mercredi 4 avril 2012

7 octobre 1571 : Bataille de Lépante (2ème partie)

Guerres intestines à Byzance et progrès des marins turcs en Égée
De 1321 à 1341, l’empire byzantin subit une succession de guerres civiles, où l’empereur, en tentant de mater en vain la révolte des Andronic, lève des mercenaires turcs qui interviennent en Thrace et dans les Balkans, découvrant ainsi la richesse de ces régions, qu’ils ne cesseront plus de convoiter. C’est dans le cadre de ce désordre permanent qu’Osman Ier s’empare de Boursa, ce qui lui permet d’occuper la zone d’Asie Mineure qui fait directement face à la Thrace et à Constantinople : elle est le passage obligé vers les Balkans. Avec Andronic III (1328-1341), devenu empereur, l’empire byzantin connaît un répit et consolide ses positions dans les Balkans. Mais cela ne dure pas : avec l’aide des Bulgares, Andronic III s’en prend aux Serbes du roi Étienne, dans l’espoir de contrôler toute la péninsule balkanique, jusqu’à l’Adriatique. En 1330, les Serbes, vainqueurs à Velbuzd / Kustendjil, élargissent les territoires sous leur contrôle et deviennent la principale puissance balkanique orthodoxe, dans un entrelacs conflictuel inter-orthodoxe, opposant Serbes, Bulgares et Byzantins. L’enjeu est de savoir si l’ensemble de la péninsule balkanique sera dominé depuis les Balkans occidentaux (Serbie et Épire / Albanie) ou par les Bulgares dont le territoire est ouvert sur les steppes d’Ukraine par la Dobroudja ou encore par les Byzantins. Cet enjeu a été ravivé lors de la guerre russo-turque de 1877-78, où la Bulgarie a retrouvé son indépendance, et lors des guerres balkaniques de 1912-13. L’empereur, après sa défaite de Velbuzd / Kustendjil, se retourne contre ses anciens alliés bulgares puis, seconde étape, tente de mettre les Albanais au pas, à l’aide de troupes turques...
Les visées balkaniques de Byzance, épuisée, empêchaient l’empereur Andronic III de contrecarrer l’avancée des “Osmanlis”, qui, au départ, formaient l’entité turque la plus faible d’Anatolie. Andronic III perd ainsi Nicée (Iznik) et Nicodémie (Izmit). Orhan, successeur d’Osman Ier, s’empare de Pergame, que possédait l’émir de Mysie. Andronic III n’intervient pas : il réserve toutes ses forces pour combattre les “ghazis” marins et pirates comme l’émir de Saroukhan ou Omour-beg (Omar), émir d’Aydin et maître de Smyrne ou encore, Khidr-beg d’Ephèse, qui ravagent l’Égée et s’attaquent tant aux Byzantins qu’aux Latins ou aux Vénitiens. En 1333, l’émir de Saroukhan, à la tête d’une flotte de 75 navires, attaque la Thrace, pille la ville de Samothrace et rembarque quand l’armée impériale s’approche des côtes. Mais les Turcs marins ne renoncent pas pour autant à leurs raids : ils débarquent à plusieurs reprises dans les environs immédiats de Constantinople. L’empire n’a pas les moyens de se doter d’une marine suffisamment forte pour purger l’Égée des pirates turcs. Venise propose une ligue des marines chrétiennes avec la bénédiction du Pape mais les Grecs ne veulent aucune concession religieuse tandis que Français et Anglais amorcent la Guerre de Cent Ans et ne se préoccupent plus de l’Orient. Le projet, intelligent, n’aura aucune suite. La discorde entre Européens ne permet pas d’affronter le danger mortel qui se pointe dans la Mer Égée.
