Victoire de Pavie et trahison du Pape Clément VII
Le
Pape Giulio de Medici, alias Clément VII, 2 ans après la chute de
Rhodes, n’appelle pas les grandes puissances européennes à enterrer
leurs conflits périphériques ; il n’exhorte pas François Ier et
Charles-Quint à unir leurs forces et leurs ressources pour sauver la
Méditerranée. Non, en reniant la politique pro-impériale et anti-turque
de ses prédécesseurs, il s’allie secrètement, en 1524, à la France de
François Ier, en même temps que Florence et Venise, contre l’Espagne et
le Saint-Empire qu’il estime être redevenu “gibellin”, comme au temps
des Hohenstaufen, dont la couronne d’Aragon, finalement, était
l’héritière en Sicile et à Naples. Pour ce pape à courtes vues, pas
question d’avoir un héritier des Hohenstaufen tout à la fois en Italie
du Nord et en Italie du Sud, coinçant du même coup les États pontificaux
entre une enclume napolitaine et un marteau milanais. Fort de cette
bénédiction d’un pape sans culture géopolitique, le vaniteux François
Ier, dans l’intention de se saisir du Milanais, franchit les Alpes au
Mont Cenis et envahit la plaine du Pô. En octobre 1524, il s’empare déjà
de Milan et marche aussitôt sur Pavie, où il compte passer l’hiver.
Le
21 février 1525, l’armée impériale l’y surprend ; elle est commandée
par le Connétable Duc de Bourbon, un Français de haut lignage que
François Ier a lésé et offensé. L’armée de François Ier est
essentiellement composée de lansquenets suisses, maîtres dans l’art de
manier la pique. Face à eux, une armée impériale drillée à l’espagnole,
c’est-à-dire entraînée à combiner piques et arquebuses, une stratégie
qui parvient à briser les charges de cavalerie par le double effet des
murs de piques et des salves darquebuses. Au soir de la bataille,
François Ier est prisonnier : il a rendu son épée au Comte Charles de
Lannoy. Transféré à Madrid, le roi de France promet de renoncer
définitivement à la Bourgogne, à Naples et à Milan. Une fois libéré, il
s’empresse de renier sa parole et de faire décréter le Traité de Madrid
“nul et non avenu”.
Le
22 mai 1526, François Ier adhère à la “Ligue de Cognac”, concoctée par
le Pape Clément VII, petit nationaliste avant la lettre, qui veut une
Italie sans présence impériale ou espagnole, avec, uniquement, à la
rigueur, une armée française comme masse de manœuvre pour contrer les
autres et à laquelle il ferait appel, si bon lui semble, avant de la
congédier à sa guise. Du danger turc ante portas, il n’a aucune
idée, il ne prépare aucun projet pour le conjurer. Charles Quint n’a
pas la moindre intention de défier l’église ou de supprimer la papauté
comme le demandent les luthériens qui embrasent l’Allemagne et en
disloquent la cohésion. Mais il ne peut pas admettre un pape aux vues
aussi mesquines, allié à des cités marchandes qui n’ont pas conscience
de l’intérêt général du continent et ne visent que leurs profits à court
terme et à un roi de France vaniteux qui ne se rend pas compte des
enjeux réels en Méditerranée ni de l’exiguïté de l’orbe
euro-méditerranéen ni du danger que représente une armée ottomane à
Belgrade pour tout le centre de l’Europe.
François
Ier n’a même pas conscience de l’intérêt à long terme de la France :
les Ottomans à Belgrade, cela signifie la présence d’une volonté
géopolitique non romaine, donc non européenne, sur une position clef des
réseaux fluvial et routier de l’Europe. Une volonté géopolitique
ennemie à Belgrade, cela signifie la porte ouverte vers Budapest,
Vienne, le Danube jusqu’à la Forêt Noire et, enfin, jusqu’à la trouée de
Bâle que les Allemands appellent la “Porte de Bourgogne”. Qui franchit
la “Porte de Bourgnogne” se trouve facilement en Bourgogne, par le
Doubs, sur le plateau de Langres, en Champagne et en Ile-de-France. Ce
savoir géographique, même en l’absence de cartes précises, était connu
et maîtrisé du temps des Romains. Et les Ottomans le connaissaient
aussi.
Quand
il adresse l’une de ses lettres de remontrances au pape, Charles Quint
lui rappelle, dans la langue de l’époque, compénétrée de vocables
religieux, qu’il “a failli à ses devoirs envers la chrétienté, l’Italie
et même le Saint Siège”. Faillir à ses devoirs envers la chrétienté,
cela signifie, en clair, faillir à ses devoirs envers l’Europe, avoir
désobéi aux lois de la géopolitique européenne. Le pape paiera cher son
étourderie : ses alliés milanais seront vaincus, François Ier ne volera
pas à son secours et, finalement, le 6 mai 1527, une armée impériale
germano-espagnole, sous le commandement du Connétable de Bourbon, entre
dans Rome. Presque immédiatement, le Connétable est tué d’un coup
d’arquebuse. Ses hommes vont le venger. Et très durement. Rome, qui a
trahi l’Europe et donc aussi la romanité, sera mise à sac pendant 4
jours et 4 nuits, avant l’arrivée de Pompeio Colonna, un Romain fidèle à
l’Empire et à l’Espagne qui rétablira l’ordre avec ses 8.000 soldats.
