Guerres intestines à Byzance et progrès des marins turcs en Égée
De
1321 à 1341, l’empire byzantin subit une succession de guerres civiles,
où l’empereur, en tentant de mater en vain la révolte des Andronic,
lève des mercenaires turcs qui interviennent en Thrace et dans les
Balkans, découvrant ainsi la richesse de ces régions, qu’ils ne
cesseront plus de convoiter. C’est dans le cadre de ce désordre
permanent qu’Osman Ier s’empare de Boursa, ce qui lui permet d’occuper
la zone d’Asie Mineure qui fait directement face à la Thrace et à
Constantinople : elle est le passage obligé vers les Balkans. Avec
Andronic III (1328-1341), devenu empereur, l’empire byzantin connaît un
répit et consolide ses positions dans les Balkans. Mais cela ne dure pas
: avec l’aide des Bulgares, Andronic III s’en prend aux Serbes du roi
Étienne, dans l’espoir de contrôler toute la péninsule balkanique,
jusqu’à l’Adriatique. En 1330, les Serbes, vainqueurs à Velbuzd /
Kustendjil, élargissent les territoires sous leur contrôle et deviennent
la principale puissance balkanique orthodoxe, dans un entrelacs
conflictuel inter-orthodoxe, opposant Serbes, Bulgares et Byzantins.
L’enjeu est de savoir si l’ensemble de la péninsule balkanique sera
dominé depuis les Balkans occidentaux (Serbie et Épire / Albanie) ou par
les Bulgares dont le territoire est ouvert sur les steppes d’Ukraine
par la Dobroudja ou encore par les Byzantins. Cet enjeu a été ravivé
lors de la guerre russo-turque de 1877-78, où la Bulgarie a retrouvé son
indépendance, et lors des guerres balkaniques de 1912-13. L’empereur,
après sa défaite de Velbuzd / Kustendjil, se retourne contre ses anciens
alliés bulgares puis, seconde étape, tente de mettre les Albanais au
pas, à l’aide de troupes turques...
Les
visées balkaniques de Byzance, épuisée, empêchaient l’empereur Andronic
III de contrecarrer l’avancée des “Osmanlis”, qui, au départ, formaient
l’entité turque la plus faible d’Anatolie. Andronic III perd ainsi
Nicée (Iznik) et Nicodémie (Izmit). Orhan, successeur d’Osman Ier,
s’empare de Pergame, que possédait l’émir de Mysie. Andronic III
n’intervient pas : il réserve toutes ses forces pour combattre les
“ghazis” marins et pirates comme l’émir de Saroukhan ou Omour-beg
(Omar), émir d’Aydin et maître de Smyrne ou encore, Khidr-beg d’Ephèse,
qui ravagent l’Égée et s’attaquent tant aux Byzantins qu’aux Latins ou
aux Vénitiens. En 1333, l’émir de Saroukhan, à la tête d’une flotte de
75 navires, attaque la Thrace, pille la ville de Samothrace et rembarque
quand l’armée impériale s’approche des côtes. Mais les Turcs marins ne
renoncent pas pour autant à leurs raids : ils débarquent à plusieurs
reprises dans les environs immédiats de Constantinople. L’empire n’a pas
les moyens de se doter d’une marine suffisamment forte pour purger
l’Égée des pirates turcs. Venise propose une ligue des marines
chrétiennes avec la bénédiction du Pape mais les Grecs ne veulent aucune
concession religieuse tandis que Français et Anglais amorcent la Guerre
de Cent Ans et ne se préoccupent plus de l’Orient. Le projet,
intelligent, n’aura aucune suite. La discorde entre Européens ne permet
pas d’affronter le danger mortel qui se pointe dans la Mer Égée.
