mercredi 4 avril 2012

7 octobre 1571 : Bataille de Lépante (3ème partie)


Désastre de Varna et réorganisation de la Hongrie par Janos Hunyadi
Pourtant une opération de cette ampleur s’avère nécessaire. Sans plus aucune bande hussite dans le dos, les Hongrois vont l’organiser, sous la houlette de leur nouveau roi polono-lithuanien, Vladislav Ier Jagellon (en hongrois : Ulàszlo Ier),un jeune homme de 16 ans, qui n’a pas l’aval des héritiers de Sigismond... Vladislav veut conjurer le danger turc qui menace en permanence les provinces méridionales slaves du royaume hongrois. Il attaque. Il arrive avec ses armées sur les côtes de la Mer Noire, à Varna en Bulgarie. Nouvelle défaite : l’armée hongroise, composée de magnats, de nobles et de féodaux, est écrasée le 10 novembre 1444 ; le jeune Vladislav Ier, âgé de 20 ans, tombe les armes à la main face aux armées du sultan. Un nouveau martyr sacrifié pour la défense de l’Europe. Il avait été trop impétueux, aveuglé par son idéalisme et sa jeunesse.
Il avait commis la même erreur que le Sire de Boucicaut à Nicopolis en 1396. Et pire : la flotte vénitienne de l’Amiral Lorédan, qui devait embarquer les croisés à Varna pour les amener à Constantinople avant l’arrivée des troupes ottomanes, s’était attardée. Manque de coordination chez les Européens ! L’arrière-garde hongroise, commandée par un petit hobereau transylvanien, Janos Hunyadi, est également détruite mais Hunyadi s’échappe. Vu ses mérites et ses succès en Serbie moravienne lors des campagnes de 1442-1444, il est nommé “Gubernator” de Hongrie en attendant la majorité du futur roi Ladislas V, un Habsbourg, protégé par le nouvel empereur germanique Frédéric III, père de Maximilien Ier, le grand-père de Charles-Quint. Hunyadi est un excellent chef de guerre, dont Sigismond admirait les talents. Et un bon administrateur politique, qui va transformer la Hongrie en un État militaire efficace, débarrassé des pesanteurs du système féodal. Il veut faire des Hongrois, considérés encore comme des “sauvages” dans le reste de l’Europe, les “athletae Christi”, les défenseurs et les protecteurs de la chrétienté.
La Hongrie est décrite aussitôt comme le rempart, la muraille, la forteresse de l’Europe. Hunyadi se rend compte que le système féodal traditionnel, basé sur les humeurs des barons, ne permet pas l’entretien d’une armée permanente, capable de barrer la route aux Turcs. Il faut une armée nombreuse, populaire, bien entraînée, correctement payée, levée dans les masses paysannes, auxquelles il faut accorder des droits et des protections. Le pape lui envoie pour adjoint un prédicateur farouche, qui sait enflammer les esprits et faire accepter les réformes indispensables : le Franciscain Giovanni di Capistrano. Sans l’aide de Venise, qui a signé la paix avec le Sultan le 25 février 1446, Hunyadi forme ses troupes et passe à l’attaque en 1456, 3 ans après la chute de Constantinople, enlève Belgrade et conjure le danger turc pour 70 ans ! Mais une peste ôte la vie du “Gubernator” et du fougeux franciscain. Les 6 années et quelques mois du pouvoir tenu par Hunyadi et di Capistrano ont fait de la Hongrie un État pré-moderne, une nation en armes, que contesteront encore les “magnats”, au risque d’en détruire la pugnacité face aux Ottomans.