Le désastre de Mohacs et le premier siège de Vienne
La
Hongrie était restée un bastion inexpugnable tant qu’y dominait le
système efficace, mis en place par Janos Hunyadi et son fils Matthias
Corvinus. Mais 2 rois, Vladislas II Jagellon et Louis II ruinent l’œuvre
politique des 2 grands “Gubernatores” de la Hongrie du XVe siècle.
L’armée redevient une “ost” médiévale, tenue par une aristocratie trop
faible en nombre. Le paysannat est privé de tout droit et n’est plus
appelé à servir pour faire masse face aux armées ottomanes. Les Ottomans
avaient déjà emporté une petite victoire significative en avançant
leurs troupes dans la vallée de la Save. En 1521, ils s’emparent de
Belgrade. Louis II sait que son armée féodale est insuffisamment
nombreuse pour endiguer l’invasion. Il fait appel aux souverains
occidentaux : empétrés dans leurs propres guerres, ils ne répondent pas à
l’appel de la Hongrie, imaginant sans doute qu’elle est toujours le
solide bastion qu’en avaient fait Hunyadi et Corvinus.
Le
29 août 1526, alors que l’empereur Charles Quint doit toujours faire
face à l’alliance fatidique du pape Clément VII et du roi de France
François Ier, les Turcs passent à l’offensive et battent à Mohacs
l’armée royale hongroise de Louis II, qui est tué dans la mêlée, avec
l’archevêque Tomory de Kalocsa, dont la tête sera promenée en trophée
dans le camp ottoman. Parmi les morts : un autre archevêque, celui de
Gran, et 5 de ses évêques. Des 28.000 soldats hongrois, slavoniens et
pontificaux qui participèrent à la bataille, il n’y eu que 4.000
survivants. Le 10 septembre, le Sultan entre triomphal dans la capitale,
Buda, mais s’en retire dès le 17. Le poète hongrois Vörösmarty écrivit
un poème au XIXe siècle, résumant la tragédie hongroise de Mohacs :
“Mohacs, champ de deuil,
Trempé du sang des héros,
Où furent submergés les guerriers
Par le flot des Ottomans.
Mohacs, sur ton sol,
On porta en terre,
Le demi millénaire de grandeur
Du Royaume de Hongrie”.
Il
s’ensuivit une querelle intérieure : qui doit succéder au roi qui vient
de mourir au combat ? Janos Szapolyai, un Hongrois, ou Ferdinand de
Habsbourg, frère de Charles-Quint ? Et la querelle s’envenime, alors que
les Turcs n’avaient pas exploité immédiatement leur victoire et
s’étaient retirés vers le sud, sans doute par crainte de tomber sur
l’armée impériale. Les Européens, une fois de plus, perdent un précieux
temps à se quereller entre eux plutôt que d’affronter, toutes forces
mobilisées, l’ennemi commun. Ferdinand offre aux Hongrois cruellement
vaincus par les Turcs la garantie du secours de l’armée impériale en cas
de nouvelle offensive ennemie.
Szapolyai,
en fin de course, s’allie aux Turcs et à François Ier, rappellant ainsi
l’armée de Soliman Ier en Hongrie. Elle s’avancera profondément dans
l’espace danubien et mettra une première fois le siège devant Vienne en
1529. En effet, le Sultan estime la Hongrie trop éloignée de ses bases
balkaniques et anatoliennes, il préfère agir par personne interposée ;
avec l’appui de Szapolyai, il veut faire de la Hongrie un État
tributaire et tampon, qu’il n’annexe pas directement à son empire. La
Hongrie est alors divisée en 2 : la partie inféodée aux Ottomans par la
soumission de Szapolyai et celle que contrôle Ferdinand qui, en plus,
s’empare définitivement de la Bohème, de la Moravie et de la Silésie.
Après
la défaite des Serbes et des Bulgares à la fin du XIVe siècle, après
celle des Hongrois à Mohacs en 1526, le bloc de Ferdinand, avec
l’Autriche, la Bohème, la Moravie et la Silésie constitue dorénavant la
première ligne européenne, au beau milieu du continent. L’affrontement
n’a plus lieu en périphérie du bloc civilisationnel euro-chrétien, loin
des centres névralgiques du continent, mais en son centre même. Si
celui-ci tombe, le continent est perdu. Et le choc ne tarde pas.
Le
Sultan plante sa lance, ornée à la mode turco-mongole d’une queue de
cheval, dans le sol autrichien, devant les murs de Vienne, que les Turcs
appellent poétiquement la “pomme d’or”. Nous sommes le 12 septembre
1529. le Sultan a bien calculé son coup : Charles-Quint, il le sait,
affronte François Ier à l’Ouest et ne pourra donc pas voler au secours
de son frère. Il espère se saisir de la “pomme d’or”, du siège de
l’impérialité germanique. Vienne est défendue par 8.000 lansquenets et
1.700 reîtres cuirassés, sous le commandement du vieux Comte Niklas von
Salm. 3 fois, les Ottomans, qui n’ont pas d’artillerie lourde mais
seulement quelques pièces légères, ouvrent des brèches dans les
murailles de la cité danubienne. Chaque fois, les assauts des
janissaires sont repoussés par les lansquenets allemands. L’hiver arrive
au secours des Impériaux. Le froid et les pluies glacées, les frimas et
la neige, ont raison du moral des Ottomans, habitués à des climats plus
cléments. Ferdinand rameute catholiques et protestants et avance à
marches forcées pour bouter dehors les Turcs.
