Désastre de Varna et réorganisation de la Hongrie par Janos Hunyadi
Pourtant
une opération de cette ampleur s’avère nécessaire. Sans plus aucune
bande hussite dans le dos, les Hongrois vont l’organiser, sous la
houlette de leur nouveau roi polono-lithuanien, Vladislav Ier Jagellon
(en hongrois : Ulàszlo Ier),un jeune homme de 16 ans, qui n’a pas l’aval
des héritiers de Sigismond... Vladislav veut conjurer le danger turc
qui menace en permanence les provinces méridionales slaves du royaume
hongrois. Il attaque. Il arrive avec ses armées sur les côtes de la Mer
Noire, à Varna en Bulgarie. Nouvelle défaite : l’armée hongroise,
composée de magnats, de nobles et de féodaux, est écrasée le 10 novembre
1444 ; le jeune Vladislav Ier, âgé de 20 ans, tombe les armes à la main
face aux armées du sultan. Un nouveau martyr sacrifié pour la défense
de l’Europe. Il avait été trop impétueux, aveuglé par son idéalisme et
sa jeunesse.
Il
avait commis la même erreur que le Sire de Boucicaut à Nicopolis en
1396. Et pire : la flotte vénitienne de l’Amiral Lorédan, qui devait
embarquer les croisés à Varna pour les amener à Constantinople avant
l’arrivée des troupes ottomanes, s’était attardée. Manque de
coordination chez les Européens ! L’arrière-garde hongroise, commandée
par un petit hobereau transylvanien, Janos Hunyadi, est également
détruite mais Hunyadi s’échappe. Vu ses mérites et ses succès en Serbie
moravienne lors des campagnes de 1442-1444, il est nommé “Gubernator” de
Hongrie en attendant la majorité du futur roi Ladislas V, un Habsbourg,
protégé par le nouvel empereur germanique Frédéric III, père de
Maximilien Ier, le grand-père de Charles-Quint. Hunyadi est un excellent
chef de guerre, dont Sigismond admirait les talents. Et un bon
administrateur politique, qui va transformer la Hongrie en un État
militaire efficace, débarrassé des pesanteurs du système féodal. Il veut
faire des Hongrois, considérés encore comme des “sauvages” dans le
reste de l’Europe, les “athletae Christi”, les défenseurs et les
protecteurs de la chrétienté.
La
Hongrie est décrite aussitôt comme le rempart, la muraille, la
forteresse de l’Europe. Hunyadi se rend compte que le système féodal
traditionnel, basé sur les humeurs des barons, ne permet pas l’entretien
d’une armée permanente, capable de barrer la route aux Turcs. Il faut
une armée nombreuse, populaire, bien entraînée, correctement payée,
levée dans les masses paysannes, auxquelles il faut accorder des droits
et des protections. Le pape lui envoie pour adjoint un prédicateur
farouche, qui sait enflammer les esprits et faire accepter les réformes
indispensables : le Franciscain Giovanni di Capistrano. Sans l’aide de
Venise, qui a signé la paix avec le Sultan le 25 février 1446, Hunyadi
forme ses troupes et passe à l’attaque en 1456, 3 ans après la chute de
Constantinople, enlève Belgrade et conjure le danger turc pour 70 ans !
Mais une peste ôte la vie du “Gubernator” et du fougeux franciscain. Les
6 années et quelques mois du pouvoir tenu par Hunyadi et di Capistrano
ont fait de la Hongrie un État pré-moderne, une nation en armes, que
contesteront encore les “magnats”, au risque d’en détruire la pugnacité
face aux Ottomans.
Skanderbeg et Alphonse d’Aragon tiennent l’Albanie
La
Morée grecque (le sud du Péloponnèse actuel) était devenue le principal
môle de résistance byzantin mais la défaite hongroise de Varna n’avait
laissé aucun espoir aux Byzantins, malgré le passage au catholicisme
romain de l’empereur Jean VIII lors du Concile de Ferrara et malgré
l’Union de Florence de 1439, mettant théoriquement fin au schisme.
