1571 : Bataille de Lépante.
Victoire européenne. Défaite turque. Un choc brutal, de grande ampleur
pour l’époque, mais un choc bref. La bataille, en effet, ne dure que de 3
à 5 heures. Mais, et c’est surtout cela qu’il faut rappeler
aujourd’hui, elle s’inscrit dans une vaste épopée : celle de l’Europe,
toujours divisée en fractions rivales, incapable de bander toutes ses
forces dans un effort unique sur le long terme. Mais en dépit des
incohérences européennes, l’esprit européen, celui que nous aimerions
voir se perpétuer, s’est forgé dans la lutte contre les faits turcs,
barbaresques et islamiques, qu’on le veuille ou non, qu’on le déplore au
nom d’une solidarité euro-arabe de gaullienne ou de tercériste mémoire
ou qu’on l’applaudit parce qu’on partage la vision de Samuel Huntington
(“le choc des civilisations”) ou du turcologue français, récemment
décédé, Jean-Paul Roux (“un choc de religions”).
Cette
épopée commence certes avec les Croisades, lancées par le pape Urbain
II après la victoire seldjoukide de Manzikert (1071) contre les forces
exsangues de l’empire byzantin. C’était 500 ans avant Lépante... Dans
son discours à Clermont-Ferrand, Urbain II évoque “l’irruption dans la Romania
d’une race barbare”, dont il faut contrecarrer les desseins. Ce
discours, affiché en 2004 dans la cathédrale de Mayence où se tenait une
remarquable exposition sur les croisades, contient finalement peu de
références chrétiennes : le Pape qui s’adresse à la chevalerie franque
évoque bien plus nettement la “Romania”, dont Byzance était la partie
orientale, certes en bisbille avec Rome, mais qu’il fallait sauver du
naufrage provoqué par des tribus qui prenaient le relais des Huns qui,
eux, avaient jadis culbuté l’Empire romain et scellé sa disparition.
Jugée schismatique ou non, la Rome orientale, parce qu’elle constituait
un espace qui jadis avait été romain, ne pouvait pas tomber entre les
mains de “barbares”, considérés à tort ou à raison comme les héritiers
des Huns.
Effervescence nomade et “ghazi” djihadistes
Malgré
leur échec final, les Croisades bloqueront l’arrivée des tribus turques
en Anatolie, en cette partie hautement stratégique de l’ancienne
Romania, pendant un peu plus de 2 siècles. Mais l’histoire est systole
et diastole, avancées et reculades. Dès la fin du XIIIe siècle, l’empire
byzantin, moribond, est devenu aussi mou que le yoghourt, explique
l’historien anglais de l’empire ottoman,
Jason Goodwin. Comme dans les années qui ont précédé la bataille de
Manzikert, les tribus pastorales turques, avec leurs troupeaux de
moutons, s’installent en Anatolie et y font souche. Elles fondent des
émirats et des sultanats de modeste envergure, sans aucune perspective
d’unité entre eux. Les nouveaux arrivants sont envoyés aux frontières
occidentales pour grignoter les territoires résiduaires de Byzance. Les
grands empires musulmans du Moyen Orient n’avaient pu les absorber : ils
les avaient poussées en avant, à toutes fins utiles. Ces éléments
susceptibles de provoquer des troubles ou de bouleverser les ordres
établis avaient été invités à quitter les grands centres du “Dar
el-islam” (la maison de la paix) pour être expédiés aux confins du “Dar
el-harb” (la maison de la guerre), selon une stratégie éprouvée.
Dans
une phase ultérieure de ce mouvement de populations, les petits
sultanats et émirats d’Anatolie intérieure imitent les grands empires
musulmans car, eux non plus, ne peuvent tolérer la présence en leur sein
de nomades non organisés selon des critères étatiques, qui ne paient
pas d’impôts et demeurent rétifs à toute forme de sédentarité.