Avant
l’arrivée de ces soldats, qui ne craignent pas l’hiver, Soliman Ier
lève le siège le 16 octobre. Les 150.000 soldats ottomans retournent à
Buda, avant de reprendre le chemin du sud. Ils reviendront narguer les
Viennois en 1532, en passant sous leurs murs, avant de ravager la Styrie
et de repartir vers la Hongrie. L’ami de Soliman Ier, Ibrahim Pacha,
menace : “Nous soutiendrons le roi Janos (Szapolyai) tant et si bien
que, lorsqu’il le voudra, nous réduirons non seulement Ferdinand en
poussière mais aussi ses amis (c’est-à-dire l’empereur Charles) et, avec
les sabots de nos chevaux, nous transformerons leurs montagnes en
plaines”. Après Mohacs, après les démonstrations de force devant Vienne
en 1529 et en 1532, les Ottomans sont bel et bien les vainqueurs sur
terre.
1530 : l’année où le vent a tourné
Au
moment où Soliman Ier quitte Vienne en octobre 1529, Kheir ed-Din
attaque en mer, dans le bassin occidental. Il envoie son lieutenant, le
capitaine Caccia Diabolo, comme le nomment les Italiens, vers les
Baléares, où il bat la flotte espagnole. Les Barbaresques pillent alors
de fond en comble les côtes du pays de Valence et reviennent en triomphe
à Alger, chargés de butin, avec des centaines de Morisques d’Espagne
qui ont demandé à se réfugier en Afrique du Nord, et 1.000 galériens
musulmans libérés. L’année 1529 a donc été une année terrible pour
l’Europe : les Ottomans se sont enfoncés profondément vers le cœur de
l’Europe danubienne, ils ont promené leurs chevaux au pied des Alpes de
Carinthie, ils ont mis la Styrie à feu et à sang. Les Barbaresques ont
démontré, avec Caccia Diabolo, qu’ils circulaient, combattaient et
pillaient à leur guise en Méditerranée occidentale. Tout cela, à cause
de la sottise et de l’impéritie d’un pape, Clément VII, et de la
trahison du roi de France, qui fournit aux pirates algérois des pièces
d’artillerie lourde, qu’ils utiliseront un an plus tard contre les
Espagnols qui tiennent toujours la Tour de Navarro en face du port
d’Alger. En cette année fatidique, l’Europe a frôlé l’anéantissement
total.
L’Europe,
malgré ses divisions, malgré son incapacité à penser son propre destin
géopolitique, finit toujours par se sauver in extremis. L’historien
anglais Barnaby Rogerson estime, pour sa part, que c’est le revirement
de l’Amiral génois Andrea Doria qui va faire tourner la fortune des
armes. Gênes était l’alliée de François Ier, donc, par ricochet, des
Barbaresques et du Sultan. Andrea Doria a le sentiment de servir là une
bien mauvaise cause, d’autant plus que l’arrogance des Français
l’insupporte, car ils jouent de surcroît double jeu en occupant les
places fortes de Gênes, sous prétexte de les protéger, et s’apprêtent à
en ouvrir les portes aux Barbaresques, comme ils le feront plus tard à
Toulon. Refusant cette mainmise française sur les terres génoises, Doria
passe avec armes et bagages dans le camp de la légitimité impériale et
offre ses services à Charles Quint, qui ne pourra que s’en féliciter.
L’empereur lui laisse une grande liberté de manœuvre, y compris pour ses
activités de course. Les résultats ne se feront pas attendre : Doria
attaque le port de Cherchell à l’ouest d’Alger en 1531. L’année
suivante, il passe à l’attaque dans le bassin oriental, et débarque en
Grèce pour y mener avec succès des opérations de harcèlement. L’Empire
ottoman était loin d’être vaincu, mais nous assistons aux premiers coups
d’épingle de l’Europe assiégée, qui se bat pour éviter l’étranglement
total, où quelques esprits hardis commencent à voir le véritable enjeu
et le mortel danger que court la chrétienté.
La prise de Tunis
En
1530, Charles-Quint confie l’île de Malte et la place de Tripoli en
Libye aux Chevaliers de Rhodes. Ils feront de l’île une forteresse
inexpugnable. Dès 1531, ils alignent une grande caraque, la “Sant Anna”,
bien dotée en canons, qui, un jour, seule, met en déroute une flotte
turque de 25 bateaux. Pour venger ses déboires en Grèce et face à la
“Sant Anna”, Barberousse ravage la Calabre en 1534, prend la ville de
Reggio et réduit toute la population en esclavage, qui est amenée à
Constantinople. Charles Quint décide de réagir : l’armée
hispano-impériale débarque en juin 1535 à Tunis, que commande l’empereur
lui-même. La flotte avait été assemblée à Barcelone pour transporter
12.000 soldats. Elle passe ensuite au large des Baléares puis mouille en
Sardaigne, où 22.000 autres hommes de troupe s’embarquent pour la
Croisade : les peuples de la Méditerranée occidentale ont la claire
volonté de se défendre, d’éradiquer la piraterie nord-africaine, et
savent que la meilleure défense, c’est l’attaque.