L’Église grecque n’acceptera pas cette Union, jettant par là même les
bases de dissensions civiles graves, qui mineront encore davantage
l’empire moribond et encerclé. Mourad ravage la Morée en 1446, y
installe un gouverneur pantin à sa dévotion. Les Hongrois ne sont pas
encore battus et il reste les Albanais de Skanderbeg, nom turc et nom de
guerre de Georges Castriota ou Kastriotis. Contrairement aux Hongrois
et à leur jeune roi polonais, le chef albanais — ancien janissaire formé
par les Turcs à la suite de l’enlèvement forcé des meilleurs garçons
des Balkans pour les dresser à la chose militaire — n’est pas vaincu en
1444 ; avant le désastre de Varna en novembre, il avait écrasé une armée
turque le 29 juin 1444, récoltant l’admiration de l’Europe entière :
celle du Pape Eugène IV, pontife pugnace et dépourvu des naïvetés ou de
l’avidité habituelles des hommes d’église, celle de Philippe le Bon, qui
concocte des projets de Croisade et celle, bien sûr du jeune Vladislav
de Hongrie. Skanderbeg est à l’époque l’un des espoirs de l’Europe
combattante.
Si
les Albanais avaient pu être présents à Varna, sans doute l’Europe
aurait-elle vaincu. Mais Skanderbeg veut faire alliance avec le Roi de
Naples, Alphonse d’Aragon et former un bloc hispano-italo-albanais
capable de verrouiller la Méditerranée et l’Adriatique. Ce projet
contrarie Venise qui s’y opposera, voulant garder seule le passage
hautement stratégique que représente le Canal d’Otrante. L’hostilité de
Venise donne un répit au Sultan : Skanderbeg, Alphonse d’Aragon et le
Serbe Georges Brankovic tournent leurs forces contre Venise et
l’affrontent pendant 2 ans, en 1447 et 1448. Il naîtra de cette guerre
une méfiance entre Aragonais (puis Espagnols au XVIe siècle) et
Vénitiens qui durera jusqu’à Lépante. Hongrois, Serbes de Brankovic et
Albanais de Skanderbeg, allié aux Aragonais, Napolitains et Siciliens
d’Alphonse d’Aragon constituent un bloc solide, qui barre aux Turcs la
route de l’Adriatique et du Canal d’Otrante, voie maritime fort étroite
entre les péninsules balkanique et italique. Cette alliance mobilise de
nombreuses forces ottomanes : celles-ci tiennent les Hongrois en échec
en 1448 dans la plaine du Kosovo, à l’endroit même où Lazare avait été
vaincu. En 1450, les tentatives turques d’enlever la forteresse de Croïa
en Albanie se soldent par un cuisant échec : Skanderbeg est victorieux.
Cette pression hungaro-albanaise a réussi à donner du répit à
Constantinople et a protégé l’Italie et Venise, malgré elle.
La chute de Constantinople, de la Morée et de Trébizonde : fin de la civilisation byzantine
Les
querelles religieuses ne cessent plus de miner Byzance et la Morée.
Certains Grecs préfèrent le “turban du sultan” aux “chapeaux des
cardinaux” romains. Le 12 décembre 1452, le nouveau Basileus Constantin
XI Dragasès impose par une grand messe tenue à Sainte Sophie l’Union
avec l’église de Rome. Cette Union suscite la furie des prêtres grecs
hostiles à toute réconciliation avec Rome. Face à la situation, Mehmed
II, fin stratège, attaque en Albanie pour empêcher Skanderbeg et
Alphonse d’Aragon de porter secours à Constantinople. Les Albanais sont
vainqueurs, à la veille de la chute de la ville. De mars à août 1452,
Mehmed II fait construire la forteresse de Rouméli-Hissar à l’endroit où
le Bosphore est le plus étroit, permettant ainsi aux canons turcs
d’empêcher tout trafic et donc tout secours naval sur la voie d’eau.
Deux navires vénitiens, apportant du blé de la Mer Noire, sont coulés
devant Rouméli-Hissar. Tous les liens avec le littoral de la Mer Noire
sont rompus. La ville est isolée. Louis Bréhier nous rappelle que le
siège commence dès février 1453 par l’occupation de toutes les places
grecques défendant l’accès à la ville. Les banlieues sont ravagées et
l’investissement proprement dit débute entre le 2 et le 6 avril 1453.