Les Turcs prennent Gallipoli
En
1341, Andronic III meurt, laissant un enfant de 9 ans comme héritier
légitime. Contre la veuve de l’empereur, Anne de Savoie, Jean
Cantacuzène prend alors le contrôle de Byzance, avec l’appui des moines
hésychastes (quiétistes). À la suite d’une longue guerre civile, une de
plus, il se proclame empereur et appelle les zélotes
sociaux-révolutionnaires, les Serbes, les Bulgares et les Seldjouks à
son secours, alors qu’il avait contribué à les faire chasser de Thrace,
en même temps que les pirates turcs. Battu plusieurs fois de suite par
les soldats de l’impératrice, Jean Cantacuzène fait appel à Omour-beg de
Smyrne, pour repousser les Serbes d’Étienne Douchan, fidèles à Anne de
Savoie, et les Bulgares du Tsar Jean Alexandre. Malgré ces succès, Jean
Cantacuzène est incapable de parachever ses victoires. Il doit alors
faire appel à Orhan, qui répond favorablement : une première armée de
6.000 Turcs débarque en Thrace ; elle sera bientôt suivie par d’autres,
comptant jusqu’à 20.000 hommes. Le nouvel empereur parvient à
reconquérir l’Épire en 1349 mais, en 1354, les Turcs qui retournent en
Bythinie, sont surpris par un tremblement de terre qui fait s’effondrer
devant eux la forteresse grecque de Gallipoli. Ils s’installent dans les
ruines et remettent la place forte en état. Les Turcs sont non
seulement sur les rives de l’Égée, y entretiennent des flottes
offensives mais possèdent désormais une forteresse-clef sur la rive
européenne de la Mer de Marmara. Ils peuvent passer en Europe par le
passage le plus aisé : aucun obstacle naturel ne les retient plus.
L’année 1354 est donc une année fatidique pour l’Europe entière.
Personne ne reprendra plus Gallipoli aux Turcs.
Les Turcs à Andrinople – L’émergence de l’empire serbe
Déjà
présents en Thrace dans des garnisons au service de l’empereur
byzantin, les Turcs d’Orhan contrôlent désormais l’accès de Byzance par
l’Égée. L’empereur Jean VI négocie pour récupérer Gallipoli : Orhan lui
répond qu’il “ne peut rendre ce qu’Allah lui a donné”. L’alliance est
rompue. Le Turc est dans la place. Il peut passer en Thrace à sa guise.
En 1362, les Osmanlis s’emparent d’Andrinople (Édirne) et en font leur
capitale, à l’Ouest de Constantinople, aux confins de la Bulgarie. Le
fait turc s’est bel et bien installé en Europe, face à une Byzance
secouée de querelles et sans plus aucune assise territoriale solide. Le
Basileus est de facto un vassal des Osmanlis. Il est reclus dans Constantinople, dont l’arrière-pays thrace est déjà largement turquisé.
Dès
la prise d’Andrinople, le sort des autres puissances orthodoxes des
Balkans était scellé. La Serbie avait acquis un statut de grande
puissance entre 1331 et 1355 sous la férule d’Étienne Douchan, qui
s’était proclamé “empereur des Serbes et des Grecs” à Skopje en 1346. À
partir de 1349, ses états sont organisés à la byzantine, selon une
codification nationale, la “Zakonik”. Les Hongrois ne répondent pas à
ses appels à une croisade commune anti-turque. Sous son successeur,
l’État qu’il avait construit se délite. La Bulgarie n’est pas mieux
lotie. Elle se disloque également entre héritiers de Jean Alexandre et
grands féodaux. L’empereur byzantin Jean V se brouille avec son fils
Andronic : une nouvelle dissension affaiblit l’empire et les Turcs, avec
une rouerie consommée, soutiennent tantôt un parti tantôt l’autre. Le
tableau est donc noir, très noir ; un contemporain, Démétrius Cydonès,
écrit en 1378 : “Tous ceux qui sont hors des murs de la ville (=
Constantinople) sont asservis aux Turcs et ceux qui sont à l’intérieur
succombent sous le poids des misères et des révoltes”. Les Hongrois n’en
profitent pas pour unir sous leur égide les autres peuples balkaniques
et cherchent par tous les moyens à mener une politique égoïste sans
s’imaginer que le danger turc sera bien plus mortel !
Les
Ottomans, établis à Andrinople, sont devenus de fait la principale
puissance dans les Balkans. Ils vont le prouver. Sous le commandement de
leur sultan Mourad, ils vont attaquer les villes de Serrès et de
Thessalonique, toutes 2 gouvernées par Manuel, le fils favori de Jean V.
Thessalonique se défendra pendant 4 ans, entre 1383 et 1387. Après la
chute de la ville portuaire de la Mer Égée, toute la Macédoine est
désormais aux mains des Osmanlis. De même, l’Épire, au Sud de l’Albanie
actuelle, dont les clans, divisés par des vendettas immémoriales,
s’étaient unis, mais trop tard, contre les Turcs. Les clans épirotes et
albanais sont battus à Sawra en 1385, bon nombre d’entre eux passent à
l’islam. Les Osmanlis sont tout près de l’Adriatique. Et cherchent, en
toute bonne logique, à s’emparer des points stratégiques sur le Danube.
