Du sang, encore du sang - Fête de l’Etre Suprême
Le
sang dans aucun pays, aucune époque, n'a jamais cessé d'appeler le
sang. La semence est trop chaude pour n'être pas féconde. Sang du
Champ-de-Mars, sang des massacrés de Septembre, sang du roi, sang de
Marat, sang de Charlotte Corday, de la reine, de tant d'autres, célèbres
ou inconnus, ce n'est point assez, il en faut davantage, il en faut
toujours. Sitôt les Dantonistes disparus, le Comité de Salut public se
basant sur les dénonciations du misérable Laflotte, invente, une
conspiration des prisons et y enfourne pêle-mêle Chaumette, l'évêque
Gobel, la veuve d'Hébert, Lucile Desmoulins, les généraux Beysder et
Dillon, le député Simon et dix-neuf autres comparses, dont la plupart se
voient pour la première fois.
Le
1er floréal (20 avril 1794) vingt-quatre présidents ou conseillers des
anciens parlements de Paris et de Toulouse, parmi lesquels Rosambo, Molé
de Champlâtreux, Lefèvre d'Ormesson (très malade, couché sur une
civière), passent devant le tribunal et sont condamnés. Malesherbes,
d'Esprémesnil, Le Chapelier et Thouret sont compris dans une autre
fournée de parlementaires et d'aristocrates qu'expédie le Tribunal
révolutionnaire le 3 floréal (12 avril).
Le
19 floréal (8 mai) vient le tour des anciens fermiers-généraux, qu'on
croit très riches et dont on veut confisquer les biens. L'illustre
Lavoisier, représenté comme une «sangsue du peuple», a beau demander au
Tribunal un sursis de quinze jours pour terminer une utile expérience,
le vice-président Coffinhal, pourtant médecin d'origine, lui répond: «La
République n'a pas besoin de savants, le cours de la justice ne peut
être suspendu. »
Mme
Elisabeth a été tirée du Temple le soir du 20 floréal (9 mai).
Transférée à la Conciergerie, elle paraît le lendemain au Tribunal;
Robespierre, qui a déjà imposé silence aux Hébertistes en novembre 1793
et fait ajourner son procès, semble avoir au Comité de Salut public
essayé cette fois encore de la préserver. Fouquier-Tinville demande la
mort pour elle et pour vingt - quatre personnes de conditions diverses
comme coupables de conspiration contre la République. Des aristocrates :
la vieille Mme de Senozan, sœur de Malesherbes, Mmes de Crussol, de
Laigle, de Montmorin, un Loménie de Brienne, deux abbés, des commerçants
et artisans, des domestiques; aucun, certes, n'a jamais conspiré.
Place
de la Révolution, Mme Elisabeth va s'asseoir avec les autres condamnés
sur un banc devant l'échafaud pour attendre son tour. Elle doit mourir
la dernière, étant «la plus coupable ». Cette princesse, de nature
déplaisante et d'esprit limité, revêt tout à coup un relief inattendu. A
l'appel de leur nom, chacun des condamnés vient s'incliner devant elle,
les femmes, dans une grande révérence de cour, les hommes, le genou
ployé. Elle incline la tête, sereine, les embrasse tous. Autour d'elle,
drôles et drôlesses hurlent et glapissent. Cette scène dure longtemps. A
la fin la sœur de Louis XVI monte à la guillotine. Quand le bourreau
veut l'attacher à la planche, il défait le petit fichu de mousseline qui
lui voile la gorge. Elle rougit violemment et dit: Au nom de votre
mère, monsieur, couvrez-moi... Il obéit. Et la princesse va rejoindre
ses courtisans funèbres.
Cependant
le gouvernement se heurte à des difficultés économiques croissantes.
Les indigents se multiplient, surtout dans les villes, par suite de la
montée continue des prix. Le Comité de Salut public relâche les mesures
excessives prises contre l'accaparement. Il essaie de ranimer par des
primes, des avances, des faveurs diverses, les industriels découragés.
Mais il se trouve devant une crise de la main-d’œuvre qualifiée. La
réquisition a prélevé 1.200.000 hommes, tant militaires que travailleurs
des fabrications de guerre ou employés aux charrois, devenus immenses.