L’effervescence nomade est donc jugée tout à la fois subversive par les
pouvoirs turcs établis de la Transoxiane à la Perse et de la Perse à
Bagdad, et utile dans la mesure où, sur les frontières de l’Oumma, elle
défie les empires infidèles, les harcèlent, les grignotent, les
appauvrissent. À la fin du XIIIe siècle, les tribus turques sont sur la
Méditerranée, sur les côtes de l’Égée, face à une Grèce encore
entièrement byzantine. Non seulement, elles ne se bornent plus à
surplomber les littoraux de la Mare Nostrum du haut du plateau
anatolien, en les menaçant perpétuellement, comme au temps du discours
d’Urbain II, mais l’immense monde turc, dont les sources se situent au
cœur même du continent asiatique, a désormais une fenêtre sur la
Méditerranée.
Par
ce simple fait, la donne géopolitique planétaire change dès les
dernières décennies du XIIIe siècle. L’arrivée face à Rhodes de “ghazi”
(seigneurs de la guerre) turcs, plus ou moins dépendants du sultanat
seldjouk de Rum (Iconium ou Konya), ne constitue sans doute pas un
événement considéré comme “majeur” par la plupart des historiens, un
événement que l’on retient dans les manuels d’histoire : il n’en demeure
pas moins que ces “ghazi” aventuriers ont été le fer de lance, sans
doute inconscient, d’une dynamique historique nouvelle, et non encore
close, dans le bassin oriental de la Méditerranée. La tribu turque des
Danishmends, elle, avait conquis les cités byzantines de la côte
pontique occidentale. Ainsi, petit à petit, la Romania anatolienne
devenait une Turquie et se déshellénisait.
Des razzias à cheval à la création d’une petite flotte qui écume l’Égée
Au
même moment, l’Europe, de la Baltique à l’Adriatique, soutient, tant
bien que mal, le choc des Mongols, qui battent les Impériaux et les
Polonais en 1241 et déboulent sur les côtes dalmates en 1242. Ils
venaient de détruire l’empire du Khwarzem du Shah Djalal ad-Din, dont
les Seldjouks d’Iconium étaient vassaux. Ceux-ci seront battus à leur
tour par les Mongols en 1242, qui atteindront, avec Hülagü, l’apogée de
leur puissance, pour disparaître encore plus rapidement à la mort de
leur grand khan. L’empire mongol, malgré la prise de Bagdad, ne parvient
pas à maîtriser à temps l’ensemble du Proche- et du Moyen-Orient ;
immédiatement après les troubles suscités par la mort d’Hülagü, les
mamelouks d’Égypte balaient les derniers cavaliers mongols de Palestine
et font de l’Euphrate leur frontière orientale : quelques décennies
avant Lépante, les Ottomans absorberont et le Proche-Orient et l’Égypte,
devenant de la sorte la principale puissance du monde au XVIe siècle.
C’est avec les ressources de la Mésopotamie et de l’Égypte qu’ils
affronteront Charles-Quint et Philippe II, pour la maîtrise de
l’ensemble du bassin méditerranéen.
Avant
l’arrivée de quelques “ghazi” inconnus face à l’île de Rhodes au XIIIe
siècle, la logique d’expansion des peuples hunniques et turco-mongols
avait été cavalière et continentale. Dès l’arrivée des premières tribus
sur les côtes de l’Égée, d’audacieux précurseurs, aidés par des renégats
grecs, arment de maigres navires et écument l’espace égéen. Ils pillent
les navires chrétiens et rançonnent les côtes de la Grèce et de la
Thrace. Ce sont les premières manifestations de la présence turque dans
l’espace euro-méditerranéen. Une présence toujours actuelle, d’ailleurs,
en dépit de toutes les défaites ultérieures de l’empire ottoman. Ces
petites flottes de l’Égée amorcent donc une guerre navale qui atteindra
son apogée à Lépante, près de 300 ans plus tard. Nous avons donc affaire
à une “guerre longue”, comme on dit aujourd’hui, surtout chez les
historiens anglo-saxons. Effectivement, il serait arbitraire, et erroné,
de détacher la seule Bataille de Lépante de son vaste contexte et de
l’extraire de la durée véritable de cette “guerre longue”, dont elle
n’est finalement qu’une étape et non l’aboutissement.