Pour réussir cette entreprise et occuper ainsi la principale artère
fluviale d’Europe, Mourad occupe les nœuds routiers de Sofia (1386) et
de Nis (1387) qui mènent à l’Adriatique, à l’Égée et au Danube. Ce vieux
réseau romain de routes terrestres mène aussi, il faut le savoir et se
le rappeler, vers le cœur de l’Europe : vers Budapest (Aquincum), où se
concentraient plusieurs légions pour défendre la “trouée de Pannonie”
contre les invasions venues des Jeunes Carpathes et des Tatras ou de la
plaine ukrainienne, vers Vienne (Vindobona) et, au delà de Vienne, vers
l’Allemagne du Sud.
Cette
partie de l’Allemagne actuelle, c’est-à-dire les antiques provinces
romaines de la Raetia et du Noricum, avait été organisée par l’empereur
Vespasien (69-79) ; il avait fait joindre le système routier du Rhin à
celui du Danube en ordonnant la construction d’une route à travers le
Kinzigtal (une vallée de la Forêt Noire). Le réseau de routes romaines
relie donc la partie du Würtemberg baignée par le Danube aux régions qui
lui sont limitrophes et constituent le cœur même de l’Europe : la Forêt
Noire chère à Heidegger,
l’Alsace et la Rhénanie. La tactique ottomane, dès le XIVe siècle, est
de récupérer au profit des Osmanlis l’héritage de Byzance et de Rome. Le
sultan Mehmed II se rend parfaitement compte qu’il est, par la force
des choses, non seulement un prince guerrier turc dont les racines
lointaines plongent au cœur de l’Asie centrale, mais aussi l’héritier de
la Rome orientale, Byzance, et que cette Rome orientale a toujours
aspiré à reprendre la Rome occidentale comme au temps du grand empereur
byzantin Justinien (527-565) qui avait repris la Dalmatie, toute
l’Italie, les îles de Corse, Sardaigne et Sicile, l’Afrique du Nord, de
la Libye au Nord du Maroc actuel, et le Sud de l’Espagne, avec les
Baléares. Le programme de Mehmed II, et de ses successeurs dont Soliman
le Magnifique, est de refaire (au moins) l’empire de Justinien, en
s’appuyant cette fois sur l’idée informelle d’une translatio Imperii ad
Turcos.
La défaite serbe au Champ des Merles
Donc
dès le moment où les Ottomans sont en Épire et ont occupé les nœuds
routiers des Balkans méridionaux, les Serbes et les Bosniaques se
rendent compte qu’ils seront les prochains dominos culbutés par la
stratégie mise en œuvre par les Turcs, qui reprennent tout simplement à
leur compte les projets de Justinien. Le Prince Lazare de Serbie et le
Roi Tvrtko de Bosnie unissent leurs forces contre Mourad qui envoie un
corps expéditionnaire en Bosnie. Les Turcs sont battus à Plochnik,
Rudnik et Bilece (27 août 1388). Cette série de victoires, non
décisives, entraîne une révolte généralisée dans les Balkans : Albanais,
Bulgares et Valaques se serrent autour de Lazare, écrit l’historien
français Louis Bréhier. Mourad aura pourtant le dernier mot : il bat
d’abord les Bulgares de Sisman et, au printemps 1389, avance ses armées
contre Lazare. Le choc a lieu le 15 juin 1389 au Kosovo,
sur le “Champ des Merles”. Longtemps indécise, la bataille tourne au
désavantage des Serbes, quand un prince balkanique, Vuk Brankovic,
décide de quitter la bataille avec ses 12.000 cavaliers. Le Sultan est
tué dans sa tente par un noble serbe, Obilic, et le pouvoir passe à
Bayazid, dit le “Tonnerre” ou la “Foudre” (“Yildirim”). La dernière
puissance balkanique autochtone est éliminée : l’ensemble des Balkans, à
part quelques forteresses résiduaires au nord, est aux mains des Turcs.