Les Ottomans de Mehmet II le Conquérant prennent Constantinople le 29 mai 1453. Le Basileus meurt les armes à la main. Un chroniqueur demeuré inconnu écrit :
« L’empereur grec se défendit bravement et résista aux païens, tant et si bien, qu’ils le laissèrent. Et c’est en ce lieu qu’il fut tué. Un janissaire lui trancha la tête, alors qu’il était déjà mort, l’emmena et la porta aux pieds du sultan et dit : ‘Heureux seigneur, tu vois là la tête du pire de tes ennemis’. Le sultan demanda alors à un prisonnier, un ami de l’empereur grec nommé Andreas, de qui était cette tête. Andreas répondit : ‘C’est la tête de notre empereur, de notre seigneur’ ».
La ville
est livrée au pillage, d’atroces massacres ont lieu, le Sultan entre
dans Sainte Sophie et foule le maître-autel aux pieds. Après Byzance, la
Morée tombe aux mains de Mehmed II, à l’exception de la place de
Monemvasia qui restera vénitienne jusqu’en 1540. L’État de Trébizonde
suit en 1461, malgré son alliance avec Ouzoun-Hassan, chef de la Horde
turque du Mouton Blanc, qui a épousé la sœur du Basileus de Trébizonde,
Theodora Comnène. Mais les troupes d’Ouzoun-Hassan sont battues par les
Ottomans et contraintes d’accepter une paix fort humiliante. David,
dernier empereur de Trébizonde, est exilé. Theodora ne désarme pas :
elle enjoint en 1467 David et les siens d’envoyer un de leurs fils à la
cour des Moutons Blancs, pour qu’avec leur appui il redevienne Basileus
de Trébizonde. Mehmed II l’apprend et, furieux, ramène la famille exilée
à Constantinople, veut les obliger à se convertir ; devant leur refus,
il fait décapiter David et ses 7 fils. Louis Bréhier écrit, pour
terminer son livre magnifique sur l’histoire byzantine : « Par
l’héroïsme avec lequel il accepta le martyr, le dernier Basileus de
Trébizonde se montra digne du dernier Basileus de Constantinople ». La
civilisation byzantine venait d’expirer sans plus aucun espoir de
renaissance. Les Turcs ottomans sont désormais face aux forces
disparates de la Rome d’Occident, divisée en puissances antagonistes.
Ils espèrent pouvoir appliquer à leur profit le plan de reconquête mis
en œuvre par Justinien, 900 ans auparavant.
Mehmet
II continue à accroître sa puissance : de 1456, année où les Hongrois
de Hunyadi reprennent Belgrade, à 1480, il avance ses pions dans les
Balkans et, de 1463 à 1479, il entre en guerre avec Venise, qui n’avait
pas voulu faire cause commune avec les Albanais de Skanderbeg et
Alphonse d’Aragon. Le Sultan profite de toutes les dissensions entre
puissances chrétiennes, selon des stratégies éprouvées depuis les tout
premiers succès des Osmanlis d’Othman et d’Orhan. Les Turcs chassent
ensuite les Génois de la Mer Noire : le ressort principal du commerce
médiéval se voit ainsi brisé. On avait coutume de dire à l’époque :
“Amène n’importe quelle marchandise dans la Mer Noire (ou en Crimée) et
tu es sûr qu’elle sera vendue”. En effet, les caravanes mongoles
venaient les y chercher et les amenaient vers les camps de yourtes des
grands khans, vers la Perse, l’Inde et la Chine.
La
double chute de Constantinople et de Trébizonde, avant la découverte de
l’Amérique et le contournement de l’Afrique par les Portugais, isole
l’Europe, la coupe des immensités asiatiques et des débouchés qu’elles
autorisent, la condamne à n’être plus qu’un petit promontoire acculé à
un océan immense ne menant apparemment nulle part, sauf pour quelques
pêcheurs de morues, scandinaves ou normands, initiés aux vieilles routes
vikings menant au Groenland et au Labrador. La Hongrie, elle, résiste,
forme un verrou et protège le cœur germanique et alpin de l’Europe. Le
Sultan ne peut pas menacer Vienne, tant que les Hongrois tiennent
Belgrade. En 1472, Venise, alliée au Pape et au Royaume de Naples, lance
une vigoureuse contre-offensive : la flotte de la Sérénissime,
commandée par Pietro Mocenigo, et celle du Saint Siège, commandée par le
Cardinal Caraffa, attaque Satalia et Smyrne, qui est pillée. Les
Européens restent maîtres de la mer et, sur terre, règne le statu quo, grâce à la bonne organisation des défenses hongroises.