On
ne peut pas considérer les guerres de l’histoire comme des conflits
limités à quelques années et à quelques batailles : toutes, autant
qu’elles sont, s’inscrivent dans des cycles longs, s’étendent très
souvent sur plusieurs siècles : les querelles gréco-turques en Égée pour
le contrôle des plateaux continentaux, l’occupation de la portion
septentrionale de l’île de Chypre par les forces armées turques depuis
1974, les interventions indirectes de la Turquie dans le Caucase et en
Mer Noire, le chantage exercé aujourd’hui sur l’Arménie enclavée pour
qu’elle retire ses troupes du Haut-Karabakh, ne s’inscrivent-ils pas
dans une continuité parfaite avec les événements qui se sont déroulés du
XIIIe siècle à Lépante et de Lépante à l’effondrement de l’empire
ottoman en tant que superpuissance sous les coups du Prince Eugène de
Savoie-Carignan au début du XVIIIe siècle ?
Angevins contre Aragonais : la bataille pour la Sicile
Au
moment où les “ghazi” s’apprêtent, avec les nomades venus du monde turc
d’Asie centrale, à bousculer les Byzantins désunis, ceux-ci sont
effectivement divisés en fractions rivales, arcboutées sur des
territoires aux dimensions finalement dérisoires, entre une Byzance
redevenue grecque en 1261, un empire latin sous la houlette de Charles
d’Anjou, maître de la Sicile (mais plus pour longtemps !), un empire de
Nicée et les podestats d’Épire. Au moment où l’espace égéen et anatolien
est ainsi fragmenté, une deuxième guerre navale éclate qui oppose une
fois de plus Gênes à Venise (1293-1299) pour les bases égéennes et
pontiques (en Mer Noire), celles qui permettent justement de contrôler
les principales routes commerciales vers l’Asie centrale et la Chine. En
fait, celles-ci seront le principal enjeu de la lutte entre l’Espagne
de Philippe II et l’empire ottoman. 10 ans avant le choc entre Venise et
Gênes en Égée, une guerre avait opposé Charles d’Anjou et Pierre III
d’Aragon pour la Sicile. Après la mort de Frédéric II de Hohenstaufen,
Charles d’Anjou avait reçu du Pape le royaume de Sicile. La papauté ne
voulait plus voir régner aucun rejeton de la famille des Hohenstaufen en
Italie ou en Sicile. Elle y avait placé les Angevins pour les remplacer
définitivement. Mais le peuple sicilien rejette le pouvoir du prince
français et, lors des fameuses Vêpres siciliennes, en 1282, massacre
tous les Angevins qui lui tombent entre les mains.
Les
Aragonais de Pierre III, qui revendique une parenté avec les
Hohenstaufen, occupent la Sicile : elle restera aragonaise, puis
espagnole, pendant plusieurs siècles, grâce à l’habilité des marins
catalans qui gagnent successivement plusieurs batailles sur mer : à
Messines en septembre 1282 où l’Aragonais Perez défait Henry de Murs ; à
Naples, où Roger di Lauria bat son propre fils Charles et conquiert la
Calabre, ce qui induit Philippe III de France à envahir, en vain, la
Catalogne. Les 9 et 10 septembre 1285, Roger di Lauria dégage la
Catalogne de l’étau français à la bataille de Las Hormigas, où la flotte
royale est décimée. En juin 1287, la Sicile est définitivement aux
mains des Aragonais, qui poussent immédiatement vers l’Égée, prenant le
contrôle de la côte orientale du Péloponnèse grec et de l’île de Chios.
Trois ans plus tard, les Maures d’Afrique du Nord attaquent l’Espagne
mais leur flotte est détruite par les Castillans du Roi Sancho IV
(1284-1295) en face de Tanger.