L’héroïsme des Serbes ne leur a pas donné la victoire : le souvenir
douloureux de cette bataille est demeurée écrite en lettres de sang dans
le cœur de chaque Serbe digne de ce nom. La terre du Kosovo est une
terre sacrée pour les Serbes, le lieu de leur sacrifice suprême, de leur
Golgotha : les événements de ces 2 dernières décennies l’ont amplement
prouvé.
La
bataille du 15 juin 1389 ne relève dès lors pas d’un passé résolument
révolu pour le Serbe : elle est toujours présente, elle l’interpelle, il
ne peut s’y dérober. Il doit encore et toujours venger Lazare : Peter
Scholl-Latour rappelle qu’entre 1942 et 1944, les Tchetniks royalistes,
premiers et farouches résistants aux occupations allemande, italienne,
bulgare et hongroise, s’attaquaient systématiquement aux villages
“turcs” (= musulmans) pour ramener les Balkans à la situation d’avant
1389 et de rétablir, in fine, l’empire de Stefan Dusan, qui
aurait été restauré dans sa plénitude si Lazare avait vaincu au Champ
des Merles. Le siège de Sarajevo, dans les années 90 du siècle dernier,
relève aussi de cette volonté de re-slaviser et de re-christianiser le
centre de la péninsule balkanique, en effaçant définitivement tous les
souvenirs de la présence allochtone turque. Dans le camp musulman, on
était tout aussi conscient de l’enjeu et on entendait manifester sa
solidarité avec les habitants musulmans de Sarajevo : Tansu Ciller,
premier ministre turc, et sa consœur pakistanaise Benazir Bhutto,
rendront visite à la ville encerclée, sous la protection de militaires
britanniques ou canadiens.
Les Hongrois aux premières loges
Après
le désastre du “Champ des Merles”, les Hongrois sont aux premières
loges : ils devinent sans trop d’efforts que l’objectif suivant est la
maîtrise du “Moyen Danube” entre Szeged (Hongrie) et Belgrade (Serbie)
selon l’axe nord-Sud et entre Osijek/Essig (Croatie) et Timisoara
(Roumanie) selon l’axe ouest-est. Pour les Turcs, il s’agit, lors d’une
prochaine étape, de maîtriser le système fluvial danubien dans une
région-clef où confluent les eaux du grand fleuve et celles de la Save,
de la Drave et de la Tisza. La Voïvodine, au nord de Belgrade, avec une
forte minorité hongroise, demeure une pomme de discorde entre Serbes et
Hongrois, comme pendant la seconde guerre mondiale, où cette région
avait été annexée par la Hongrie. Osijek et Vukovar (sur la Drave et sur
le Danube) ont d’ailleurs fait l’objet d’âpres combats entre Croates et
Serbes dans les années 90, chacun des protagonistes essayant de
maîtriser la plus grande portion possible de cette aire de confluences
fluviales, stratégiquement capitale. La région n’a rien perdu de son
importance stratégique. Au XIVe siècle, le roi de Hongrie, Louis Ier,
dit le Grand, détricote le pouvoir des magnats, qui sont un frein à
l’organisation efficace du pays, et favorise les villes. Il se rend
compte de la menace. Au sud-est, tous ses voisins sont désormais vassaux
des Ottomans, notamment sur le cours inférieur du Danube, en Valachie
et en Moldavie, 2 territoires qui avaient été ouverts aux invasions
pètchénègues (en 1048 et en 1171) et tatars (en 1285 avec Nogaï Khan).
Aux mains des Turcs, elles risquent donc bien de redevenir des tremplins
stratégiques pour une nouvelle invasion de la plaine hongroise et,
partant, des régions européennes limitrophes, dont l’Autriche, la
Dalmatie et l’Italie du Nord.