Skanderbeg et Alphonse d’Aragon tiennent l’Albanie
La Morée grecque (le sud du Péloponnèse actuel) était devenue le principal môle de résistance byzantin mais la défaite hongroise de Varna n’avait laissé aucun espoir aux Byzantins, malgré le passage au catholicisme romain de l’empereur Jean VIII lors du Concile de Ferrara et malgré l’Union de Florence de 1439, mettant théoriquement fin au schisme. L’Église grecque n’acceptera pas cette Union, jettant par là même les bases de dissensions civiles graves, qui mineront encore davantage l’empire moribond et encerclé. Mourad ravage la Morée en 1446, y installe un gouverneur pantin à sa dévotion. Les Hongrois ne sont pas encore battus et il reste les Albanais de Skanderbeg, nom turc et nom de guerre de Georges Castriota ou Kastriotis. Contrairement aux Hongrois et à leur jeune roi polonais, le chef albanais — ancien janissaire formé par les Turcs à la suite de l’enlèvement forcé des meilleurs garçons des Balkans pour les dresser à la chose militaire — n’est pas vaincu en 1444 ; avant le désastre de Varna en novembre, il avait écrasé une armée turque le 29 juin 1444, récoltant l’admiration de l’Europe entière : celle du Pape Eugène IV, pontife pugnace et dépourvu des naïvetés ou de l’avidité habituelles des hommes d’église, celle de Philippe le Bon, qui concocte des projets de Croisade et celle, bien sûr du jeune Vladislav de Hongrie. Skanderbeg est à l’époque l’un des espoirs de l’Europe combattante.
Si les Albanais avaient pu être présents à Varna, sans doute l’Europe aurait-elle vaincu. Mais Skanderbeg veut faire alliance avec le Roi de Naples, Alphonse d’Aragon et former un bloc hispano-italo-albanais capable de verrouiller la Méditerranée et l’Adriatique. Ce projet contrarie Venise qui s’y opposera, voulant garder seule le passage hautement stratégique que représente le Canal d’Otrante. L’hostilité de Venise donne un répit au Sultan : Skanderbeg, Alphonse d’Aragon et le Serbe Georges Brankovic tournent leurs forces contre Venise et l’affrontent pendant 2 ans, en 1447 et 1448. Il naîtra de cette guerre une méfiance entre Aragonais (puis Espagnols au XVIe siècle) et Vénitiens qui durera jusqu’à Lépante. Hongrois, Serbes de Brankovic et Albanais de Skanderbeg, allié aux Aragonais, Napolitains et Siciliens d’Alphonse d’Aragon constituent un bloc solide, qui barre aux Turcs la route de l’Adriatique et du Canal d’Otrante, voie maritime fort étroite entre les péninsules balkanique et italique. Cette alliance mobilise de nombreuses forces ottomanes : celles-ci tiennent les Hongrois en échec en 1448 dans la plaine du Kosovo, à l’endroit même où Lazare avait été vaincu. En 1450, les tentatives turques d’enlever la forteresse de Croïa en Albanie se soldent par un cuisant échec : Skanderbeg est victorieux. Cette pression hungaro-albanaise a réussi à donner du répit à Constantinople et a protégé l’Italie et Venise, malgré elle.
La chute de Constantinople, de la Morée et de Trébizonde : fin de la civilisation byzantine
Les querelles religieuses ne cessent plus de miner Byzance et la Morée. Certains Grecs préfèrent le “turban du sultan” aux “chapeaux des cardinaux” romains. Le 12 décembre 1452, le nouveau Basileus Constantin XI Dragasès impose par une grand messe tenue à Sainte Sophie l’Union avec l’église de Rome. Cette Union suscite la furie des prêtres grecs hostiles à toute réconciliation avec Rome. Face à la situation, Mehmed II, fin stratège, attaque en Albanie pour empêcher Skanderbeg et Alphonse d’Aragon de porter secours à Constantinople. Les Albanais sont vainqueurs, à la veille de la chute de la ville. De mars à août 1452, Mehmed II fait construire la forteresse de Rouméli-Hissar à l’endroit où le Bosphore est le plus étroit, permettant ainsi aux canons turcs d’empêcher tout trafic et donc tout secours naval sur la voie d’eau. Deux navires vénitiens, apportant du blé de la Mer Noire, sont coulés devant Rouméli-Hissar. Tous les liens avec le littoral de la Mer Noire sont rompus. La ville est isolée. Louis Bréhier nous rappelle que le siège commence dès février 1453 par l’occupation de toutes les places grecques défendant l’accès à la ville. Les banlieues sont ravagées et l’investissement proprement dit débute entre le 2 et le 6 avril 1453. Les Ottomans de Mehmet II le Conquérant prennent Constantinople le 29 mai 1453. Le Basileus meurt les armes à la main. Un chroniqueur demeuré inconnu écrit :
« L’empereur grec se défendit bravement et résista aux païens, tant et si bien, qu’ils le laissèrent. Et c’est en ce lieu qu’il fut tué. Un janissaire lui trancha la tête, alors qu’il était déjà mort, l’emmena et la porta aux pieds du sultan et dit : ‘Heureux seigneur, tu vois là la tête du pire de tes ennemis’. Le sultan demanda alors à un prisonnier, un ami de l’empereur grec nommé Andreas, de qui était cette tête. Andreas répondit : ‘C’est la tête de notre empereur, de notre seigneur’ ».