La bataille pour la Sicile dévoile les futurs enjeux du XVIe siècle
Pourquoi
évoquer ces 2 conflits de la fin du XIIIe siècle dans un récit de la
Bataille de Lépante ? Parce qu’ils jettent véritablement les bases de la
situation conflictuelle en Méditerranée pendant les 3 siècles qui ont
précédé Lépante et révèlent les enjeux qui seront aussi ceux de 1571.
D’abord, l’enjeu essentiel : l’Europe a besoin d’un accès facile, sans
verrou, à l’Asie centrale, à l’Inde et à la Chine, via les routes
terrestres, dont la fameuse “Route de la Soie”. Ensuite, la conquête
aragonaise de la Sicile venge le sort affreux que la Papauté avait
réservé à la descendance de Frédéric II de Hohenstaufen : elle arrache
l’île aux convoitises de la Papauté et de son allié français. La Sicile
est au centre de la Méditerranée ; elle verrouille l’accès de la
Méditerranée occidentale à tout envahisseur venu du bassin oriental.
Elle est un tremplin vers l’Égée et c’est dans ses ports que la flotte
de Don Juan d’Autriche s’organisera pour cingler vers Lépante. Le
conflit entre Catalans et Français pour la maîtrise de la Sicile
explique les motivations françaises pendant les guerres d’Italie de la
fin du XVe et du début du XVIe, puis la volte-face de François Ier, évincé d’Italie après Pavie (1525), qui deviendra l’allié des Ottomans.
La
France veut être présente en Méditerranée occidentale, et y être la
puissance prépondérante dès qu’elle prend indirectement pied en Provence
en 1246. Elle veut y parvenir par l’intermédiaire des Anjou, futurs
maîtres de la Sicile. Après la guerre de Cent Ans, elle voudra, fin du
XVe, ajouter à la Provence le bassin du Pô et la fenêtre sur
l’Adriatique qu’il offre. Les héritiers de Pierre III d’Aragon, Philippe
le Beau de Bourgogne, époux de Jeanne dite la Folle d’Aragon-Castille,
puis Charles-Quint, chercheront tous à torpiller ce projet. Malgré les
querelles entre royaumes ibériques, l’Aragon, en affrontant les Français
et le Pape, et la Castille, en affrontant, sur un autre front, les
Maures d’Afrique du Nord, font dans la seconde moitié du XIIIe siècle
cause commune et annoncent la fusion Castille / Aragon qu’opèreront, par
leur mariage, Ferdinand et Isabelle à la fin du XVe siècle. Le décor
premier de ce “cycle long” est planté : d’un côté, les Français,
certains papes (ceux qui s’opposeront à Charles-Quint et à Philippe II)
toujours hostiles à une présence impériale en Italie et en Sicile car
toute présence impériale rappelle l’œuvre de Frédéric II de Hohenstaufen
et, comme alliés de revers, les Maures de Tanger et leurs héritiers
barbaresques, devenus vassaux des Ottomans ; de l’autre, le binôme
Aragon / Castille, l’Empire, Gênes, les papes favorables à un
Saint-Empire fort, les Chevaliers de Rhodes
et de Malte, avec, de temps en temps, comme allié de revers, la Perse ;
entre les 2, au gré de ses intérêts commerciaux, Venise, république
marchande détestée par les pouvoirs traditionnels portés par des
principes posés comme transcendants.