Dans
l’optique des Hongrois, comme dans celle de l’empereur germanique
Sigismond, il faut mettre un terme à cette situation problématique, qui
fragilise très dangereusement le cœur de l’Europe, le tient à la merci
d’invasions venues de la steppe ou des Balkans. Il faut, aux yeux de
Sigismond, empereur de la Maison de Luxembourg et époux de la fille
aînée de Louis Ier de Hongrie, créer, pour une branche de la famille, un
grand empire slave au sud de la Hongrie, regroupant les Serbes et les
Bulgares. Il persuade le Pape de prêcher une croisade en 1395. En France
et dans les États bourguignons, les volontaires affluent. Jean de
Nevers, futur Duc de Bourgogne sous le nom de “Jean-Sans-Peur”, prend la
direction de l’expédition avec Jean de Vienne, un Franc-Comtois devenu
Amiral de France, Jean Le Meingre dit “Boucicaut”, Maréchal de France,
et Guillaume de La Trémoille, Maréchal de Bourgogne. L’armée
franco-bourguignonne, flanquée de quelques nobles anglais, quitte Dijon
et Montbéliard en avril 1396. Elle rejoint les Bavarois par la route
longeant le Danube, arrive en juin à Vienne et en juillet à Buda en
Hongrie. Là, un contingent polonais s’ajoute à la vaste armée en
mouvement, ainsi que quelques Chevaliers de Rhodes, conduits par le
grand-maître Philibert de Naillac. Avec l’armée hongroise de Sigismond,
l’impressionnante cohorte européenne va s’avancer vers le Sud pour
affronter les Turcs. L’objectif ? Prendre la place de Nicopolis sur le
Danube (l’actuelle ville de Nikopol en Bulgarie) et en faire la base
d’une reconquête de la Thrace, de la Bulgarie et des côtes de l’Égée,
après avoir détaché la Valachie de la tutelle ottomane.
Le désastre de Nicopolis
Sigismond
avait misé gros : il avait aliéné une bonne part de son héritage de la
Maison de Luxembourg pour financer l’entreprise. Stratégiquement, il
n’avait pas tort. Le plan était bon. Mais l’armée composite qui
l’accompagne ne s’est pas donné la logistique adéquate, elle parade et
s’amuse, chasse et dîne, court la gueuse et se querelle pour des
prestiges futiles. Dans l’anthologie de la pensée stratégique de Gérard
Chaliand, on trouve encore une description de cette sublime
indiscipline, donnée en lecture aux officiers actuels comme exemple de
ce qu’il ne faut pas faire. Les Croisés assiègent Nicopolis
dès le 12 septembre 1396. Mais Bayazid contre-attaque : le 24
septembre, il est déjà devant eux. Le choc est inévitable. Les Hongrois
connaissent les stratégies des Turcs. Ils conseillent la prudence. Les
chevaliers impétueux de la suite du Sire de Boucicaut veulent une
attaque pleine de panache, une charge fatidique, comme celles qui
avaient déjà fait la ruine de la vieille chevalerie française à Courtrai
ou à Crécy. Ils n’écoutent pas les Hongrois. Ils chargent, lances
hautes. Le sultan manœuvre et les enveloppe, après avoir sacrifié sa
première ligne, écrasée par la fureur des Franco-Bourguignons. La
défaite fut totale : elle est qualifiée, dans la langue de l’époque, de
“mortelle déconfiture”. Sigismond parvient à peine à s’échapper. Le
soir, c’est le massacre. Les chevaliers franco-bourguignons sont
décapités les uns après les autres et leurs têtes empilées devant la
tente du sultan, jusqu’à ce qu’un chevalier picard, le Sire de Heilly,
sauve notamment Jean Sans Peur et Boucicaut, car, explique-t-il au
sultan, ils peuvent rapporter de fortes rançons. Philippe le Hardi de
Bourgogne paiera 700 kg d’or pour faire libérer son fils.
L’irruption de Tamerlan – vingt ans de répit pour l’Europe
Résultat
du désastre de Nicopolis : l’empire des Slaves du Sud ne verra pas le
jour. Les Turcs se voient consolidés dans leurs positions. Ils
acquièrent la réputation d’être invincibles et gagnent ainsi la guerre
psychologique sur leur front occidental : peu de princes oseront encore
les affronter dans une expédition de l’ampleur de celle de Nicopolis. À
l’est pourtant, un nouvel ennemi pointe à l’horizon, qui donnera à
l’Europe une vingtaine d’années de répit. Timour le Boiteux ou Timour
Leng ou Tamerlan
venait d’envahir l’Iran et l’Irak actuels pour le compte de son Khan,
maître de la Transoxiane [Ouzbékistan actuel]. Nous sommes en 1393, 3
ans avant Nicopolis. Au départ de cette base territoriale, celle de
l’antique empire perse, il monte une armée permanente, destinée à
remporter une campagne chaque année. En 1395, il s’attaque à la Horde
d’Or qui gouverne le cours inférieur de la Volga, prend leur capitale
Saraï et, surtout, s’empare de leur trésor. En 1398, 2 ans après
Nicopolis, il s’avance vers l’Inde, pille Dehli, fait décapiter une
bonne partie de la population, empile les têtes tranchées aux portes de
la ville mise à sac.