Premier siège de Rhodes et prise d’Otrante
Le
dernier quart du XVe siècle n’est pas aussi glorieux pour les Ottomans.
Ceux-ci décident toutefois de 2 coups de force en 1480. En mars, Mehmed
II attaque Rhodes parce que les Chevaliers, par leur présence et par
leurs initiatives, lui contestent la maîtrise de la mer. Le siège dure
plusieurs mois, mais c’est l’échec. Les Chevaliers résistent. Rhodes
tient. L’Europe garde son bastion et sa base dans le bassin oriental de
la Méditerranée. En août, 90 galères turques, flanquées de 20 navires de
transport, attaquent le port d’Otrante, en Apulie, dans le talon de la
botte italique, là où l’Adriatique est la plus étroite, une largeur de
75 km. à peine. Après 2 semaines de siège, la ville tombe, le 11 août.
Ses défenseurs ont été héroïques mais trop peu nombreux pour faire face à
une armée ottomane que les sources estiment entre 18.000 et 100.000
hommes. De plus, la garnison d’Otrante ne disposait pas d’artillerie.
Malgré sa faiblesse, elle avait refusé la reddition immédiate. Elle est
livrée au pillage et au massacre. L’archevêque Stefano Pendinelli est
massacré sur le maître-autel de la cathédrale. Après la ville, les
campagnes environnantes subissent un sort tout aussi cruel.
Les
Ottomans disposent d’une tête de pont en Italie et cherchent très
vraisemblablement à prendre la “pomme rouge”, c’est-à-dire Rome, de
façon à ce que Mehmed II soit l’héritier des 2 empires romains, ce qui
était son rêve. En même temps qu’elle constitue une tête de pont sur le
sol italien, Otrante verrouille l’Adriatique et permet de tenir Venise
en échec, de la couper de ses possessions dans le bassin oriental de la
Méditerranée. Mais l’Apulie, à l’époque, est possession aragonaise :
l’honneur hispanique est donc bafoué. Mehmet II vient, en violant le sol
italien, de se donner des ennemis implacables : les Aragonais, qui,
bientôt alliés aux Castillans, vont lutter sans relâche contre les
flottes turques, jusqu’à Lépante. Sitôt la chute d’Otrante connue, le
fils du roi Ferdinand, Alphonse, Duc de Calabre, marche à la tête d’une
armée vers Otrante, bien décidé à bloquer les Ottomans, qui promettent,
pour le printemps, l’arrivée d’une nouvelle armée de 120.000 hommes,
prête à conquérir, annoncent-ils, toute la péninsule italique.
L’inquiétude
est à son comble en Italie. La zizanie règne cependant entre les
nombreux états et villes-États d’Italie. Aucune décision claire et
tranchée n’émane de cette cacophonie d’intérêts contradictoires et de
jalousies mutuelles. Seul le Pape promet argent et renfort. Finalement,
les secours ne viendront que d’Espagne, mandés par les Rois catholiques,
Ferdinand et Isabelle. Mais le 3 mai 1481, avant le choc entre les 2
armées, Mehmet II meurt inopinément. Le Duc de Calabre reprend la ville
et tous les prisonniers turcs, qu’il y faits, sont envoyés aux galères.
Pour la première fois, des musulmans rameront sur les galères
européennes. En 1489, Venise prend possession de Chypre, dont la chute,
quelques mois avant Lépante, provoquera une volonté de résistance et
conduira à l’émergence de la “Sainte Ligue” de 1571.