Les Chevaliers de Rhodes tiennent la mer
Au
tout début du XIVe siècle, en septembre 1302, les querelles pour la
maîtrise de la Sicile cessent par la signature de la “Paix de
Caltabellotta”. Les États croisés de Palestine et du Liban étaient
tombés sous les coups des Mamelouks d’Égypte (Tripoli du Liban tombe en
1289 et Acre en 1291, scellant par cette chute la fin des Croisades
proprement dites). L’Ordre de Saint-Jean ou Ordre des Johannites, fondée
en Terre Sainte en 1099, à la suite de la première Croisade, celle de
Godefroid de Bouillon, avait dû, lui aussi, quitter la Palestine. Il ne
s’estime pourtant pas vaincu. Il décide de s’accrocher dans le bassin
oriental de la Méditerranée. De respecter son serment de ne jamais
désarmer face à l’islam et de ne jamais faire la guerre à des peuples
chrétiens. L’Ordre décide de se donner une puissante marine de guerre,
organisée selon une discipline inhabituelle pour l’époque.
Entre
1306 et 1309, les chevaliers johannites s’emparent de l’île de Rhodes.
Ils amorcent ainsi la longue guerre navale contre les Turcs, en
emportant, dès 1312, une victoire appréciable devant l’île grecque
d’Amorgos, au beau milieu de l’Égée. La même année Chevaliers de Rhodes
et Cypriotes unis battent une nouvelle fois les Turcs devant Éphèse. En
1319, Chevaliers et Génois détruisent une escadre turque devant Chios.
Les Turcs vont riposter : ils attaquent Rhodes avec 80 bateaux, mais les
chevaliers s’emparent de presque toutes leurs embarcations. Il faudra
attendre 200 ans pour chasser les Chevaliers de leur île. L’épopée
continue : en septembre 1334, une alliance momentanée entre Chevaliers,
Français et Vénitiens parvient à battre une flotte turque devant Smyrne,
qu’ils ne prennent pas. Le port deviendra la principale base d’attaque
des Turcs au XIVe siècle. L’émir Omar d’Aydin (ou Oumar-Beg) prend
l’initiative, transforme Smyrne en port de guerre et vise le contrôle
total de l’Égée. Les Chevaliers répliquent et forgent une alliance entre
Venise, Gênes, le Pape et Chypre pour contester l’Égée aux galères
d’Omar. 10 ans après la première bataille devant Smyrne, les flottes
européennes, sous le commandement du patriarche latin de Constantinople,
Henri d’Asti, gagnent la partie, annihilent la flotte d’Omar,
débarquent leurs troupes et prennent le contrôle de Smyrne que les
Chevaliers tiendront jusqu’en 1402.
L’Âge d’or du Royaume de Chypre
En
1346, Gênes reconquiert Chios contre les Byzantins, qui réarment une
flotte que les Génois coulent dans le Bosphore même. L’année suivante,
les Chevaliers, qui ne sont pas intervenus dans la guerre qui opposait
Gênes à Byzance, détruisent une flotte turque dans les eaux de l’île
d’Imbros. Un nouvel acteur chrétien va toutefois marquer la seconde
moitié du XIVe siècle : Chypre. L’île appartenait depuis 1192 à la
famille de Lusignan. Sous le roi Pierre Ier (1359-1369), qui a épousé
Eléonore d’Aragon, elle connaîtra l’apogée de sa gloire. Pierre Ier de
Chypre veut raviver l’esprit des Croisades. Il souhaite faire de son
royaume insulaire la base inexpugnable de toutes les flottes européennes
dans le bassin oriental de la Méditerranée, face aux côtes du Liban et
de la Palestine, face au delta du Nil. Il fait le tour des cours
d’Europe. Il ne sera guère entendu. Mais il ne se contentera pas
d’attendre des secours papaux, espagnols ou français, génois ou
vénitiens : il passera à l’acte. Avec succès. En 1361, avec l’appui des
Chevaliers, il organise une razzia contre les ports anatoliens de
Satalia et Korykos, dont il s’empare (l’actuelle Antalya).