Les
Ottomans ne craignent rien : l’Inde est bien loin de l’Asie Mineure.
Ils se trompent : Tamerlan entre en guerre avec les Mamelouks qui
tiennent la Syrie et pille Damas et Alep. Et puis, sous un vague
prétexte, c’est au tour des Ottomans de subir ses foudres : Bayazid
accepte le défi, mobilise toutes ses troupes, y compris les vassaux
serbes et quelques prisonniers européens de Nicopolis, dont l’écuyer
bavarois Johannes Schiltberger, qui nous laissera un récit des
événements. L’armée de Bayazid sera écrasée par les Tatars de Tamerlan,
largement supérieurs en nombre, à Angora (Ankara) en 1402.
Le sultan captif sera promené en Asie Mineure et assistera, impuissant,
au détricotage complet de son œuvre d’unification en Anatolie :
Tamerlan délie tous les vassaux turcs de Bayazid de leurs serments et
reçoit la soumission des branches mineures des Osmanlis. Bayazid avait
été très dur avec les petits chefs turcs d’Anatolie et avec l’émir de
Karaman. Les vaincus tenaient ainsi leur revanche.
En
1404, Tamerlan retourne à Samarcande, sa capitale, pour préparer une
invasion de la Chine. Il mourra en chemin et la Chine sera épargnée,
elle ne connaîtra pas le sort effroyable de la Perse pré-timouride et de
l’Inde ravagée. Pour l’historien écossais Colin McEvedy, il y a une
certaine ironie dans le destin de Tamerlan : tous les empires qu’il a
détruits étaient musulmans, alors qu’il se réclamait d’un islamisme
rigoureux, et il n’a affronté des non musulmans qu’à 2 reprises : il a
rançonné et saccagé la Géorgie à chaque passage, ruinant son statut de
puissance chrétienne héritière de Byzance et il a délogé les Chevaliers
de Rhodes de Smyrne qu’ils occupaient depuis 1344.
Guerres hussites et révoltes des derviches
Toutefois,
les Ottomans se remettront bien vite des coups que leur avait portés
Tamerlan. Ils parviennent à réunifier l’Asie Mineure sous leur égide, en
restaurant les liens de vassalité qui les unissaient aux petits émirats
de la région. Mais la transition dure tout de même 10 ans. Elle sera
aussi une décennie de guerres fratricides entre les fils de Bayazid,
dont il sort un vainqueur : Mehmed. Les Européens n’ont pas profité de
cette déliquescence ottomane : l’alliance entre le pape et Sigismond,
Empereur germanique et roi de Hongrie, demeure intacte mais elle reste
tétanisée par le souvenir cuisant de Nicopolis. La France ne participe
pas : elle est en pleine Guerre de Cent Ans et son roi refuse de
recevoir un prélat mandaté par le Pape pour lancer une éventuelle
croisade. L’Angleterre est également embourbée dans le conflit, même si
celui-ci connaît une période plus calme avant Azincourt
(1415). Pire : dans les domaines de Sigismond, l’hérésie hussite secoue
la Bohème. Jan Hus périt sur le bûcher à Constance en 1415 mais ses
adeptes se dressent contre les 2 institutions-piliers de l’Europe :
l’Église et l’Empire. Les guerres contre les Hussites tchèques vont
durer 14 ans, de 1420 à 1434, clouant les armées impériales et
hongroises en Europe centrale. C’est ce répit-là qui permettra aux
Ottomans de reconstituer leurs forces. Eux aussi avaient eu à affronter
des rébellions religieuses et hérétiques en Asie Mineure.