La ville est livrée au pillage, d’atroces massacres ont lieu, le Sultan entre dans Sainte Sophie et foule le maître-autel aux pieds. Après Byzance, la Morée tombe aux mains de Mehmed II, à l’exception de la place de Monemvasia qui restera vénitienne jusqu’en 1540. L’État de Trébizonde suit en 1461, malgré son alliance avec Ouzoun-Hassan, chef de la Horde turque du Mouton Blanc, qui a épousé la sœur du Basileus de Trébizonde, Theodora Comnène. Mais les troupes d’Ouzoun-Hassan sont battues par les Ottomans et contraintes d’accepter une paix fort humiliante. David, dernier empereur de Trébizonde, est exilé. Theodora ne désarme pas : elle enjoint en 1467 David et les siens d’envoyer un de leurs fils à la cour des Moutons Blancs, pour qu’avec leur appui il redevienne Basileus de Trébizonde. Mehmed II l’apprend et, furieux, ramène la famille exilée à Constantinople, veut les obliger à se convertir ; devant leur refus, il fait décapiter David et ses 7 fils. Louis Bréhier écrit, pour terminer son livre magnifique sur l’histoire byzantine : « Par l’héroïsme avec lequel il accepta le martyr, le dernier Basileus de Trébizonde se montra digne du dernier Basileus de Constantinople ». La civilisation byzantine venait d’expirer sans plus aucun espoir de renaissance. Les Turcs ottomans sont désormais face aux forces disparates de la Rome d’Occident, divisée en puissances antagonistes. Ils espèrent pouvoir appliquer à leur profit le plan de reconquête mis en œuvre par Justinien, 900 ans auparavant.
Mehmet II continue à accroître sa puissance : de 1456, année où les Hongrois de Hunyadi reprennent Belgrade, à 1480, il avance ses pions dans les Balkans et, de 1463 à 1479, il entre en guerre avec Venise, qui n’avait pas voulu faire cause commune avec les Albanais de Skanderbeg et Alphonse d’Aragon. Le Sultan profite de toutes les dissensions entre puissances chrétiennes, selon des stratégies éprouvées depuis les tout premiers succès des Osmanlis d’Othman et d’Orhan. Les Turcs chassent ensuite les Génois de la Mer Noire : le ressort principal du commerce médiéval se voit ainsi brisé. On avait coutume de dire à l’époque : “Amène n’importe quelle marchandise dans la Mer Noire (ou en Crimée) et tu es sûr qu’elle sera vendue”. En effet, les caravanes mongoles venaient les y chercher et les amenaient vers les camps de yourtes des grands khans, vers la Perse, l’Inde et la Chine.