Les Turcs prennent Gallipoli
En 1341, Andronic III meurt, laissant un enfant de 9 ans comme héritier légitime. Contre la veuve de l’empereur, Anne de Savoie, Jean Cantacuzène prend alors le contrôle de Byzance, avec l’appui des moines hésychastes (quiétistes). À la suite d’une longue guerre civile, une de plus, il se proclame empereur et appelle les zélotes sociaux-révolutionnaires, les Serbes, les Bulgares et les Seldjouks à son secours, alors qu’il avait contribué à les faire chasser de Thrace, en même temps que les pirates turcs. Battu plusieurs fois de suite par les soldats de l’impératrice, Jean Cantacuzène fait appel à Omour-beg de Smyrne, pour repousser les Serbes d’Étienne Douchan, fidèles à Anne de Savoie, et les Bulgares du Tsar Jean Alexandre. Malgré ces succès, Jean Cantacuzène est incapable de parachever ses victoires. Il doit alors faire appel à Orhan, qui répond favorablement : une première armée de 6.000 Turcs débarque en Thrace ; elle sera bientôt suivie par d’autres, comptant jusqu’à 20.000 hommes. Le nouvel empereur parvient à reconquérir l’Épire en 1349 mais, en 1354, les Turcs qui retournent en Bythinie, sont surpris par un tremblement de terre qui fait s’effondrer devant eux la forteresse grecque de Gallipoli. Ils s’installent dans les ruines et remettent la place forte en état. Les Turcs sont non seulement sur les rives de l’Égée, y entretiennent des flottes offensives mais possèdent désormais une forteresse-clef sur la rive européenne de la Mer de Marmara. Ils peuvent passer en Europe par le passage le plus aisé : aucun obstacle naturel ne les retient plus. L’année 1354 est donc une année fatidique pour l’Europe entière. Personne ne reprendra plus Gallipoli aux Turcs.
Les Turcs à Andrinople – L’émergence de l’empire serbe
Déjà présents en Thrace dans des garnisons au service de l’empereur byzantin, les Turcs d’Orhan contrôlent désormais l’accès de Byzance par l’Égée. L’empereur Jean VI négocie pour récupérer Gallipoli : Orhan lui répond qu’il “ne peut rendre ce qu’Allah lui a donné”. L’alliance est rompue. Le Turc est dans la place. Il peut passer en Thrace à sa guise. En 1362, les Osmanlis s’emparent d’Andrinople (Édirne) et en font leur capitale, à l’Ouest de Constantinople, aux confins de la Bulgarie. Le fait turc s’est bel et bien installé en Europe, face à une Byzance secouée de querelles et sans plus aucune assise territoriale solide. Le Basileus est de facto un vassal des Osmanlis. Il est reclus dans Constantinople, dont l’arrière-pays thrace est déjà largement turquisé.
Dès la prise d’Andrinople, le sort des autres puissances orthodoxes des Balkans était scellé. La Serbie avait acquis un statut de grande puissance entre 1331 et 1355 sous la férule d’Étienne Douchan, qui s’était proclamé “empereur des Serbes et des Grecs” à Skopje en 1346. À partir de 1349, ses états sont organisés à la byzantine, selon une codification nationale, la “Zakonik”. Les Hongrois ne répondent pas à ses appels à une croisade commune anti-turque. Sous son successeur, l’État qu’il avait construit se délite. La Bulgarie n’est pas mieux lotie. Elle se disloque également entre héritiers de Jean Alexandre et grands féodaux. L’empereur byzantin Jean V se brouille avec son fils Andronic : une nouvelle dissension affaiblit l’empire et les Turcs, avec une rouerie consommée, soutiennent tantôt un parti tantôt l’autre. Le tableau est donc noir, très noir ; un contemporain, Démétrius Cydonès, écrit en 1378 : “Tous ceux qui sont hors des murs de la ville (= Constantinople) sont asservis aux Turcs et ceux qui sont à l’intérieur succombent sous le poids des misères et des révoltes”. Les Hongrois n’en profitent pas pour unir sous leur égide les autres peuples balkaniques et cherchent par tous les moyens à mener une politique égoïste sans s’imaginer que le danger turc sera bien plus mortel !