Nous
arrivons au XVIe siècle. Le décor est déjà planté. Le binôme
Aragon-Castille, présent en Italie du Sud et en Sicile, est bien décidé à
ne plus tolérer d’opérations ottomanes en Apulie ou en Sicile, a fortiori
dans le bassin occidental de la Méditerranée. Venise entre en guerre
avec les Turcs en 1499 et subit plusieurs revers, à La Sapienza (au sud
de la Grèce actuelle) et dans la Baie de Navarin. Ensuite, lors de la
première bataille de Lépante, le 25 août 1499, la flotte vénitienne est
une nouvelle fois battue. En 1500, nouveaux revers en Grèce. Venise doit
faire appel à l’Espagne qui affronte les Turcs pour la première fois
dans une opération navale d’envergure : la flotte du Capitaine-Général
Gonzalo de Cordova entre en action à l’automne 1500 et taille quelques
solides croupières aux Turcs. Mais, en fin de compte, les Ottomans sont
victorieux : lorsque la paix est signée en août 1503, Venise doit
renoncer à toutes ses places fortes grecques. Les Ottomans possèdent
désormais une flotte capable de damer le pion aux Européens, de leur
contester au moins l’accès à la Méditerranée orientale. La France promet
des secours mais ne les envoie pas. Seule l’Espagne est décidée à en
découdre avec les Turcs. Mais elle doit avoir les mains libres en
Méditerranée occidentale et la débarrasser des pirates barbaresques.
L’Espagne passe à l’attaque en Afrique du Nord
La
future alliance de Lépante se dessine déjà à l’horizon, bien qu’elle
connaîtra bon nombre de lézardes au cours des 7 premières décennies du
XVIe siècle, dues à l’incapacité congénitale des Européens à faire front
commun sur le long terme contre un ennemi, qui, lui, a de la suite dans
les idées, une stratégie unitaire et un plan sur le très long terme. À
l’époque seuls les Espagnols et les Chevaliers de Rhodes conçoivent une
stratégie de même ampleur. Au moment même où les Vénitiens sont
contraints d’accepter les conditions du sultan et d’évacuer la plupart
de leurs bases grecques, les Chevaliers de Rhodes passent à l’attaque et
détruisent une flotte turque en août 1503, qui avait harcelé les côtes
de l’île que contrôlait leur Ordre de Saint-Jean. Pour affronter les
Ottomans sur la ligne Otrante/Malte et leur barrer la route de la
Méditerranée occidentale, les Espagnols doivent préalablement liquider
les flottes barbaresques qui écument le bassin occidental, razzient les
côtes espagnoles, italiennes et provençales, ainsi que les Baléares.
Une
fois le danger français éliminé en Italie en 1504, les Ibériques
passent à l’offensive en Afrique du Nord, sous l’impulsion d’un Cardinal
qui, assurément, préfère réfléchir aux meilleures stratégies navales
qu’aux arcanes fumeuses de la théologie : il s’appelle Francisco Ximenes
de Cisneros et est devenu Cardinal en 1507, par la grâce du pape Jules
II, pontife guerrier et protecteur des arts et de Michel-Ange. Deux ans
après sa nomination comme primat d’Espagne, Francisco Ximenes de
Cisneros décide une offensive de grande envergure en direction de
l’Afrique du Nord, dont les pirates ne cessent de menacer les côtes
espagnoles et italiennes. Le 18 mai 1509, les troupes hispaniques,
menées par le Cardinal en personne, prennent la ville d’Oran, qui,
depuis, en dépit de toutes les vicissitudes de l’histoire, revient de
droit à l’Espagne. Peut-être qu’un jour le drapeau “sang et or”
flottera-t-il à nouveau sur la ville ? Prions pour qu’alors, ce soit
pour l’éternité. L’armée espagnole ne prend pas seulement Oran, elle
prend aussi Bougie, après un débarquement dirigé par Pedro Navarro, et
enlève ensuite Tripoli en Libye, où elle installe une base qui demeurera
inexpugnable pendant quelques décennies. Elle ne peut pas aller plus
loin, malheureusement. Elle ne parvient pas à prendre pied à Djerba, au
large de la Tunisie. Elle doit lever le siège et une tempête détruit une
bonne partie de ses navires. Le Roi Ferdinand décide d’arrêter les
opérations en septembre 1511.