Le
16 juin, la flotte impériale arrive dans le port de Carthage et établit
son camp, défendu par une centaine de pièces d’artillerie. Les
Européens sont revenus dans l’ancienne province romaine d’Africa.
Forteresse du lieu, La Goulette tombe en une matinée, le 14 juillet
1535, alors qu’elle est pourtant défendue par une armée de 14.000 Turcs.
Le 20 juillet, l’armée impériale marche sur Tunis et rencontre en
chemin la formidable armée de Kheir ed-Din : 150.000 hommes. Les
Impériaux sont à 1 contre 5. Ils repoussent les Barbaresques qui tentent
de se réfugier dans la médina et, là, surprise, les esclaves chrétiens,
révoltés, leur en barrent l’accès. Kheir ed-Din doit fuir vers Bône,
puis vers Alger. Il échappe de justesse à la capture. Tunis est
maintenant aux mains de l’empereur, qui délivre 20.000 Européens que les
Musulmans avaient réduits à l’esclavage. Charles-Quint remet en place
le roi de Tunis, qui lui fait allégeance car il est hostile à Kheir
ed-Din et à la présence des Turcs dans le Maghreb oriental. Une garnison
hispano-napolitaine tiendra La Goulette et les forts.
Au
retour, Messine fait à Charles Quint un triomphe inédit : le petit
peuple est en liesse, accourt pour le saluer car son roi et empereur l’a
sauvé des raids barbaresques. L’Europe célèbre “le divin Charles,
victorieux de l’Afrique”. On le compare à Scipion, vainqueur d’Hannibal.
À Rome, en 1536, devant toutes les autorités de la Ville et du
Saint-Siège, devant la noblesse italienne et les ambassadeurs de France
et de Venise, il déclare qu’après avoir vaincu Kheir ed-Din en Afrique,
il est bien décidé à se retourner contre l’allié principal du pirate :
François Ier. Charles Quint entre alors en Provence, avec ses troupes
espagnoles et italiennes, tandis que Doria bloque les côtes.
La
Provence, qui avait été impériale jadis, puisque située sur la rive
gauche du Rhône, doit, dans l’esprit de Charles Quint, revenir dans le
giron du Saint-Empire et être réunie à la Savoie, pour reformer la
Bourgondie ou l’Arélat du XIe siècle. Charles-Quint avance jusqu’à
Aix-en-Provence puis jusqu’aux portes de Marseille. Mais François Ier,
échaudé depuis Pavie, refuse la bataille et pratique la politique de la
“terre brûlée” : la pauvre Provence est transformée en un désert
inhospitalier, dans lequel aucune armée ne peut aisément manœuvrer ni
s’assurer une logistique convenable. L’empereur Charles, tenu en échec
par cette stratégie, doit rebrousser chemin, retourner à Gênes. Kheir
ed-Din court toujours et le roi François n’a pas été vaincu : au
contraire, il ravage les Pays-Bas. C’est là-bas qu’il faut maintenant
courir et porter le fer. Même si d’autres projets, de ce fait, ne
peuvent se réaliser.
30 ans de guerre sur mer avant Lépante
La
longue guerre, qui conduira à Lépante, se poursuit sur mer. La flotte
turque harcèle sans arrêt les littoraux d’Italie, razziés
systématiquement pour le butin et les esclaves. Andrea Doria, à la tête
des escadres espagnoles, désormais alliées à Venise, contre-attaque en
Mer Égée. Les Turcs s’empressent de riposter : en 1538, ils s’en
prennent aux comptoirs vénitiens de l’Égée, qui avaient justifié
l’intervention de Doria, pillent et rançonnent la Crète sous domination
vénitienne et passent en Mer Ionienne, en face du grand golfe que
constitue l’Adriatique, ce bras de mer qui mène directement au cœur de
l’Europe centrale.
Le
26 septembre 1538, c’est le choc. La flotte ottomane, commandée par
Kheir ed-Din en personne, se heurte à la flotte européenne d’Andrea
Doria. Celle-ci dispose de 171 bâtiments de combat, flanqués de 2 bonnes
centaines de petites embarcations de transport, destinées à amener
50.000 soldats en Grèce occidentale. Les Européens tentent de débarquer à
proximité de Preveza. Le débarquement échoue. La flotte doit se
retirer. Une brève bataille navale s’engage avec l’arrière-garde
chrétienne, un affrontement où Kheir ed-Din l’emporte, en dépit de son
infériorité numérique. Il capture 7 galères. Venise craint pour son
commerce. La “Sérénissime” demande la paix : elle s’incline devant le
fait accompli, les Turcs dominent presque entièrement le bassin
oriental, ils y sont la puissance hégémonique dorénavant inexpugnable.
Venise ne conteste plus ce fait et garde seulement la Crète, comme
comptoir et base avancée de son commerce.