Les Ottomans, établis à Andrinople, sont devenus de fait la principale puissance dans les Balkans. Ils vont le prouver. Sous le commandement de leur sultan Mourad, ils vont attaquer les villes de Serrès et de Thessalonique, toutes 2 gouvernées par Manuel, le fils favori de Jean V. Thessalonique se défendra pendant 4 ans, entre 1383 et 1387. Après la chute de la ville portuaire de la Mer Égée, toute la Macédoine est désormais aux mains des Osmanlis. De même, l’Épire, au Sud de l’Albanie actuelle, dont les clans, divisés par des vendettas immémoriales, s’étaient unis, mais trop tard, contre les Turcs. Les clans épirotes et albanais sont battus à Sawra en 1385, bon nombre d’entre eux passent à l’islam. Les Osmanlis sont tout près de l’Adriatique. Et cherchent, en toute bonne logique, à s’emparer des points stratégiques sur le Danube. Pour réussir cette entreprise et occuper ainsi la principale artère fluviale d’Europe, Mourad occupe les nœuds routiers de Sofia (1386) et de Nis (1387) qui mènent à l’Adriatique, à l’Égée et au Danube. Ce vieux réseau romain de routes terrestres mène aussi, il faut le savoir et se le rappeler, vers le cœur de l’Europe : vers Budapest (Aquincum), où se concentraient plusieurs légions pour défendre la “trouée de Pannonie” contre les invasions venues des Jeunes Carpathes et des Tatras ou de la plaine ukrainienne, vers Vienne (Vindobona) et, au delà de Vienne, vers l’Allemagne du Sud.
Cette partie de l’Allemagne actuelle, c’est-à-dire les antiques provinces romaines de la Raetia et du Noricum, avait été organisée par l’empereur Vespasien (69-79) ; il avait fait joindre le système routier du Rhin à celui du Danube en ordonnant la construction d’une route à travers le Kinzigtal (une vallée de la Forêt Noire). Le réseau de routes romaines relie donc la partie du Würtemberg baignée par le Danube aux régions qui lui sont limitrophes et constituent le cœur même de l’Europe : la Forêt Noire chère à Heidegger, l’Alsace et la Rhénanie. La tactique ottomane, dès le XIVe siècle, est de récupérer au profit des Osmanlis l’héritage de Byzance et de Rome. Le sultan Mehmed II se rend parfaitement compte qu’il est, par la force des choses, non seulement un prince guerrier turc dont les racines lointaines plongent au cœur de l’Asie centrale, mais aussi l’héritier de la Rome orientale, Byzance, et que cette Rome orientale a toujours aspiré à reprendre la Rome occidentale comme au temps du grand empereur byzantin Justinien (527-565) qui avait repris la Dalmatie, toute l’Italie, les îles de Corse, Sardaigne et Sicile, l’Afrique du Nord, de la Libye au Nord du Maroc actuel, et le Sud de l’Espagne, avec les Baléares. Le programme de Mehmed II, et de ses successeurs dont Soliman le Magnifique, est de refaire (au moins) l’empire de Justinien, en s’appuyant cette fois sur l’idée informelle d’une translatio Imperii ad Turcos.
La défaite serbe au Champ des Merles
Donc dès le moment où les Ottomans sont en Épire et ont occupé les nœuds routiers des Balkans méridionaux, les Serbes et les Bosniaques se rendent compte qu’ils seront les prochains dominos culbutés par la stratégie mise en œuvre par les Turcs, qui reprennent tout simplement à leur compte les projets de Justinien. Le Prince Lazare de Serbie et le Roi Tvrtko de Bosnie unissent leurs forces contre Mourad qui envoie un corps expéditionnaire en Bosnie. Les Turcs sont battus à Plochnik, Rudnik et Bilece (27 août 1388). Cette série de victoires, non décisives, entraîne une révolte généralisée dans les Balkans : Albanais, Bulgares et Valaques se serrent autour de Lazare, écrit l’historien français Louis Bréhier. Mourad aura pourtant le dernier mot : il bat d’abord les Bulgares de Sisman et, au printemps 1389, avance ses armées contre Lazare. Le choc a lieu le 15 juin 1389 au Kosovo, sur le “Champ des Merles”. Longtemps indécise, la bataille tourne au désavantage des Serbes, quand un prince balkanique, Vuk Brankovic, décide de quitter la bataille avec ses 12.000 cavaliers. Le Sultan est tué dans sa tente par un noble serbe, Obilic, et le pouvoir passe à Bayazid, dit le “Tonnerre” ou la “Foudre” (“Yildirim”). La dernière puissance balkanique autochtone est éliminée : l’ensemble des Balkans, à part quelques forteresses résiduaires au nord, est aux mains des Turcs. L’héroïsme des Serbes ne leur a pas donné la victoire : le souvenir douloureux de cette bataille est demeurée écrite en lettres de sang dans le cœur de chaque Serbe digne de ce nom. La terre du Kosovo est une terre sacrée pour les Serbes, le lieu de leur sacrifice suprême, de leur Golgotha : les événements de ces 2 dernières décennies l’ont amplement prouvé.