Les
Chevaliers de Rhodes prouvent qu’ils détiennent à l’époque la meilleure
intelligence géopolitique des enjeux. En 1510, ils détruisent une
flotte égyptienne à proximité d’Alexandrette. Immédiatement après leur
victoire sur mer, les Chevaliers débarquent dans le port et détruisent
tous les chantiers navals qui s’y trouvent parce qu’ils travaillaient à
armer une flotte mamelouk, destinée à lutter contre les Portugais en Mer
Rouge. Le contournement du bloc musulman par les Portugais était
l’entreprise stratégique de longue haleine la plus audacieuse de
l’Europe à l’époque. Elle avait commencé par les conquêtes de Henri le
Navigateur au XVe siècle, par la maîtrise de Madère, des Açores et des
Iles du Cap Vert. Les Portugais étaient maintenant bien présents dans
l’Océan Indien. Il ne fallait pas que leur présence y soit mise en
danger. Les Chevaliers y ont veillé en 1510. Aussitôt, bien évidemment,
les Turcs prennent conscience du danger mortel que représente leur
présence à Rhodes. Ils savent désormais qu’il est impératif pour eux de
prendre l’île.
Sélim Ier s’empare de la Syrie et de l’Égypte
En
1515, une flotte espagnole commandée par Don Luis de Requesens bat une
flotte barbaresque à proximité de l’île de Pantelleria. En 1516, les
Espagnols débarquent près d’Alger dans l’espoir de prendre la ville et
d’éliminer ainsi la principale base de la piraterie nord-africaine.
Aroudj Barberousse, principal capitaine des Barbaresques, les bat sur
terre et l’escadre est détruite par une tempête. Sélim Ier,
devenu Sultan à Constantinople en 1512, est, de fait, coincé entre un
Occident européen désuni, dont la principale puissance est désormais
l’Espagne, qui passe à l’offensive, et un Orient perse, hostile aux
Ottomans, parce qu’ils leur barrent la route vers la Méditerranée. Par
la force des choses, par les lois de la géographie, Sélim est devenu, en
dépit de ses origines et de ses références turques, l’héritier du
territoire de Byzance, faute d’être l’héritier de son esprit grec et
orthodoxe. En tant que tel, il affronte un ouest et un est, qui sont,
peu ou prou, les mêmes que ceux qu’affrontait Justinien,
géographiquement parlant du moins.
3
faiblesses marquent son empire si on le compare justement à celui de
Justinien : il ne franchit pas la ligne Otrante / Malte ; il n’a aucune
base d’appui sur le continent africain ; sa frontière orientale reste
très vulnérable, face à une Perse qui renait alors de ses cendres sous
l’impulsion du fondateur de la dynastie séfévide, Shah Ismail I.
Celui-ci s’empare en effet de l’Azerbaïdjan en 1501 et de Bagdad en
1509. Sur mer, le danger vénitien semble conjuré depuis la victoire
ottomane de 1503, mais l’Espagne, maîtresse du Royaume de Naples, de la
Sicile et de la Sardaigne, se montre très offensive en Méditerranée
occidentale. Si elle s’assure une domination non partagée dans cette
partie de la Grande Bleue, elle disposera de bases solides pour passer à
l’offensive en Méditerranée orientale, où l’Égypte des Mamelouks, en
pleine déliquescence, est le maillon faible du monde musulman voire une
proie potentielle pour une croisade arc-boutée sur Chypre et Rhodes.
Sélim
Ier n’a pas beaucoup de choix : il doit trancher, il doit faire la
guerre. Et il la veut. Il accuse les Égyptiens de favoriser les desseins
des Perses, en laissant des troupes perses passer en Anatolie, via les
terres de la Haute Mésopotamie que contrôlent les Mamelouks. En 1516 et
en 1517, à la suite de campagnes rondement menées et avec l’appui d’une
puissante artillerie dont ne disposent pas les Égyptiens, Sélim Ier
s’empare de la Syrie, de la Palestine et de l’Égypte, qui sont absorbées
dans l’empire ottoman. Le Caire fut pillé de fond en comble et Touman,
le successeur de Kansouh, Sultan d’Égypte, qui avait tenté de barrer la
route aux Ottomans victorieux est pendu le 13 avril 1517, après la
décollation de 3 à 4.000 Mamelouks, dont une soixantaine d’émirs.