À partir de 1413, Mehmed Ier règne mais, en 1420, au même moment où
éclatent les guerres hussites en Bohème, il doit affronter en Anatolie
la “révolte des derviches”. On appelle “révolte des derviches” un
ensemble de troubles religieux, chacun différent des autres, qui
visaient à abattre le pouvoir des Osmanlis et à récupérer une relative
liberté dans un empire ottoman de plus en plus balkanique et de moins en
moins anatolien. Dans cet ensemble de troubles, nous distinguons la
révolte orchestrée par un cheikh panthéiste, Bedreddin. Ensuite, il y
eut une révolte sociale, prêchant communisme et pauvreté, sous la
direction de Bürklüce Mustafa ; ensuite, des bandes turkmènes, excitées
par le secte des “Torlaks”, se joignent aux “mustafistes”. Mehmed Ier
finira par les vaincre tous avant d’affronter le prétendant Mustafa, qui
disait être un fils de Bayazid disparu dans la tourmente qui suivit la
défaite ottomane d’Angora / Ankara en 1402 face aux Tatars de Tamerlan.
Avec
la soumission d’Ibrahim, dernier prince indépendant de la Karamanie en
1430, la fragmentation de l’Anatolie, voulue par Tamerlan, n’est plus
qu’un mauvais souvenir pour les Ottomans. Ils ont les mains libres à
l’est et le successeur de Tamerlan, Shah Roukh, qui règne sur la Perse
et le Tarim, ne songe pas, comme son père, à conquérir le monde mais à
maintenir ses acquis les plus sûrs. Jamais il n’avancera ses armées en
direction de l’Anatolie et n’interviendra pas en Karamanie contre les
Osmanlis. Mehmed Ier parvient donc à vaincre tous ses challengeurs
intérieurs avant Sigismond, plus longtemps paralysé par les guerres
hussites. La dissidence religieuse hussite a donc fait perdre à l’Europe
sa dernière chance de rejeter les Ottomans hors d’Europe et,
éventuellement, de reprendre pied en Bythinie. Le souvenir du temps
perdu pour une guerre de religion hantera à coup sûr les pouvoirs
européens ; il explique la hantise de Charles-Quint et de Philippe II,
d’avoir à combattre simultanément les Turcs, les Barbaresques, les
Français et les dissidents protestants en Allemagne et aux Pays-Bas.
Hussites et Protestants ont effectivement empêché la concentration de
toutes les forces européennes contre l’ennemi extérieur.
Les hostilités reprennent : elles aboutiront à la prise de Constantinople
Dès
1422, immédiatement après avoir maté toutes les révoltes anatoliennes,
dites des “derviches”, Mourad II, fils de Mehmed Ier, met le siège
devant Constantinople. En vain. Il doit le lever. Il ne dispose pas de
machines de guerre suffisamment efficaces pour entamer les murailles de
la capitale de l’empire romain d’Orient. En 1428, sur le cours inférieur
du Danube, que les Hongrois entendent reconquérir, une première
confrontation entre les armées de Sigismond et de Mourad II a lieu, à
Galamboc. La bataille est indécise mais les Hongrois ne s’emparent pas
de la forteresse et les Serbes se détachent de la suzeraineté hongroise
pour devenir vassaux des Turcs. La paix est signée mais des unités
d’akindjis s’infiltrent en territoire hongrois et ravagent la
Transylvanie. Les Turcs reprennent leurs tactiques de harcèlement. En
1427, l’empereur byzantin Manuel vend Thessalonique à Venise. 3 ans plus
tard, en 1430, la ville portuaire, débouché maritime des Balkans sur
l’Égée, est aux mains des Ottomans, qui se vengent ainsi du soutien
continuel apporté par Venise à leurs ennemis, comme le prétendant
Mustafa et le prince de Karamanie.
En
1431, profitant des querelles dynastiques entre clans albanais, le
Sultan devient suzerain de l’Épire et de l’Acarnanie. Il est sur
l’Adriatique, face à l’Italie et dans les eaux dominées par Venise. En
1437, les Valaques, faute de soutien impérial et hongrois, sont
contraints de se soumettre à leur tour. En 1439, l’offensive reprend,
cette fois en direction du Moyen Danube : Mourad II assiège la
forteresse serbe de Semendria (Smederevo), à quelques encablures au
sud-est de Belgrade, et la prend, avant l’arrivée des Hongrois d’Albert,
héritier de Sigismond, qui meurt de maladie en pleine campagne. Avec la
prise de Semendria / Smeredevo, le pouvoir ottoman s’ancre
véritablement au cœur des Balkans européens. Les Hongrois, affaiblis par
les guerres hussites et sans renforts venus d’Europe occidentale,
avaient pu mener des opérations ponctuelles, souvent victorieuses comme
en 1442 en Transylvanie (“Sept Districts”), mais non pas une croisade de
grande envergure.
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