La bataille du 15 juin 1389 ne relève dès lors pas d’un passé résolument révolu pour le Serbe : elle est toujours présente, elle l’interpelle, il ne peut s’y dérober. Il doit encore et toujours venger Lazare : Peter Scholl-Latour rappelle qu’entre 1942 et 1944, les Tchetniks royalistes, premiers et farouches résistants aux occupations allemande, italienne, bulgare et hongroise, s’attaquaient systématiquement aux villages “turcs” (= musulmans) pour ramener les Balkans à la situation d’avant 1389 et de rétablir, in fine, l’empire de Stefan Dusan, qui aurait été restauré dans sa plénitude si Lazare avait vaincu au Champ des Merles. Le siège de Sarajevo, dans les années 90 du siècle dernier, relève aussi de cette volonté de re-slaviser et de re-christianiser le centre de la péninsule balkanique, en effaçant définitivement tous les souvenirs de la présence allochtone turque. Dans le camp musulman, on était tout aussi conscient de l’enjeu et on entendait manifester sa solidarité avec les habitants musulmans de Sarajevo : Tansu Ciller, premier ministre turc, et sa consœur pakistanaise Benazir Bhutto, rendront visite à la ville encerclée, sous la protection de militaires britanniques ou canadiens.
Les Hongrois aux premières loges
Après le désastre du “Champ des Merles”, les Hongrois sont aux premières loges : ils devinent sans trop d’efforts que l’objectif suivant est la maîtrise du “Moyen Danube” entre Szeged (Hongrie) et Belgrade (Serbie) selon l’axe nord-Sud et entre Osijek/Essig (Croatie) et Timisoara (Roumanie) selon l’axe ouest-est. Pour les Turcs, il s’agit, lors d’une prochaine étape, de maîtriser le système fluvial danubien dans une région-clef où confluent les eaux du grand fleuve et celles de la Save, de la Drave et de la Tisza. La Voïvodine, au nord de Belgrade, avec une forte minorité hongroise, demeure une pomme de discorde entre Serbes et Hongrois, comme pendant la seconde guerre mondiale, où cette région avait été annexée par la Hongrie. Osijek et Vukovar (sur la Drave et sur le Danube) ont d’ailleurs fait l’objet d’âpres combats entre Croates et Serbes dans les années 90, chacun des protagonistes essayant de maîtriser la plus grande portion possible de cette aire de confluences fluviales, stratégiquement capitale. La région n’a rien perdu de son importance stratégique. Au XIVe siècle, le roi de Hongrie, Louis Ier, dit le Grand, détricote le pouvoir des magnats, qui sont un frein à l’organisation efficace du pays, et favorise les villes. Il se rend compte de la menace. Au sud-est, tous ses voisins sont désormais vassaux des Ottomans, notamment sur le cours inférieur du Danube, en Valachie et en Moldavie, 2 territoires qui avaient été ouverts aux invasions pètchénègues (en 1048 et en 1171) et tatars (en 1285 avec Nogaï Khan). Aux mains des Turcs, elles risquent donc bien de redevenir des tremplins stratégiques pour une nouvelle invasion de la plaine hongroise et, partant, des régions européennes limitrophes, dont l’Autriche, la Dalmatie et l’Italie du Nord.