Si les paysans, à qui l'on prend leurs garçons et leurs chevaux,
maugréent, les ouvriers mal nourris, astreints à des consignes strictes,
réclament à tout moment des hausses de salaires et refusent parfois
même le travail. Le Comité cède ou résiste selon les circonstances. Sa
raison dernière est dans l'envoi des meneurs au Tribunal
révolutionnaire.
Le
régime du maximum, pour les denrées comme pour les salaires, est à la
base de ce grand malaise, accru par un agiotage sans frein. Mais on
n'ose y toucher, de peur d'effondrer le fragile édifice économique et de
voir se déprécier davantage encore l'assignat. Chaque mois s'enfle la
circulation déjà énorme. En floréal les dépenses sont de deux cent
quatre-vingt-trois millions de francs contre quarante-quatre millions de
recettes, en messidor de deux cent soixante-cinq millions contre
trente-neuf millions. On a beau fermer la Bourse, saisir les devises,
fixer de façon arbitraire le taux des changes, le papier-monnaie ne
cesse de se déprécier. Cambon s'efforce d'ordonner le croissant
désordre. Non content d'avoir unifié les anciens emprunts de la
monarchie, par la création du Grand livre de la Dette publique, il
réduit et liquide la dette viagère sans se soucier des cris des
rentiers, désormais hostiles à la Révolution qui les a ruinés.
Le
Comité de Salut public a bien conscience de la pesanteur de sa tâche.
Mais il est soutenu par une foi si vive que, côtoyant à toute heure
l'abîme, il légifère et gouverne comme si l'avenir lui appartenait. Il
essaie de normaliser les cultures, il tente de nationaliser l'industrie
et le commerce, il favorise l'apprentissage, il s'efforce de répandre
l'instruction primaire malgré le manque d'instituteurs, il crée l'Ecole
de Mars où trois mille jeunes gens, venus de tous les districts de
France et vivant sous la tente dans la plaine des Sablons, se formeront
au métier militaire et donneront plus tard des officiers.
De
jour ni de nuit le Comité ne relâche son activité. Hérault de Séchelles
n'a pas été remplacé, Jean Bon Saint-André et Prieur de la Marne sont
souvent en mission. Les neuf membres restants se sont partagés en trois
groupes les « gens d'examen », c'est-à-dire les techniciens, Carnot,
Lindet et Prieur de la Côte d'Or travaillent dans leurs bureaux sans se
mêler d'autres affaires. Les «gens de la haute main», le Triumvirat
comme on les appelle aussi, Robespierre, Couthon et, lorsqu'il est à
Paris, Saint-Just dirigent le nouveau bureau de police générale et
manœuvrent l'esprit public. Les « gens révolutionnaires »,
Billaud-Varenne et Collot d'Herbois, continuent de régir l'intérieur.
Ils sont restés au fond Hébertistes. Le souriant Barère, toujours prêt à
dresser des rapports, proposer des décrets, parler devant la
Convention, est le Maître Jacques du Comité.
Les
arrêtés ne sont valables qu'après la signature de six membres. Mais ils
sont signés souvent sans examen, car la paperasse est immense et il est
admis que chaque membre du Comité a droit à la confiance de ses
collègues. Mesures économiques, lois civiles, actes extérieurs,
nécessités militaires, contrôle des représentants en mission, c'est
toute la pâte française, mêlée d'étranges levains, qu'il faut pétrir,
malaxer, jeter aux moules nouveaux où elle prendra forme. Dans cet amas
qui grossit avec les semaines et les mois, on devrait, pour garder
quelque clarté, classer, sérier par origine et par dates, mais dès lors
les idées se décomposent, les faits isolés perdent vie et couleur...
Ce
qui va demeurer pour l'esprit, c'est dans le vieux pavillon royal
l'élaboration sans répit, par des géants, d'une besogne gigantesque,
dont l'ampleur nous essouffle, la refonte dans le détail d'une société
entière dont la masse reste indifférente ou ennemie. « Il y avait, dira
plus tard Prieur de la Côte d'Or au fils de Carnot, des journées
tellement difficiles que, ne voyant aucun moyen de dominer les
circonstances, ceux qu'elles menaçaient le plus personnellement
abandonnaient leur sort aux chances de l'imprévu; et tout à coup un
incident, que nul n'aurait pu préparer, venait débrouiller le chaos; on
profitait rapidement de l'éclaircie. Nous avions fini par nous
accoutumer tellement à ces situations inextricables, que nous
poursuivions notre tâche journalière, pour ne pas laisser la machine en
souffrance, comme si nous avions eu toute une vie devant nous, lorsqu'il
était vraisemblable que nous ne verrions pas se lever le soleil du
lendemain.»