La double chute de Constantinople et de Trébizonde, avant la découverte de l’Amérique et le contournement de l’Afrique par les Portugais, isole l’Europe, la coupe des immensités asiatiques et des débouchés qu’elles autorisent, la condamne à n’être plus qu’un petit promontoire acculé à un océan immense ne menant apparemment nulle part, sauf pour quelques pêcheurs de morues, scandinaves ou normands, initiés aux vieilles routes vikings menant au Groenland et au Labrador. La Hongrie, elle, résiste, forme un verrou et protège le cœur germanique et alpin de l’Europe. Le Sultan ne peut pas menacer Vienne, tant que les Hongrois tiennent Belgrade. En 1472, Venise, alliée au Pape et au Royaume de Naples, lance une vigoureuse contre-offensive : la flotte de la Sérénissime, commandée par Pietro Mocenigo, et celle du Saint Siège, commandée par le Cardinal Caraffa, attaque Satalia et Smyrne, qui est pillée. Les Européens restent maîtres de la mer et, sur terre, règne le statu quo, grâce à la bonne organisation des défenses hongroises.
Premier siège de Rhodes et prise d’Otrante
Le dernier quart du XVe siècle n’est pas aussi glorieux pour les Ottomans. Ceux-ci décident toutefois de 2 coups de force en 1480. En mars, Mehmed II attaque Rhodes parce que les Chevaliers, par leur présence et par leurs initiatives, lui contestent la maîtrise de la mer. Le siège dure plusieurs mois, mais c’est l’échec. Les Chevaliers résistent. Rhodes tient. L’Europe garde son bastion et sa base dans le bassin oriental de la Méditerranée. En août, 90 galères turques, flanquées de 20 navires de transport, attaquent le port d’Otrante, en Apulie, dans le talon de la botte italique, là où l’Adriatique est la plus étroite, une largeur de 75 km. à peine. Après 2 semaines de siège, la ville tombe, le 11 août. Ses défenseurs ont été héroïques mais trop peu nombreux pour faire face à une armée ottomane que les sources estiment entre 18.000 et 100.000 hommes. De plus, la garnison d’Otrante ne disposait pas d’artillerie. Malgré sa faiblesse, elle avait refusé la reddition immédiate. Elle est livrée au pillage et au massacre. L’archevêque Stefano Pendinelli est massacré sur le maître-autel de la cathédrale. Après la ville, les campagnes environnantes subissent un sort tout aussi cruel.
Les Ottomans disposent d’une tête de pont en Italie et cherchent très vraisemblablement à prendre la “pomme rouge”, c’est-à-dire Rome, de façon à ce que Mehmed II soit l’héritier des 2 empires romains, ce qui était son rêve. En même temps qu’elle constitue une tête de pont sur le sol italien, Otrante verrouille l’Adriatique et permet de tenir Venise en échec, de la couper de ses possessions dans le bassin oriental de la Méditerranée. Mais l’Apulie, à l’époque, est possession aragonaise : l’honneur hispanique est donc bafoué. Mehmet II vient, en violant le sol italien, de se donner des ennemis implacables : les Aragonais, qui, bientôt alliés aux Castillans, vont lutter sans relâche contre les flottes turques, jusqu’à Lépante. Sitôt la chute d’Otrante connue, le fils du roi Ferdinand, Alphonse, Duc de Calabre, marche à la tête d’une armée vers Otrante, bien décidé à bloquer les Ottomans, qui promettent, pour le printemps, l’arrivée d’une nouvelle armée de 120.000 hommes, prête à conquérir, annoncent-ils, toute la péninsule italique.
L’inquiétude est à son comble en Italie. La zizanie règne cependant entre les nombreux états et villes-États d’Italie. Aucune décision claire et tranchée n’émane de cette cacophonie d’intérêts contradictoires et de jalousies mutuelles. Seul le Pape promet argent et renfort. Finalement, les secours ne viendront que d’Espagne, mandés par les Rois catholiques, Ferdinand et Isabelle. Mais le 3 mai 1481, avant le choc entre les 2 armées, Mehmet II meurt inopinément. Le Duc de Calabre reprend la ville et tous les prisonniers turcs, qu’il y faits, sont envoyés aux galères. Pour la première fois, des musulmans rameront sur les galères européennes. En 1489, Venise prend possession de Chypre, dont la chute, quelques mois avant Lépante, provoquera une volonté de résistance et conduira à l’émergence de la “Sainte Ligue” de 1571.
