveux soigneusement poudrés. Il mange peu. Son appétit a toujours été médiocre. Par instants, il va regarder à la croisée la foule qui ondoie joyeuse sous le soleil. Son visage est adouci, chauffé par une émotion sincère: « L'univers est ici rassemblé, s'écrie-t-il. O Nature, que ta puissance est sublime et délicieuse ! Comme les tyrans doivent pâlir à l'idée de cette fête ! »
Il est temps pour lui de rejoindre ses collègues, mais les membres du Tribunal révolutionnaire doivent venir chez Vilate pour voir la fête. Robespierre s'attarde une demi-heure, désireux de retrouver parmi eux plusieurs amis. Quand il gagne l'amphithéâtre de la Convention, aux hourras répétés de la multitude, d'assez nombreux députés murmurent, mécontents d'avoir attendu. « Il fait le roi », disent certains. Lui cependant quitte son fauteuil et monte à la tribune. Il prononce un discours où il invoque l’Etre Suprême et invite l'assistance à lui rendre hommage. A la fin, loin d'annoncer, comme certains l'espéraient, qu'une ère d'apaisement va commencer, Robespierre laisse tomber une phrase menaçante : « Demain, reprenant nos travaux, nous combattrons encore les vices et les tyrans. »
Les chanteurs des sections, qui ont reçu la veille une leçon de plusieurs artistes de l'Opéra dirigés par Méhul, entonnent l'hymne de Gossec
Ces chœurs, soutenus par les musiciens de Sarrette, sont d'un effet majestueux. Le président de la Convention cependant, muni par l'artificier d'une lance à feu, s'approche du bûcher et l'Athéisme, la Discorde, l'Ambition s'effondrent dans les flammes pour laisser apparaître la statue de la Sagesse. O disgrâce ! ladite Sagesse, mal protégée de la fumée, ne présente qu'une face noircie qui fait rire la foule et ne la dispose pas assez à renoncer aux faux dieux. Encadrée par les sections, la Convention alors se forme en cortège autour d'un char traîné par huit taureaux aux cornes dorées et portant les «instruments des arts et des métiers de la France». En tête marche Robespierre. Sur son passage les applaudissements ne cessent pas, au grand dépit de ses collègues qui, le suivant, laissent peu à peu augmenter la distance qui les en sépare, afin de lui prêter un aspect souverain bien propre, dans ce temps d'égalité jalouse, à choquer les esprits.
Dans son bel habit bleu, un gros bouquet de fleurs et d'épis à la main, la tête levée avec orgueil, Robespierre se sent au sommet de sa vie. Pourtant derrière lui il peut entendre' par intervalles, quand les acclamations cessent, des quolibets, des injures, des menaces, jaillis des rangs des députés. Lecointre, très violent, lui crache son mépris. Bourdon de l'Oise crie : «La roche Tarpéienne n'est pas loin ! » Un autre, Thirion ou Merlin de Thionville : «Il y a encore des Brutus !»
Au son des trompettes et des tambours, le cortège s'allonge ainsi vers la place de la Révolution puis, par les Invalides, jusqu'au Champ-de-Mars. Là a été dressée une symbolique Montagne surmontée d'un arbre de la Liberté où viennent se presser Conventionnels, 'musiciens, délégués des sections. On y exécute un nouvel hymne à l’Etre Suprême devant la foule accumulée. Les jeunes filles lancent des fleurs vers le ciel, les hommes tirent leurs sabres et jurent de ne les remettre au fourreau qu'après avoir sauvé la Patrie. Les pères les bénissent avec majesté. Spectacle bien réglé, beau dans une emphase qu'on veut croire imitée de l'antique, et qu'ennoblissent la pureté et l'éclat de l'air. Cinquante coups de canons annoncent la fin de la cérémonie.
Le soir, rentré chez les Duplay, Robespierre, que les sarcasmes de ses collègues ont blessé au milieu de son triomphe, demeure assombri :
- Vous ne me verrez plus longtemps, dit-il à ses amis.

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