Dans l’optique des Hongrois, comme dans celle de l’empereur germanique Sigismond, il faut mettre un terme à cette situation problématique, qui fragilise très dangereusement le cœur de l’Europe, le tient à la merci d’invasions venues de la steppe ou des Balkans. Il faut, aux yeux de Sigismond, empereur de la Maison de Luxembourg et époux de la fille aînée de Louis Ier de Hongrie, créer, pour une branche de la famille, un grand empire slave au sud de la Hongrie, regroupant les Serbes et les Bulgares. Il persuade le Pape de prêcher une croisade en 1395. En France et dans les États bourguignons, les volontaires affluent. Jean de Nevers, futur Duc de Bourgogne sous le nom de “Jean-Sans-Peur”, prend la direction de l’expédition avec Jean de Vienne, un Franc-Comtois devenu Amiral de France, Jean Le Meingre dit “Boucicaut”, Maréchal de France, et Guillaume de La Trémoille, Maréchal de Bourgogne. L’armée franco-bourguignonne, flanquée de quelques nobles anglais, quitte Dijon et Montbéliard en avril 1396. Elle rejoint les Bavarois par la route longeant le Danube, arrive en juin à Vienne et en juillet à Buda en Hongrie. Là, un contingent polonais s’ajoute à la vaste armée en mouvement, ainsi que quelques Chevaliers de Rhodes, conduits par le grand-maître Philibert de Naillac. Avec l’armée hongroise de Sigismond, l’impressionnante cohorte européenne va s’avancer vers le Sud pour affronter les Turcs. L’objectif ? Prendre la place de Nicopolis sur le Danube (l’actuelle ville de Nikopol en Bulgarie) et en faire la base d’une reconquête de la Thrace, de la Bulgarie et des côtes de l’Égée, après avoir détaché la Valachie de la tutelle ottomane.
Le désastre de Nicopolis
Sigismond avait misé gros : il avait aliéné une bonne part de son héritage de la Maison de Luxembourg pour financer l’entreprise. Stratégiquement, il n’avait pas tort. Le plan était bon. Mais l’armée composite qui l’accompagne ne s’est pas donné la logistique adéquate, elle parade et s’amuse, chasse et dîne, court la gueuse et se querelle pour des prestiges futiles. Dans l’anthologie de la pensée stratégique de Gérard Chaliand, on trouve encore une description de cette sublime indiscipline, donnée en lecture aux officiers actuels comme exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Les Croisés assiègent Nicopolis dès le 12 septembre 1396. Mais Bayazid contre-attaque : le 24 septembre, il est déjà devant eux. Le choc est inévitable. Les Hongrois connaissent les stratégies des Turcs. Ils conseillent la prudence. Les chevaliers impétueux de la suite du Sire de Boucicaut veulent une attaque pleine de panache, une charge fatidique, comme celles qui avaient déjà fait la ruine de la vieille chevalerie française à Courtrai ou à Crécy. Ils n’écoutent pas les Hongrois. Ils chargent, lances hautes. Le sultan manœuvre et les enveloppe, après avoir sacrifié sa première ligne, écrasée par la fureur des Franco-Bourguignons. La défaite fut totale : elle est qualifiée, dans la langue de l’époque, de “mortelle déconfiture”. Sigismond parvient à peine à s’échapper. Le soir, c’est le massacre. Les chevaliers franco-bourguignons sont décapités les uns après les autres et leurs têtes empilées devant la tente du sultan, jusqu’à ce qu’un chevalier picard, le Sire de Heilly, sauve notamment Jean Sans Peur et Boucicaut, car, explique-t-il au sultan, ils peuvent rapporter de fortes rançons. Philippe le Hardi de Bourgogne paiera 700 kg d’or pour faire libérer son fils.
L’irruption de Tamerlan – vingt ans de répit pour l’Europe
Résultat du désastre de Nicopolis : l’empire des Slaves du Sud ne verra pas le jour. Les Turcs se voient consolidés dans leurs positions. Ils acquièrent la réputation d’être invincibles et gagnent ainsi la guerre psychologique sur leur front occidental : peu de princes oseront encore les affronter dans une expédition de l’ampleur de celle de Nicopolis. À l’est pourtant, un nouvel ennemi pointe à l’horizon, qui donnera à l’Europe une vingtaine d’années de répit. Timour le Boiteux ou Timour Leng ou Tamerlan venait d’envahir l’Iran et l’Irak actuels pour le compte de son Khan, maître de la Transoxiane [Ouzbékistan actuel]. Nous sommes en 1393, 3 ans avant Nicopolis. Au départ de cette base territoriale, celle de l’antique empire perse, il monte une armée permanente, destinée à remporter une campagne chaque année. En 1395, il s’attaque à la Horde d’Or qui gouverne le cours inférieur de la Volga, prend leur capitale Saraï et, surtout, s’empare de leur trésor. En 1398, 2 ans après Nicopolis, il s’avance vers l’Inde, pille Dehli, fait décapiter une bonne partie de la population, empile les têtes tranchées aux portes de la ville mise à sac.