Nous arrivons au XVIe siècle. Le décor est déjà planté. Le binôme Aragon-Castille, présent en Italie du Sud et en Sicile, est bien décidé à ne plus tolérer d’opérations ottomanes en Apulie ou en Sicile, a fortiori dans le bassin occidental de la Méditerranée. Venise entre en guerre avec les Turcs en 1499 et subit plusieurs revers, à La Sapienza (au sud de la Grèce actuelle) et dans la Baie de Navarin. Ensuite, lors de la première bataille de Lépante, le 25 août 1499, la flotte vénitienne est une nouvelle fois battue. En 1500, nouveaux revers en Grèce. Venise doit faire appel à l’Espagne qui affronte les Turcs pour la première fois dans une opération navale d’envergure : la flotte du Capitaine-Général Gonzalo de Cordova entre en action à l’automne 1500 et taille quelques solides croupières aux Turcs. Mais, en fin de compte, les Ottomans sont victorieux : lorsque la paix est signée en août 1503, Venise doit renoncer à toutes ses places fortes grecques. Les Ottomans possèdent désormais une flotte capable de damer le pion aux Européens, de leur contester au moins l’accès à la Méditerranée orientale. La France promet des secours mais ne les envoie pas. Seule l’Espagne est décidée à en découdre avec les Turcs. Mais elle doit avoir les mains libres en Méditerranée occidentale et la débarrasser des pirates barbaresques.
L’Espagne passe à l’attaque en Afrique du Nord
La future alliance de Lépante se dessine déjà à l’horizon, bien qu’elle connaîtra bon nombre de lézardes au cours des 7 premières décennies du XVIe siècle, dues à l’incapacité congénitale des Européens à faire front commun sur le long terme contre un ennemi, qui, lui, a de la suite dans les idées, une stratégie unitaire et un plan sur le très long terme. À l’époque seuls les Espagnols et les Chevaliers de Rhodes conçoivent une stratégie de même ampleur. Au moment même où les Vénitiens sont contraints d’accepter les conditions du sultan et d’évacuer la plupart de leurs bases grecques, les Chevaliers de Rhodes passent à l’attaque et détruisent une flotte turque en août 1503, qui avait harcelé les côtes de l’île que contrôlait leur Ordre de Saint-Jean. Pour affronter les Ottomans sur la ligne Otrante/Malte et leur barrer la route de la Méditerranée occidentale, les Espagnols doivent préalablement liquider les flottes barbaresques qui écument le bassin occidental, razzient les côtes espagnoles, italiennes et provençales, ainsi que les Baléares.
Une fois le danger français éliminé en Italie en 1504, les Ibériques passent à l’offensive en Afrique du Nord, sous l’impulsion d’un Cardinal qui, assurément, préfère réfléchir aux meilleures stratégies navales qu’aux arcanes fumeuses de la théologie : il s’appelle Francisco Ximenes de Cisneros et est devenu Cardinal en 1507, par la grâce du pape Jules II, pontife guerrier et protecteur des arts et de Michel-Ange. Deux ans après sa nomination comme primat d’Espagne, Francisco Ximenes de Cisneros décide une offensive de grande envergure en direction de l’Afrique du Nord, dont les pirates ne cessent de menacer les côtes espagnoles et italiennes. Le 18 mai 1509, les troupes hispaniques, menées par le Cardinal en personne, prennent la ville d’Oran, qui, depuis, en dépit de toutes les vicissitudes de l’histoire, revient de droit à l’Espagne. Peut-être qu’un jour le drapeau “sang et or” flottera-t-il à nouveau sur la ville ? Prions pour qu’alors, ce soit pour l’éternité. L’armée espagnole ne prend pas seulement Oran, elle prend aussi Bougie, après un débarquement dirigé par Pedro Navarro, et enlève ensuite Tripoli en Libye, où elle installe une base qui demeurera inexpugnable pendant quelques décennies. Elle ne peut pas aller plus loin, malheureusement. Elle ne parvient pas à prendre pied à Djerba, au large de la Tunisie. Elle doit lever le siège et une tempête détruit une bonne partie de ses navires. Le Roi Ferdinand décide d’arrêter les opérations en septembre 1511.