33
ans plus tard, Lépante sera aussi, aux yeux des Espagnols et des
Vénitiens, la revanche pour l’échec de Preveza. Les hostilités se
poursuivent dans le bassin occidental : en juin 1540, les Espagnols
battent une escadre barbaresque au large de la Corse et capturent son
chef Turgut Raïs (ou Dragut), qui sera d’abord condamné à ramer sur la
galère de Doria puis sera libéré, moyennant une forte rançon. Un jour,
le Grand Maître de l’Ordre de Saint-Jean, Jean de La Valette, lui rend
visite sur son banc de chiourme et lui dit, laconiquement, “Usanza de
guerra” (Coutume de guerre), sur quoi le Barbaresque enchaîné aurait
répondu “Y mudanza de fortuna” (Et changement de fortune). En effet,
Jean de La Valette avait lui-même été prisonnier et avait ramé sur une
galère barbaresque. En septembre, les pirates algérois pillent Gibraltar
et détruisent tous les navires à quai, sans oser s’en prendre à la
forteresse, bien défendue. Le 1er octobre, une escadre de 13 bateaux,
sous le commandement de Bernardino de Mendoza, se heurte à un parti
barbaresque près d’Alboran. Les Espagnols sont vainqueurs, prennent 400
prisonniers et délivrent 700 esclaves chrétiens, mais au prix de lourdes
pertes. L’année suivante, c’est le désastre d’Alger : Charles-Quint
voulait en finir avec le principal repère de la piraterie nord-africaine
et protéger ainsi les littoraux de ses domaines contre les razzias
qu’elle ne cessait de perpétrer. Il envoie une flotte de galères pour
prendre la ville. Une tempête la détruit : 8.000 hommes sur 25.000
périssent noyés ou sont faits prisonniers et réduits en esclavage.
L’alliance franco-ottomane
Les
malheurs de l’empereur ne sont pas terminés. En 1542, François Ier
s’allie officiellement aux Ottomans. Pendant 17 ans, la guerre fera rage
entre le binôme franco-turc et les autres puissances européennes. Le
premier acte de guerre a lieu en mai 1543 : la flotte de Charles Quint
quitte Barcelone sous les ordres de l’empereur lui-même, tandis qu’au
même moment la flotte turque, commandée par Kheir ed-Din, quitte Modon /
Methoni, un port du Péloponnèse. Elle est forte de 110 galères et de 40
bateaux à voiles. Son objectif ? Ravager le bassin occidental, à
commencer par Reggio en Calabre. La malheureuse cité n’est pas la seule à
recevoir la visite de Barberousse : Terracina, Civitavecchia et
Piombino partagent bien vite son sort.
Après
avoir mis les côtes italiennes à feu et à sang, Kheir ed-Din cingle
vers Marseille pour faire jonction avec la flotte française, dont le
capitaine général est le Duc d’Enghien. Ensemble, ils prennent Nice,
alors italienne, et la mettent à sac. Les Français accordent aux Turcs
et aux Barbaresques le droit de mouiller et de passer l’hiver à Toulon,
qui est transformée en une enclave musulmane en terre provençale, une
enclave que les Français doivent alimenter et approvisionner en toutes
sortes de matériels. Après l’hiver, sur le chemin du retour, les Turcs
et les Barbaresques pillent à nouveau les côtes italiennes et ravagent
l’île de Lipari : 7.000 Italiens, réduits en esclavage, sont ramenés à
Constantinople et y sont vendus au marché.
Pour
leur barrer la route, pour verrouiller le bassin occidental, pour
éviter toute réédition de la campagne de 1543-44, les Espagnols décident
de prendre la place de Mahdia en Tunisie, afin de créer une ligne de
défense, à l’entrée du bassin occidental, joignant Mahdia, Malte et la
Sicile. De plus, les Chevaliers tiennent toujours Tripoli en Libye. La
stratégie des Espagnols et de l’Ordre de Saint-Jean est d’avancer un
premier pion dans le bassin oriental, d’y revenir et d’y
contre-attaquer. Le 10 septembre 1547, sous les coups d’une batterie
flottante, montée sur place, la forteresse tombe aux mains de l’armée de
Charles-Quint, ses murailles sont pulvérisées. L’enjeu de la guerre
sera désormais la maîtrise de la mer entre la Sicile, la Tunisie et la
province libyenne de Tripolitaine.
Mais
1547 est aussi une année-charnière dans l’histoire du XVIe siècle.
Kheir ed-Din et Martin Luther meurent en 1546. Henri VIII et François
Ier en février et en mars 1547. Le siècle perd ainsi 4 de ses figures
emblématiques. De plus, Ferdinand de Habsbourg a été contraint de faire
la paix, vu la menace permanente qui pèse désormais sur Vienne, avec les
Turcs en Hongrie. Qui pis est, l’Allemagne est déstabilisée par les
guerres de religions. Et les troupes françaises peuvent à tout moment
attaquer les Pays-Bas ou envahir la Lorraine. Le cœur du continent est
disloqué de l’intérieur et fragilisé sur toutes ses frontières
extérieures.