Les Ottomans ne craignent rien : l’Inde est bien loin de l’Asie Mineure. Ils se trompent : Tamerlan entre en guerre avec les Mamelouks qui tiennent la Syrie et pille Damas et Alep. Et puis, sous un vague prétexte, c’est au tour des Ottomans de subir ses foudres : Bayazid accepte le défi, mobilise toutes ses troupes, y compris les vassaux serbes et quelques prisonniers européens de Nicopolis, dont l’écuyer bavarois Johannes Schiltberger, qui nous laissera un récit des événements. L’armée de Bayazid sera écrasée par les Tatars de Tamerlan, largement supérieurs en nombre, à Angora (Ankara) en 1402. Le sultan captif sera promené en Asie Mineure et assistera, impuissant, au détricotage complet de son œuvre d’unification en Anatolie : Tamerlan délie tous les vassaux turcs de Bayazid de leurs serments et reçoit la soumission des branches mineures des Osmanlis. Bayazid avait été très dur avec les petits chefs turcs d’Anatolie et avec l’émir de Karaman. Les vaincus tenaient ainsi leur revanche.
En 1404, Tamerlan retourne à Samarcande, sa capitale, pour préparer une invasion de la Chine. Il mourra en chemin et la Chine sera épargnée, elle ne connaîtra pas le sort effroyable de la Perse pré-timouride et de l’Inde ravagée. Pour l’historien écossais Colin McEvedy, il y a une certaine ironie dans le destin de Tamerlan : tous les empires qu’il a détruits étaient musulmans, alors qu’il se réclamait d’un islamisme rigoureux, et il n’a affronté des non musulmans qu’à 2 reprises : il a rançonné et saccagé la Géorgie à chaque passage, ruinant son statut de puissance chrétienne héritière de Byzance et il a délogé les Chevaliers de Rhodes de Smyrne qu’ils occupaient depuis 1344.
Guerres hussites et révoltes des derviches
Toutefois, les Ottomans se remettront bien vite des coups que leur avait portés Tamerlan. Ils parviennent à réunifier l’Asie Mineure sous leur égide, en restaurant les liens de vassalité qui les unissaient aux petits émirats de la région. Mais la transition dure tout de même 10 ans. Elle sera aussi une décennie de guerres fratricides entre les fils de Bayazid, dont il sort un vainqueur : Mehmed. Les Européens n’ont pas profité de cette déliquescence ottomane : l’alliance entre le pape et Sigismond, Empereur germanique et roi de Hongrie, demeure intacte mais elle reste tétanisée par le souvenir cuisant de Nicopolis. La France ne participe pas : elle est en pleine Guerre de Cent Ans et son roi refuse de recevoir un prélat mandaté par le Pape pour lancer une éventuelle croisade. L’Angleterre est également embourbée dans le conflit, même si celui-ci connaît une période plus calme avant Azincourt (1415). Pire : dans les domaines de Sigismond, l’hérésie hussite secoue la Bohème. Jan Hus périt sur le bûcher à Constance en 1415 mais ses adeptes se dressent contre les 2 institutions-piliers de l’Europe : l’Église et l’Empire. Les guerres contre les Hussites tchèques vont durer 14 ans, de 1420 à 1434, clouant les armées impériales et hongroises en Europe centrale. C’est ce répit-là qui permettra aux Ottomans de reconstituer leurs forces. Eux aussi avaient eu à affronter des rébellions religieuses et hérétiques en Asie Mineure.