Les Chevaliers de Rhodes prouvent qu’ils détiennent à l’époque la meilleure intelligence géopolitique des enjeux. En 1510, ils détruisent une flotte égyptienne à proximité d’Alexandrette. Immédiatement après leur victoire sur mer, les Chevaliers débarquent dans le port et détruisent tous les chantiers navals qui s’y trouvent parce qu’ils travaillaient à armer une flotte mamelouk, destinée à lutter contre les Portugais en Mer Rouge. Le contournement du bloc musulman par les Portugais était l’entreprise stratégique de longue haleine la plus audacieuse de l’Europe à l’époque. Elle avait commencé par les conquêtes de Henri le Navigateur au XVe siècle, par la maîtrise de Madère, des Açores et des Iles du Cap Vert. Les Portugais étaient maintenant bien présents dans l’Océan Indien. Il ne fallait pas que leur présence y soit mise en danger. Les Chevaliers y ont veillé en 1510. Aussitôt, bien évidemment, les Turcs prennent conscience du danger mortel que représente leur présence à Rhodes. Ils savent désormais qu’il est impératif pour eux de prendre l’île.
Sélim Ier s’empare de la Syrie et de l’Égypte
En 1515, une flotte espagnole commandée par Don Luis de Requesens bat une flotte barbaresque à proximité de l’île de Pantelleria. En 1516, les Espagnols débarquent près d’Alger dans l’espoir de prendre la ville et d’éliminer ainsi la principale base de la piraterie nord-africaine. Aroudj Barberousse, principal capitaine des Barbaresques, les bat sur terre et l’escadre est détruite par une tempête. Sélim Ier, devenu Sultan à Constantinople en 1512, est, de fait, coincé entre un Occident européen désuni, dont la principale puissance est désormais l’Espagne, qui passe à l’offensive, et un Orient perse, hostile aux Ottomans, parce qu’ils leur barrent la route vers la Méditerranée. Par la force des choses, par les lois de la géographie, Sélim est devenu, en dépit de ses origines et de ses références turques, l’héritier du territoire de Byzance, faute d’être l’héritier de son esprit grec et orthodoxe. En tant que tel, il affronte un ouest et un est, qui sont, peu ou prou, les mêmes que ceux qu’affrontait Justinien, géographiquement parlant du moins.
3 faiblesses marquent son empire si on le compare justement à celui de Justinien : il ne franchit pas la ligne Otrante / Malte ; il n’a aucune base d’appui sur le continent africain ; sa frontière orientale reste très vulnérable, face à une Perse qui renait alors de ses cendres sous l’impulsion du fondateur de la dynastie séfévide, Shah Ismail I. Celui-ci s’empare en effet de l’Azerbaïdjan en 1501 et de Bagdad en 1509. Sur mer, le danger vénitien semble conjuré depuis la victoire ottomane de 1503, mais l’Espagne, maîtresse du Royaume de Naples, de la Sicile et de la Sardaigne, se montre très offensive en Méditerranée occidentale. Si elle s’assure une domination non partagée dans cette partie de la Grande Bleue, elle disposera de bases solides pour passer à l’offensive en Méditerranée orientale, où l’Égypte des Mamelouks, en pleine déliquescence, est le maillon faible du monde musulman voire une proie potentielle pour une croisade arc-boutée sur Chypre et Rhodes.
Sélim Ier n’a pas beaucoup de choix : il doit trancher, il doit faire la guerre. Et il la veut. Il accuse les Égyptiens de favoriser les desseins des Perses, en laissant des troupes perses passer en Anatolie, via les terres de la Haute Mésopotamie que contrôlent les Mamelouks. En 1516 et en 1517, à la suite de campagnes rondement menées et avec l’appui d’une puissante artillerie dont ne disposent pas les Égyptiens, Sélim Ier s’empare de la Syrie, de la Palestine et de l’Égypte, qui sont absorbées dans l’empire ottoman. Le Caire fut pillé de fond en comble et Touman, le successeur de Kansouh, Sultan d’Égypte, qui avait tenté de barrer la route aux Ottomans victorieux est pendu le 13 avril 1517, après la décollation de 3 à 4.000 Mamelouks, dont une soixantaine d’émirs. L’ancienne élite est exterminée sans pitié et remplacée par une nouvelle élite entièrement ottomanisée.