Soliman
Ier le sait. Son armée permanente est faite pour faire la guerre, sans
trêve ni repos. Il la déménage sur la frontière avec la Perse, car les
Séfévides au pouvoir là-bas sont, de facto, les alliés de
revers de Charles-Quint. Les Espagnols et les Italiens réalisent en ce
moment un vaste programme de fortification des côtes, dressant partout
des réseaux de tours de guet et de tours de signalisation permettant de
repérer les corsaires barbaresques avant qu’ils ne débarquent et de
faire donner des troupes mobiles, capables de les refouler. Les espions
de Soliman Ier le renseignent ; il sait dès lors que le danger n’est pas
imminent en Méditerranée. Ce qui lui permet de ramener sa flotte de la
Mer Rouge au foyer, afin d’attaquer les Portugais dans l’Océan Indien.
Ressac corsaire en Méditerranée, banqueroute espagnole, chaos au Maghreb et guerre dans la Corne de l’Afrique
Mais
la paix demeure précaire dans la zone maritime entre la Tunisie et la
Sicile. Dragut, qui remplace Kheir ed-Din décédé, prend Tripoli et en
chasse les Chevaliers en août 1551. L’élément le plus avancé de la ligne
de défense des Espagnols et des Chevaliers est perdu. Cette perte est
toutefois compensée par l’efficacité du nouveau système de défense des
côtes : “l’âge d’or des corsaires barbaresques touche à sa fin, écrit
Barnaby Rogerson, car les défenses côtières espagnoles fonctionnaient
toujours plus efficacement”. Le butin raflé lors des raids s’amenuise.
Seules victoires franco-ottomanes : l’invasion de la Corse en 1554 et
1555, après qu’elle ait été reprise par les troupes de Gênes. Dans la
région de Bastia, 6.000 captifs sont amenés en esclavage. Les défenses
côtières de la Corse sont partiellement détruites pour faciliter une
prochaine invasion française. Cependant, force est de constater que les
campagnes de Dragut n’apportent pas grand chose en matière de gains
territoriaux à l’empire ottoman, sauf, sans nul doute, la prise de
Bougie en 1555, l’année où Charles-Quint abdique à Bruxelles en faveur
de son fils Philippe II.
En
1557, l’Espagne, épuisée par une guerre sur plusieurs fronts, doit se
déclarer en état de banqueroute. Charles Quint, pour financer ses
guerres et malgré l’apport du trésor des Incas, envoyé par Pizzaro pour
permettre la prise de Tunis en 1535, a accumulé une dette colossale : 20
millions de ducats ! L’empereur ne peut même plus payer les intérêts de
cette créance. Mais les banquiers lui font quand même confiance ! Ils
savent que les lingots d’argent vont arriver du Pérou et en quantité
suffisante. En Afrique du Nord, la bonne fortune de l’Espagne vient de
la désunion entre musulmans : en Algérie, les tribus de l’intérieur
supportent mal le pouvoir du commandant des janissaires, Hasan Qusru.
Elles recevront l’appui d’une nouvelle dynastie marocaine qui conteste
aux Ottomans le droit d’administrer l’Afrique du Nord. Elle apporte son
soutien à l’ancienne dynastie zayyanide, exclue du pouvoir par les
Turcs. Ses adversaires marocains, les représentants de l’ancienne
dynastie évincée des Wattasides, eux, cherchent la protection ottomane.
Ces dissensions permettent aux Espagnols de se maintenir à Oran, tout en
soutenant les Saad chérifains du Maroc. Mais ils ne font que se
maintenir : ils ne progressent pas vers l’intérieur du pays.
Dans
l’Océan Indien, l’amiral et cartographe ottoman Piri Raïs attaque les
Portugais à Ormuz, prend la ville mais non la forteresse. C’est l’échec
et Soliman Ier, aigri, fait exécuter cet excellent stratège,
géopolitologue et tacticien, mais donne tout de même l’ordre de réaliser
les directives qu’il avait données, avant de périr ignominieusement par
la main de son maître ingrat : créer une flotte pour le Golfe Persique
et défendre les côtes de la Mer Rouge. Pour suivre les instructions de
Piri Raïs, l’Oumma attaque ainsi l’Ethiopie copte au départ de la base
de Suez. Les Portugais aident l’empereur d’Abyssinie à lutter contre les
tribus des Afars et des Somalis, converties à l’islam. Un chef de
guerre, Ahmad Gragn, s’était rendu maître de Harare et c’est au départ
de cette base maritime somalienne qu’il harcèlera cruellement les
Abyssins. Un chroniqueur, cité par Rogerson, a décrit le sort tragique
de l’Abyssinie copte :
« En chaque lieu où ils triomphèrent, ils ne laissèrent que destructions et ravages, transformèrent le pays en désert. Ils emportèrent des églises les calices d’argent et d’or, les précieux tissus d’Inde, ornés de pierres précieuses... et puis mirent le feu aux édifices, avant de jeter bas leurs murs sur le sol. Ils massacrèrent tous les chrétiens adultes qu’ils trouvèrent sur leur chemin et emportèrent les jeunes gens et les jeunes filles pour les vendre comme esclaves... Neuf hommes sur dix renièrent le christianisme et se convertirent à l’islam. Une terrible famine s’abattit sur le pays ».