La
Convention médusée n'est plus qu'une chambre d'enregistrement qui, sauf
aux grands jours, réunit à peine une centaine de députés. Sans
opposition, sans critique, sur la demande impérieuse des Comités elle
accepte tout, vote tout. On y travaille de moins en moins. Pourtant
certaines commissions subsistent encore: celles notamment de
législation, de l'instruction publique, des finances, qui poursuivent
leur besogne dans l'obscurité et gardent leur utilité.
Le
lendemain de l'exécution de Chaumette, le z 5 germinal (i 4 avril), la
Convention a décidé que les restes de Jean-Jacques Rousseau seraient
portés au Panthéon. Robespierre, disciple fidèle du Genevois, s'est
chargé de présenter à la Convention le décret qui doit asseoir la
Révolution sur une base spirituelle et offrir au pays, pour remplacer
les fêtes chrétiennes interdites, des cérémonies civiques où seront
célébrés les dogmes de la morale nouvelle. Le 18 floréal, Maximilien
monte à la tribune et, élargissant la question, moins en politique qu'en
pontife expose les principes du déisme d'Etat. Applaudi avec
transports, il fait proclamer le spiritualisme officiel : «Le peuple
français reconnaît l'existence de l’Etre Suprême et l'immortalité de
l'âme. Il sera institué des fêtes pour rappeler l'homme à la poésie de
la Divinité et à la dignité de son être.»
Une première fête dédiée à l'Etre Suprême se déroulera à Paris le 20 prairial (8 juin 1794).
Elu
président de la Convention le 16 prairial, Robespierre doit à ce titre «
officier en chef »à la fête qui sera célébrée quatre jours plus tard.
Ses amis - et peut-être ses adversaires - ont été unanimes à lui ménager
ce triomphe. La cérémonie, ordonnée par David, grand maître des
cérémonies de la République, occupe Paris tout un mois. Depuis la Fête
de la Fédération, on n'a point fait de tels apprêts. Aux Tuileries un
amphithéâtre a été charpenté devant le pavillon de l'Horloge pour
recevoir la Convention. D'une haute tribune le président doit parler à
l'Assemblée et au peuple. En face, sur l'emplacement du grand bassin
s'élève un énorme bûcher, « monument où sont réunis, dit le programme
rédigé par David, tous les ennemis de la félicité publique»; le «monstre
désolant » de l'Athéisme les domine. Il est soutenu par l'Ambition,
l'Egoïsme, la Discorde et la Fausse Simplicité... Sur le front de ces
figures, on lit ces mots : « Seul espoir de l’Etranger. »
Le
20 prairial, le réveil sonne dans les sections à cinq heures. Le ciel
est splendide, transpercé de rayons. Les maisons sont ornées de
feuillages et de guirlandes, les rues jonchées de fleurs. A toutes les
fenêtres des drapeaux, des banderoles; les bateaux qui sillonnent la
Seine sont pavoisés.
A
huit heures le canon du Pont-Neuf appelle les sections au jardin des
Tuileries. Porteurs de branches de chêne, les hommes se placent sur la
terrasse des Feuillants, les femmes et les jeunes filles, vêtues de
blanc et chargées de roses, occupent la terrasse du bord de l'eau, les
adolescents sont massés dans l'allée centrale. Les députés peu à peu
garnissent les gradins de l'amphithéâtre. En costume de représentants,
la plupart tiennent à la main un bouquet d'épis et de fleurs.
Le
défroqué Vilate, juré au Tribunal révolutionnaire et fervent ami de
l'Incorruptible, rencontre celui-ci dans la salle de la Liberté.
Robespierre lui a fait donner un logement au pavillon de Flore. Vilate
l'invite à déjeuner chez lui. De ses fenêtres il jouira du coup d’œil.