Les Barberousse s’emparent de l’Afrique du Nord par le fer et par le feu
Sélim Ier, par des campagnes éclairs, s’est donné des atouts géopolitiques majeurs : la frontière orientale est sécurisée ; l’Anatolie ne peut plus être envahie par le sud ; toute la côte orientale de la Méditerranée est sous domination ottomane et potentiellement fermée au commerce des villes italiennes ; la puissance ottomane a pris pied en Afrique, de la Mer Rouge à la Cyrénaïque. Le Sultan peut faire sa jonction historique avec les Barbaresques et absorber dans l’orbe ottomane presque tous les territoires nord-africains que Justinien avait conquis en commençant par s’attaquer à la puissance maritime des Vandales, établis sur le territorie de la Tunisie actuelle. Justinien avait reconquis le sud de l’Espagne contre les Wisigoths : avec l’aide des Maures d’Afrique du Nord, des pirates des côtes algériennes et des Morisques demeurés en Espagne après 1492, il compte bien, lui aussi, s’y établir. Par tous les moyens, y compris les moins délicats.
Les Barberousse, une famille d’origine albanaise résidant au départ à Mytilène, une île de l’Égée, vont passer du bassin oriental au bassin occidental de la Méditerranée, conquérir sans ménagement l’Afrique du Nord, y introduire des armées de janissaires ottomans et y affronter les Espagnols. Virtuellement, par l’intermédiaire de cette famille, les Ottomans s’emparent du Maghreb, sauf du Maroc. En 1516, les Barberousse prennent Alger, qui est soumise au pillage et au viol. On n’est pas plus tendre avec les musulmans d’Alger qu’on ne l’a été avec les chrétiens d’Otrante en 1480 !
En 1517, c’est au tour de Tlemcen de subir un sort aussi peu enviable. Les 7 fils du roi local sont égorgés et leurs corps pendus aux remparts de la ville. Les Espagnols les vengeront l’année suivante : Aroudj, poursuivi, est rattrapé, tué et décapité. L’Oranie et les confins du Maroc échappent à l’emprise des Barberousse et de l’empire ottoman. En revanche, les Espagnols ne prennent pas Alger. Kheir-ed-Din Barberousse, le dernier survivant de sa phratrie, défend la ville avec succès en 1518. En maîtrisant Alger et bientôt l’ensemble de la Tunisie, en pacifiant par le fer et par le feu la Kabylie, en soumettant la population autochtone à une régime d’une sévérité inouïe, Kheir ed-Din reconstitue, en quelque sorte, le royaume maritime et corsaire du chef vandale Genséric, et s’attaque aux côtes de la Sicile et de l’Italie.
En 1519, ils écument le littoral de la Provence. Ils ne trouvent pas d’adversaire à leur taille. Les Musulmans sont maîtres du bassin occidental avant même d’être les maîtres incontestés du bassin oriental. En effet, Rhodes tient toujours, alors que Kheir ed-Din, à Alger, dame le pion aux Espagnols qui ne peuvent pas encore aligner un capitaine aussi intrépide. Sauf peut-être cet Andrea Doria qui, en 1519, protège avec succès, pour le compte du roi de France, les côtes provençales. Il refera parler de lui. En attendant, l’oumma dispose de meilleurs pions en Méditerranée occidentale, avec les corsaires barbaresques, qu’en Méditerranée orientale, parce que les Chevaliers de Rhodes y sont toujours présents, alors que la plus grande puissance musulmane est maîtresse de toutes les terres de l’Orient méditerranéen.