L’ancienne élite est exterminée sans pitié et remplacée par une nouvelle
élite entièrement ottomanisée.
Les Barberousse s’emparent de l’Afrique du Nord par le fer et par le feu
Sélim
Ier, par des campagnes éclairs, s’est donné des atouts géopolitiques
majeurs : la frontière orientale est sécurisée ; l’Anatolie ne peut plus
être envahie par le sud ; toute la côte orientale de la Méditerranée
est sous domination ottomane et potentiellement fermée au commerce des
villes italiennes ; la puissance ottomane a pris pied en Afrique, de la
Mer Rouge à la Cyrénaïque. Le Sultan peut faire sa jonction historique
avec les Barbaresques et absorber dans l’orbe ottomane presque tous les
territoires nord-africains que Justinien avait conquis en commençant par
s’attaquer à la puissance maritime des Vandales, établis sur le
territorie de la Tunisie actuelle. Justinien avait reconquis le sud de
l’Espagne contre les Wisigoths : avec l’aide des Maures d’Afrique du
Nord, des pirates des côtes algériennes et des Morisques demeurés en
Espagne après 1492, il compte bien, lui aussi, s’y établir. Par tous les
moyens, y compris les moins délicats.
Les
Barberousse, une famille d’origine albanaise résidant au départ à
Mytilène, une île de l’Égée, vont passer du bassin oriental au bassin
occidental de la Méditerranée, conquérir sans ménagement l’Afrique du
Nord, y introduire des armées de janissaires ottomans et y affronter les
Espagnols. Virtuellement, par l’intermédiaire de cette famille, les
Ottomans s’emparent du Maghreb, sauf du Maroc. En 1516, les Barberousse
prennent Alger, qui est soumise au pillage et au viol. On n’est pas plus
tendre avec les musulmans d’Alger qu’on ne l’a été avec les chrétiens
d’Otrante en 1480 !
En
1517, c’est au tour de Tlemcen de subir un sort aussi peu enviable. Les
7 fils du roi local sont égorgés et leurs corps pendus aux remparts de
la ville. Les Espagnols les vengeront l’année suivante : Aroudj,
poursuivi, est rattrapé, tué et décapité. L’Oranie et les confins du
Maroc échappent à l’emprise des Barberousse et de l’empire ottoman. En
revanche, les Espagnols ne prennent pas Alger. Kheir-ed-Din Barberousse,
le dernier survivant de sa phratrie, défend la ville avec succès en
1518. En maîtrisant Alger et bientôt l’ensemble de la Tunisie, en
pacifiant par le fer et par le feu la Kabylie, en soumettant la
population autochtone à une régime d’une sévérité inouïe, Kheir ed-Din
reconstitue, en quelque sorte, le royaume maritime et corsaire du chef
vandale Genséric, et s’attaque aux côtes de la Sicile et de l’Italie.
En
1519, ils écument le littoral de la Provence. Ils ne trouvent pas
d’adversaire à leur taille. Les Musulmans sont maîtres du bassin
occidental avant même d’être les maîtres incontestés du bassin oriental.
En effet, Rhodes tient toujours, alors que Kheir ed-Din, à Alger, dame
le pion aux Espagnols qui ne peuvent pas encore aligner un capitaine
aussi intrépide. Sauf peut-être cet Andrea Doria qui, en 1519, protège
avec succès, pour le compte du roi de France, les côtes provençales. Il
refera parler de lui. En attendant, l’oumma dispose de meilleurs pions
en Méditerranée occidentale, avec les corsaires barbaresques, qu’en
Méditerranée orientale, parce que les Chevaliers de Rhodes y sont
toujours présents, alors que la plus grande puissance musulmane est
maîtresse de toutes les terres de l’Orient méditerranéen.