À partir de 1413, Mehmed Ier règne mais, en 1420, au même moment où éclatent les guerres hussites en Bohème, il doit affronter en Anatolie la “révolte des derviches”. On appelle “révolte des derviches” un ensemble de troubles religieux, chacun différent des autres, qui visaient à abattre le pouvoir des Osmanlis et à récupérer une relative liberté dans un empire ottoman de plus en plus balkanique et de moins en moins anatolien. Dans cet ensemble de troubles, nous distinguons la révolte orchestrée par un cheikh panthéiste, Bedreddin. Ensuite, il y eut une révolte sociale, prêchant communisme et pauvreté, sous la direction de Bürklüce Mustafa ; ensuite, des bandes turkmènes, excitées par le secte des “Torlaks”, se joignent aux “mustafistes”. Mehmed Ier finira par les vaincre tous avant d’affronter le prétendant Mustafa, qui disait être un fils de Bayazid disparu dans la tourmente qui suivit la défaite ottomane d’Angora / Ankara en 1402 face aux Tatars de Tamerlan.
Avec la soumission d’Ibrahim, dernier prince indépendant de la Karamanie en 1430, la fragmentation de l’Anatolie, voulue par Tamerlan, n’est plus qu’un mauvais souvenir pour les Ottomans. Ils ont les mains libres à l’est et le successeur de Tamerlan, Shah Roukh, qui règne sur la Perse et le Tarim, ne songe pas, comme son père, à conquérir le monde mais à maintenir ses acquis les plus sûrs. Jamais il n’avancera ses armées en direction de l’Anatolie et n’interviendra pas en Karamanie contre les Osmanlis. Mehmed Ier parvient donc à vaincre tous ses challengeurs intérieurs avant Sigismond, plus longtemps paralysé par les guerres hussites. La dissidence religieuse hussite a donc fait perdre à l’Europe sa dernière chance de rejeter les Ottomans hors d’Europe et, éventuellement, de reprendre pied en Bythinie. Le souvenir du temps perdu pour une guerre de religion hantera à coup sûr les pouvoirs européens ; il explique la hantise de Charles-Quint et de Philippe II, d’avoir à combattre simultanément les Turcs, les Barbaresques, les Français et les dissidents protestants en Allemagne et aux Pays-Bas. Hussites et Protestants ont effectivement empêché la concentration de toutes les forces européennes contre l’ennemi extérieur.
Les hostilités reprennent : elles aboutiront à la prise de Constantinople
Dès 1422, immédiatement après avoir maté toutes les révoltes anatoliennes, dites des “derviches”, Mourad II, fils de Mehmed Ier, met le siège devant Constantinople. En vain. Il doit le lever. Il ne dispose pas de machines de guerre suffisamment efficaces pour entamer les murailles de la capitale de l’empire romain d’Orient. En 1428, sur le cours inférieur du Danube, que les Hongrois entendent reconquérir, une première confrontation entre les armées de Sigismond et de Mourad II a lieu, à Galamboc. La bataille est indécise mais les Hongrois ne s’emparent pas de la forteresse et les Serbes se détachent de la suzeraineté hongroise pour devenir vassaux des Turcs. La paix est signée mais des unités d’akindjis s’infiltrent en territoire hongrois et ravagent la Transylvanie. Les Turcs reprennent leurs tactiques de harcèlement. En 1427, l’empereur byzantin Manuel vend Thessalonique à Venise. 3 ans plus tard, en 1430, la ville portuaire, débouché maritime des Balkans sur l’Égée, est aux mains des Ottomans, qui se vengent ainsi du soutien continuel apporté par Venise à leurs ennemis, comme le prétendant Mustafa et le prince de Karamanie.
En 1431, profitant des querelles dynastiques entre clans albanais, le Sultan devient suzerain de l’Épire et de l’Acarnanie. Il est sur l’Adriatique, face à l’Italie et dans les eaux dominées par Venise. En 1437, les Valaques, faute de soutien impérial et hongrois, sont contraints de se soumettre à leur tour. En 1439, l’offensive reprend, cette fois en direction du Moyen Danube : Mourad II assiège la forteresse serbe de Semendria (Smederevo), à quelques encablures au sud-est de Belgrade, et la prend, avant l’arrivée des Hongrois d’Albert, héritier de Sigismond, qui meurt de maladie en pleine campagne. Avec la prise de Semendria / Smeredevo, le pouvoir ottoman s’ancre véritablement au cœur des Balkans européens. Les Hongrois, affaiblis par les guerres hussites et sans renforts venus d’Europe occidentale, avaient pu mener des opérations ponctuelles, souvent victorieuses comme en 1442 en Transylvanie (“Sept Districts”), mais non pas une croisade de grande envergure.

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