Soliman Ier le Magnifique s’empare de Rhodes
En attendant, fort des succès de Kheir ed-Din dans le bassin occidental, le nouveau Sultan, Soliman Ier, bientôt surnommé le “Magnifique”, décide, à son tour, de passer à l’offensive : en 1521, il s’empare de Belgrade, démantelant du même coup le système de défense hongrois dans les Balkans. La frontière méridionale de la Hongrie est “démembrée” pour reprendre le vocabulaire de Richelieu et de Vauban. La voie est ouverte pour une invasion future. Elle ne tardera pas. Soliman Ier ne règle pas tout de suite le compte de ses ennemis hongrois. En juin 1522, il fait débarquer 300.000 hommes à Rhodes, avec la ferme intention de détruire la base des Chevaliers, afin d’être enfin maître de la Méditerranée orientale. Le siège va durer 6 mois. L’île de Rhodes a grosso modo la forme d’une ellipse, disposée selon un axe nord-est / sud-ouest. La ville de Rhodes, et donc sa principale forteresse, se trouve sur la pointe nord-est de l’île. Le 26 juin 1522, face aux troupes innombrables de Soliman, il y a seulement 700 chevaliers, 500 archers crétois et 1.500 mercenaires d’origines diverses, auxquels se joignent bien entendu tous les habitants chrétiens de l’île, mobilisés jusqu’au dernier homme. Cette maigre garnison a toutefois l’avantage d’être à l’abri de murs réputés imprenables et d’être dotée de réserves de munitions, d’eau et de nourriture suffisantes. Le principal danger qui guettait les défenseurs étaient les sapes des Ottomans, cherchant par tous les moyens à ébranler les murailles de Rhodes, sans devoir donner un assaut qui coûterait horriblement cher.
En effet, en septembre déjà, les Chevaliers doivent constater que les Turcs ont creusé une cinquantaine de tunnels sous les murailles de la forteresse. Sous la direction d’un ingénieur militaire italien, Gabriele Tadini, les assiégés parviennent très souvent à les détecter et les mettre hors d’usage. Mais Tadini ne pouvait pas espérer gagner à tous les coups. En septembre, une mine ottomane explose sous la section tenue par les Chevaliers anglais, provoquant une brèche de 30 pieds (de 9 à 10 m.), dans laquelle tentent immédiatement de s’engouffrer les premières troupes de Soliman. 2 heures de combats au corps à corps s’ensuivent : les Chevaliers tiennent, les Ottomans doivent se retirer. Ce sera quasiment le seul combat sur les remparts de Rhodes. Seul l’épuisement des réserves fera fléchir les Chevaliers. Le lendemain du jour de Noël, le Grand Maître Philippe de Villiers de l’Isle Adam accepte la capitulation et invite le Sultan à Rhodes même pour négocier les termes de la reddition. Devant les portes de la ville, Soliman Ier congédie ses gardes en leur disant : “Ma sécurité est garantie par la parole du Grand Maître des Hospitaliers, ce qui est finalement plus sûr que toutes les armées du monde”.
Le 1er janvier 1523, les Chevaliers quittent Rhodes pour la Crète : Soliman Ier, dans un geste de magnanimité, leur a laissé la vie sauve et ne les a pas réduits à l’esclavage. La chute de Rhodes est ressentie comme une épouvantable catastrophe : en effet, Rhodes se trouve à mi-chemin entre Constantinople et Le Caire, selon l’axe nord-sud, à mi-chemin entre la Grèce et la Syrie, selon l’axe ouest-est. Pour l’historien anglais Barnaby Rogerson : “Rhodes exerce une pression, comme celle d’un pouce, sur les 2 artères des communications ottomanes”, du moins depuis la double conquête de la Syrie et de l’Égypte. Pour Soliman Ier, en effet, la présence des Chevaliers était devenue intolérable, une question de survie, à laquelle il ne pouvait pas ne pas répondre. Mais la question que tous se posent en Europe est la suivante : où Soliman Ier va-t-il attaquer la prochaine fois ? Quels coups terribles va-t-il bientôt infliger à la chrétienté européenne, déchirée par le conflit qui oppose Charles-Quint à François Ier pour la maîtrise du Milanais, de la plaine du Pô et de la fenêtre sur l’Adriatique qu’elle offre ?

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