En
1541, un fils de Vasco de Gama arrive avec une garnison portugaise pour
épauler les Abyssins. Le gouverneur ottoman du Yémen envoie 900
janissaires de sa garnison pour aider Ahmad Gragn. Le choc tourne au
désastre pour les Portugais et les Abyssins. La tête de Vasco de Gama,
plantée sur une javeline, est envoyée au Yémen en guise de trophée. Mais
les Portugais et les Abyssins se vengeront : le 21 février 1543, un
nouveau corps expéditionnaire portugais, arrivé quelques mois plus tôt
en Abyssinie en provenance des comptoirs lusitaniens d’Afrique
orientale, affronte les bandes d’Ahmad Gragn, qui tombe au combat,
frappé en pleine poitrine par la balle d’un arquebusier portugais. Il
faudra une campagne de 3 ans pour bouter les tribus afars et somalies
hors de l’Abyssinie copte, dévastée de fond en comble. Celle-ci retrouve
son indépendance et entame immédiatement sa reconstruction. Elle n’aura
jamais la force, malgré une présence portugaise constante pendant un
siècle, de reconquérir les côtes somaliennes.
La
situation actuelle dans la Corne de l’Afrique, avec la piraterie
somalienne et le conflit larvé de la Somalie avec l’Ethiopie, présente
d’étonnantes similitudes avec celle du XVIe siècle. N’oublions pas que
le destin de l’Europe s’est également joué dans cette lointaine Corne de
l’Afrique, que les opérations menées dans cette région au XVIe siècle
ont exigé des Ottomans qu’ils y envoient des forces qui ont manqué en
Méditerranée et que la présence portugaise dans l’Océan Indien,
solidement implantée, a continuellement fragilisé le flanc sud de la
masse territoriale ottomane dans la péninsule arabique et permis à
l’Europe de contrôler entièrement, sans rivaux, les voies de
communications avec l’Inde et la Chine, tout en explorant le Pacifique,
afin de le préparer, à son tour, à son “européanisation”.
Le désastre chrétien de Djerba (1560)
En
1559, un an après la mort de Charles-Quint, dans sa retraite de Yuste
en Castille, la Paix de Cateau-Cambrésis met en terme à la guerre contre
la France, que les troupes espagnoles, “tercios” irlandais, castillans,
allemands et wallons confondus avaient durement étrillée en Picardie.
Mais la France s’est rendue maîtresse de la Lorraine, de la place de
Metz en particulier, et des Trois Évêchés depuis 1552 ; elle tient donc
les Pays-Bas, le Luxembourg et le Palatinat à sa merci. La guerre, si
elle se poursuit, risque d’être interminable, de ruiner tous ses
protagonistes. Les 2 camps décident donc de signer la paix. La guerre
contre les Turcs et les Barbaresques, elle, se poursuit. En 1560, les
Espagnols veulent reconquérir Tripoli en Libye. Le Duc de Medinaceli s’y
prépare activement dans les ports de Sicile. Les troupes appelées à
débarquer sont sous le commandement du général Alvaro de Sande et la
flotte sous celle du petit-neveu d’Andrea Doria, Gianandrea, âgé de 20
ans seulement. Son grand-oncle, toujours de la partie, l’épaule avec la
flotte génoise. Napolitains, Chevaliers de Malte, Siciliens et marins du
Pape se joignent à l’expédition, qui compte 50 galères et soixante
navires à voiles. L’objectif premier, avant la reconquête de Tripoli,
est de prendre Djerba, pour compléter le dispositif de défense et de
quadrillage de la Petite Syrte. L’île est prise sans grande difficulté.
L’Europe chrétienne dispose donc d’une base insulaire supplémentaire,
mais cet atout ne sera conservé que très brièvement.
Alerté,
Piali Pacha, nouveau commandant de la flotte ottomane, arrive le 11 mai
1560 devant Djerba avec 100 galères. C’est la panique chez les
chrétiens, qui ne s’attendaient pas à une réaction aussi rapide et à un
tel déploiement de force. Ils reculent en désordre et Piali Pacha leur
prend 27 galères et 20 voiliers. Il fait débarquer ses troupes, met le
siège devant la place forte espagnole, qui tombe au bout de 2 mois.
18.000 hommes sont tués ou prisonniers. C’est une victoire turque
retentissante, qui empêche la reprise de Tripoli et le contrôle de la
Tripolitaine, un territoire situé à mi-chemin entre le Maghreb et
l’Égypte. L’Europe a perdu la maîtrise de la Petite Syrte. C’est un
ressac stratégique important. Entre la victoire ottomane de Djerba et la
victoire chrétienne de Lépante, la puissance ottomane aura atteint son
zénith en Méditerranée, avec la prise de Djerba et la non reconquête de
Tripoli.
Piali
Pacha, enfant trouvé en Serbie et enrôlé dans le janissariat ottoman,
va vite exploiter sa victoire. Il attaque en Mer Tyrrhénienne. Il
capture force galères siciliennes. En mai 1563, le vice-roi Hassan Qusru
d’Alger attaque la garnison espagnole d’Oran, tandis que Dragut bloque
la ville par la mer avec une petite flotte barbaresque. Francisco de
Mendoza vient sauver les assiégés avec 34 galères, avant l’arrivée des
renforts turcs. Les Barbaresques sont vaincus au large de Mers-El-Kébir.