4
ans plus tard, Pierre Ier rassemble une flotte de 115 bâtiments
cypriotes, johannites et vénitiens et attaque Alexandrie en Égypte, qui
est pillée dans toutes les règles de l’art : 70 bateaux bourrés de butin
cinglent vers Chypre, avec 5.000 prisonniers. La vision de Pierre Ier
était celle d’un bassin oriental entièrement contrôlé par les flottes
européennes pour faire pièce à la reconquête mamelouk du Liban et de la
Palestine et pour pallier les conquêtes ottomanes sur terre. Pour
réaliser ce projet, il fallait rétablir l’idéal de la chevalerie et
raviver l’esprit des croisades. Ses projets n’auront malheureusement
aucun lendemain. Les caisses de l’État sont vides. Il se querelle avec
son épouse, parce qu’il a une maîtresse et, elle, un amant. Il meurt
assassiné le 16 janvier 1369 par 3 vassaux conspirateurs. Sa mort scelle
la fin de l’âge d’or cypriote et le début du déclin politique de cette
île de valeur hautement stratégique. Ses successeurs, à commencer par
son fils mineur d’âge, Pierre II (1369-1382), ou “Pierrin”, ne
parviendront pas à maîtriser la furie des 2 villes-États italiennes,
Gênes et Venise, qui s’entredéchireront pour obtenir le contrôle de
l’île et, avec elle, tout le commerce venu d’Asie pour aboutir aux ports
du Liban et venu d’Afrique pour arriver dans le delta du Nil.
L’Europe
occidentale, elle, pendant ce temps, se désintéresse du bassin oriental
de la Méditerranée : les Croisades sont un vague souvenir, marqué par
l’amertume de l’ultime défaite face aux Mamelouks d’Égypte. L’heure
n’est plus aux grands projets : on revient à ses mauvaises habitudes, on
s’étripe entre soi et chez soi. La France et l’Angleterre mènent la
Guerre de Cent Ans. L’Église est déchirée par le schisme qui oppose Rome
et Avignon. Chypre a donc perdu le contact avec l’Europe de l’ouest.
Son déclin sera couronné d’une défaite humiliante : l’armée des
Mamelouks envahira l’île en 1426. Les armées cypriotes sont écrasées, le
roi Janus est prisonnier, les chevaliers francs de sa garde
impitoyablement massacrés. Janus est promené dans les rues du Caire, les
mains liés dans le dos, monté sur un âne boiteux, sa bannière trainée
dans la poussière. Avec la disparition des féodaux francs, l’île se
ré-hellénise, sous l’impulsion de la reine Hélène Paléologue.
La mort lente de Byzance et l’avancée turque dans les Balkans
Le
rappel de la geste des Chevaliers de Rhodes nous permet de comprendre
l’importance cruciale de Rhodes dans le dispositif européen en
Méditerranée orientale. Avec Rhodes, et avec Chypre, l’Europe garde la
maîtrise de la mer, en dépit de la conquête ottomane des Balkans et de
la Grèce. Rhodes, Malte et Chypre sont d’ailleurs les enjeux des guerres
euro-turques du XVIe siècle. Et l’intransigeance turque dans l’actuelle
question cypriote s’explique encore et toujours par l’histoire
mouvementée de l’île.
Si les Chevaliers parviennent, pendant tout le XIVe siècle, et jusqu’à la prise de Constantinople
en 1453, à assurer la maîtrise du bassin oriental de la Méditerranée,
les Ottomans, sur terre, ne rencontrent que peu d’obstacles. Pour
comprendre leurs succès, il faut comprendre l’état désastreux de
division dans lequel le monde byzantin était plongé depuis 1204, année
où la quatrième croisade franco-flamande prend Constantinople et en fait
le centre d’un nouvel “empire latin d’Orient”. Baudouin Ier et Baudouin
II de Flandre le gouverneront entre 1204 et 1261. Cet empire comprendra
à peu près toute la Grèce actuelle, la Thrace aujourd’hui turque et une
bande côtière sur la rive asiatique de la Mer de Marmara. Au beau
milieu de cet empire, se trouvait le Royaume de Thessalonique d’Henri de
Montferrat. La latinisation de l’empire ne rencontre évidemment pas
l’approbation des orthodoxes fidèles aux rites et aux traditions grecs.