Maximilien accepte. Il est vêtu d'un habit d'un bleu tirant sur le
violet et d'une culotte de basin. Il porte jabot et manchettes et, comme
d'habitude, a les cheveux soigneusement poudrés. Il mange peu. Son
appétit a toujours été médiocre. Par instants, il va regarder à la
croisée la foule qui ondoie joyeuse sous le soleil. Son visage est
adouci, chauffé par une émotion sincère: « L'univers est ici rassemblé,
s'écrie-t-il. O Nature, que ta puissance est sublime et délicieuse !
Comme les tyrans doivent pâlir à l'idée de cette fête ! »
Il
est temps pour lui de rejoindre ses collègues, mais les membres du
Tribunal révolutionnaire doivent venir chez Vilate pour voir la fête.
Robespierre s'attarde une demi-heure, désireux de retrouver parmi eux
plusieurs amis. Quand il gagne l'amphithéâtre de la Convention, aux
hourras répétés de la multitude, d'assez nombreux députés murmurent,
mécontents d'avoir attendu. « Il fait le roi », disent certains. Lui
cependant quitte son fauteuil et monte à la tribune. Il prononce un
discours où il invoque l’Etre Suprême et invite l'assistance à lui
rendre hommage. A la fin, loin d'annoncer, comme certains l'espéraient,
qu'une ère d'apaisement va commencer, Robespierre laisse tomber une
phrase menaçante : « Demain, reprenant nos travaux, nous combattrons
encore les vices et les tyrans. »
Les
chanteurs des sections, qui ont reçu la veille une leçon de plusieurs
artistes de l'Opéra dirigés par Méhul, entonnent l'hymne de Gossec
Ces
chœurs, soutenus par les musiciens de Sarrette, sont d'un effet
majestueux. Le président de la Convention cependant, muni par
l'artificier d'une lance à feu, s'approche du bûcher et l'Athéisme, la
Discorde, l'Ambition s'effondrent dans les flammes pour laisser
apparaître la statue de la Sagesse. O disgrâce ! ladite Sagesse, mal
protégée de la fumée, ne présente qu'une face noircie qui fait rire la
foule et ne la dispose pas assez à renoncer aux faux dieux. Encadrée par
les sections, la Convention alors se forme en cortège autour d'un char
traîné par huit taureaux aux cornes dorées et portant les «instruments
des arts et des métiers de la France». En tête marche Robespierre. Sur
son passage les applaudissements ne cessent pas, au grand dépit de ses
collègues qui, le suivant, laissent peu à peu augmenter la distance qui
les en sépare, afin de lui prêter un aspect souverain bien propre, dans
ce temps d'égalité jalouse, à choquer les esprits.
Dans
son bel habit bleu, un gros bouquet de fleurs et d'épis à la main, la
tête levée avec orgueil, Robespierre se sent au sommet de sa vie.
Pourtant derrière lui il peut entendre' par intervalles, quand les
acclamations cessent, des quolibets, des injures, des menaces, jaillis
des rangs des députés. Lecointre, très violent, lui crache son mépris.
Bourdon de l'Oise crie : «La roche Tarpéienne n'est pas loin ! » Un
autre, Thirion ou Merlin de Thionville : «Il y a encore des Brutus !»
Au
son des trompettes et des tambours, le cortège s'allonge ainsi vers la
place de la Révolution puis, par les Invalides, jusqu'au Champ-de-Mars.
Là a été dressée une symbolique Montagne surmontée d'un arbre de la
Liberté où viennent se presser Conventionnels, 'musiciens, délégués des
sections. On y exécute un nouvel hymne à l’Etre Suprême devant la foule
accumulée. Les jeunes filles lancent des fleurs vers le ciel, les hommes
tirent leurs sabres et jurent de ne les remettre au fourreau qu'après
avoir sauvé la Patrie. Les pères les bénissent avec majesté. Spectacle
bien réglé, beau dans une emphase qu'on veut croire imitée de l'antique,
et qu'ennoblissent la pureté et l'éclat de l'air. Cinquante coups de
canons annoncent la fin de la cérémonie.
Le
soir, rentré chez les Duplay, Robespierre, que les sarcasmes de ses
collègues ont blessé au milieu de son triomphe, demeure assombri :
- Vous ne me verrez plus longtemps, dit-il à ses amis.
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