Soliman Ier le Magnifique s’empare de Rhodes
En attendant, fort des succès de Kheir ed-Din dans le bassin occidental, le nouveau Sultan, Soliman Ier,
bientôt surnommé le “Magnifique”, décide, à son tour, de passer à
l’offensive : en 1521, il s’empare de Belgrade, démantelant du même coup
le système de défense hongrois dans les Balkans. La frontière
méridionale de la Hongrie est “démembrée” pour reprendre le vocabulaire
de Richelieu et de Vauban. La voie est ouverte pour une invasion future.
Elle ne tardera pas. Soliman Ier ne règle pas tout de suite le compte
de ses ennemis hongrois. En juin 1522, il fait débarquer 300.000 hommes à
Rhodes, avec la ferme intention de détruire la base des Chevaliers,
afin d’être enfin maître de la Méditerranée orientale. Le siège va durer
6 mois. L’île de Rhodes a grosso modo la forme d’une ellipse,
disposée selon un axe nord-est / sud-ouest. La ville de Rhodes, et donc
sa principale forteresse, se trouve sur la pointe nord-est de l’île. Le
26 juin 1522, face aux troupes innombrables de Soliman, il y a seulement
700 chevaliers, 500 archers crétois et 1.500 mercenaires d’origines
diverses, auxquels se joignent bien entendu tous les habitants chrétiens
de l’île, mobilisés jusqu’au dernier homme. Cette maigre garnison a
toutefois l’avantage d’être à l’abri de murs réputés imprenables et
d’être dotée de réserves de munitions, d’eau et de nourriture
suffisantes. Le principal danger qui guettait les défenseurs étaient les
sapes des Ottomans, cherchant par tous les moyens à ébranler les
murailles de Rhodes, sans devoir donner un assaut qui coûterait
horriblement cher.
En
effet, en septembre déjà, les Chevaliers doivent constater que les
Turcs ont creusé une cinquantaine de tunnels sous les murailles de la
forteresse. Sous la direction d’un ingénieur militaire italien, Gabriele
Tadini, les assiégés parviennent très souvent à les détecter et les
mettre hors d’usage. Mais Tadini ne pouvait pas espérer gagner à tous
les coups. En septembre, une mine ottomane explose sous la section tenue
par les Chevaliers anglais, provoquant une brèche de 30 pieds (de 9 à
10 m.), dans laquelle tentent immédiatement de s’engouffrer les
premières troupes de Soliman. 2 heures de combats au corps à corps
s’ensuivent : les Chevaliers tiennent, les Ottomans doivent se retirer.
Ce sera quasiment le seul combat sur les remparts de Rhodes. Seul
l’épuisement des réserves fera fléchir les Chevaliers. Le lendemain du
jour de Noël, le Grand Maître Philippe de Villiers de l’Isle Adam
accepte la capitulation
et invite le Sultan à Rhodes même pour négocier les termes de la
reddition. Devant les portes de la ville, Soliman Ier congédie ses
gardes en leur disant : “Ma sécurité est garantie par la parole du Grand
Maître des Hospitaliers, ce qui est finalement plus sûr que toutes les
armées du monde”.
Le
1er janvier 1523, les Chevaliers quittent Rhodes pour la Crète :
Soliman Ier, dans un geste de magnanimité, leur a laissé la vie sauve et
ne les a pas réduits à l’esclavage. La chute de Rhodes est ressentie
comme une épouvantable catastrophe : en effet, Rhodes se trouve à
mi-chemin entre Constantinople et Le Caire, selon l’axe nord-sud, à
mi-chemin entre la Grèce et la Syrie, selon l’axe ouest-est. Pour
l’historien anglais Barnaby Rogerson : “Rhodes exerce une pression,
comme celle d’un pouce, sur les 2 artères des communications ottomanes”,
du moins depuis la double conquête de la Syrie et de l’Égypte. Pour
Soliman Ier, en effet, la présence des Chevaliers était devenue
intolérable, une question de survie, à laquelle il ne pouvait pas ne pas
répondre. Mais la question que tous se posent en Europe est la suivante
: où Soliman Ier va-t-il attaquer la prochaine fois ? Quels coups
terribles va-t-il bientôt infliger à la chrétienté européenne, déchirée
par le conflit qui oppose Charles-Quint à François Ier pour la maîtrise
du Milanais, de la plaine du Pô et de la fenêtre sur l’Adriatique
qu’elle offre ?
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