3
entités étatiques grecques se créeront par dissidence et par refus de
soumission à l’empereur franco-flamand : 1) l’empire de Trébizonde, à
l’est du littoral anatolien-pontique ; cet empire aura le soutien des
Géorgiens et des Arméniens et se maintiendra jusqu’en 1461, 8 ans après
la chute de Constantinople ; son histoire et son sort nous expliquent le
pourquoi des tensions turco-arméniennes et, pour partie, l’imbroglio
caucasien actuel sur fond de crise russo-géorgienne ; 2) le despotat
d’Épire (sur le territoire de l’actuelle Albanie), qui absorbera par
conquête le royaume de Thessalonique, et entrera ainsi en conflit avec
l’empire de Nicée, troisième entité étatique orthodoxe-byzantine ; 3)
l’empire de Nicée qui, d’emblée, cherchera, avec l’alliance des
Bulgares, à éliminer l’empire latin. Les Nicéens mèneront cette tâche de
main de maître ; successivement, entre 1222 et 1254, l’empereur nicéen
Jean III Vatatzes reprend pied en Thrace et en Grèce, récupère
Thessalonique en 1246 et tient en échec ses rivaux ou anciens alliés
épirotes et bulgares. L’île d’Eubée (le “Negroponte”) et la Crète
demeurent vénitiennes.
Osman Ier et Orhan : la puissance par la maîtrise du tremplin “Bythinie”
Pour
réaliser cette entreprise de restauration byzantine, toutefois, toutes
les forces nicéennes étaient passées sur la rive européenne de la Mer de
Marmara. Venise et Charles d’Anjou, alors maître de la Sicile,
s’allient pour restaurer l’empire latin. Le Basileus Michel s’allie avec
Pierre III d’Aragon, vainqueur final des guerres pour la domination de
la Sicile. Tous ces efforts ont épuisé la nouvelle Byzance, dès le
successeur du Basileus Michel Paléologue, le déclin s’amorce et le XIVe
siècle s’ouvre par un renforcement de l’orthodoxie, qui s’opère par le
truchement du monachisme, puis par des guerres civiles. Sur le
territoire, à partir duquel l’empire de Nicée avait lancé l’offensive
pour restaurer l’empire byzantin, s’institue d’abord un vide que
comblera un chef de “ghazi” turcs, vassal des Seldjouks de Rum (Rum = “empire romain” en turc). Il s’appelle Osman Ier
et proclame, sur le territoire même de feu l’empire de Nicée, le
sultanat ottoman. C’est l’acte de naissance d’une future superpuissance.
Nous sommes en 1301.
En
1326, le fils d’Osman Ier, Orhan, prend Boursa et complète la conquête
totale de la Bythinie, région-clef, selon le grand historien britannique
Arnold J. Toynbee
qui était byzantinologue, rappellons-le. Qui contrôle la Bythinie,
contrôle toute la région pontique et égéenne puis, par extension, le
bassin oriental de la Méditerranée. Telle est la thèse majeure de
Toynbee, étayée par l’étude de la Grèce antique, de l’empire romain, de
Byzance et de l’empire ottoman. Le fait ottoman a pu advenir sur la
scène de l’histoire parce qu’aucune puissance européenne n’a été capable
de contrôler à temps la petite province de Bythinie. Sur son
territoire, l’esprit “ghazi”, esprit guerrier et aventureux, va accéder à
un stade supérieur, il ne sera plus simplement le terminus territorial
inorganisé d’un itinéraire migratoire de nomades venus d’Asie centrale :
dès la maîtrise de la Bythinie, les Ottomans commencent à s’organiser
en un État viable, doté d’un projet, et à structurer leurs armées, avec
les troupes légères, les akindjis, et la cavalerie du pacha. Cela
donnera plus tard les fameux sipahis (parmi lesquels on trouvait
beaucoup de renégats chrétiens) et les janissaires, recrutés par levée
obligatoire parmi les peuples balkaniques vassalisés.
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