En septembre 1564, Garcia de Toledo conquiert avec 100 navires et
16.000 fantassins le Penon de Velez de Gomera, qui est toujours,
aujourd’hui, territoire sous souveraineté espagnole, malgré l’hostilité
marocaine à toute présence européenne sur les rivages de la Méditerranée
nord-africaine. On se souviendra de l’affaire de l’Ile du Persil
(Perejil), en juillet 2002, où une section de gendarmes marocains
avaient délibérément envahi l’îlot, qui fait également partie intégrante
du territoire espagnol. L’Espagne l’avait repris quelques jours plus
tard. Les guerres du XVIe siècle ne sont donc pas terminées... Elles
sont suceptibles de réémerger à tout moment.
Le siège de Metz
Au
cours des 2 décennies suivantes, disons de 1540 à 1564, l’Espagne,
principale puissance méditerranéenne capable de faire face aux
Barbaresques et aux Turcs, connait aussi une histoire mouvementée. En
1547, son roi, l’empereur germanique Charles-Quint, bat à Mühlberg les
protestants de la Ligue de Smalkalde, qui fragilisaient ses arrières et
favorisaient par leur sédition le maintien de la présence ottomane en
Hongrie et les menées de François Ier et de Henri II, qui venait de
prendre sa succession, en Lorraine et aux Pays-Bas. La Paix d’Augsbourg,
qui s’ensuit, ne satisfait personne. Henri II en profite pour occuper
les Trois Evêchés lorrains de Metz, Toul et Verdun, 3 positions clefs en
direction du Rhin qui, en passant entre ses mains, disloquent
totalement le Duché de Lorraine, démembrent ses frontières et
compliquent ses communications internes. Les Impériaux ne parviennent
pas à reprendre Metz, en dépit du ralliement des protestants à Charles
Quint, qui, en tant qu’Allemands, ne peuvent accepter la présence
française à Metz, une présence qui menace directement le Luxembourg,
l’Alsace et la Rhénanie.
Le
commandant des troupes impériales allemandes, qui se présentent devant
Metz, le 19 octobre 1552, est un Espagnol, le fameux Duc d’Albe. Pour
l’appuyer, il y a l’armée des Pays-Bas, accourue des places-fortes de
Namur et de Luxembourg, à l’initiative de la Régente Marie de Hongrie. À
ces 2 colonnes s’ajoute celle d’un gentilhomme à moitié brigand, qui
tente d’abord de se vendre au plus offrant, le Marquis Albert de
Brandebourg. Il finit par se soumettre à Charles Quint. La place de Metz
est tenue par le Duc de Guise. Elle est quasi imprenable et l’empereur
n’a plus assez d’argent pour payer ses soldats et a fortiori
pour en recruter d’autres. L’hiver arrive et les épidémies se répandent
dans le camp impérial, qui se mue en un cloaque immonde où pourrissent
cadavres d’hommes et de chevaux. Il faut lever le siège. Metz est perdue
pour le Saint-Empire.
Union anglo-espagnole et guerre en Picardie
En
1554, l’héritier de la couronne d’Espagne et du Cercle de Bourgogne
(les Pays-Bas), Philippe II, épouse Mary Tudor, Reine d’Angleterre. Ce
mariage fusionnera, on l’oublie trop souvent, l’Angleterre et l’Espagne
en un bloc. Mary Tudor, fille d’Henri VIII et de Catherine d’Aragon,
s’emploiera à re-catholiciser l’Angleterre et, ainsi, à la resouder au
continent. La réaction anti-protestante, qu’elle déclenche, est brutale :
les partis anglican et protestant, qui parleront dorénavant d’elle en
la surnommant avec horreur et mépris “Mary la Sanglante”, subissent une
répression féroce, assortie de quelques 300 exécutions capitales.
Pendant 4 ans donc, les Pays-Bas, l’Angleterre, l’Espagne, le Milanais
et le Royaume de Naples et des Deux-Siciles connaîtront une direction
unique, celle de Philippe II, allié aux Habsbourgs d’Autriche, qui
détiennent la titulature impériale. Les troupes anglaises de Mary Tudor
appuient les forces impériales et espagnoles en Picardie contre Henri
II, qui a, face à lui, un capitaine exceptionnel, Emmanuel-Philibert de
Savoie.
Celui-ci
écrase l’armée française à La Fère, mais sans prendre immédiatement
Saint Quentin. La route de Paris est toutefois ouverte. Mais Philippe II
temporise, surtout parce que l’espace entre les régions de Flandre et
de Hainaut, provinces densément peuplées, et Paris est bien plus vide,
doté de bien moins de réserves confiscables, pour nourrir l’armée en
campagne. Les routes sont longues et les approvisionnements ne se font
pas à temps. Le siège de Saint Quentin, lui aussi, dure trop longtemps.
Henri II peut en profiter pour reconstituer son armée, avec des
mercenaires suisses, et aussi en rameutant le ban et l’arrière-ban de la
noblesse et en ramenant toute une armée d’Italie. Paris, où la panique
avait régné, respire. Le Duc Philibert prend encore Noyon, mais, face à
lui, la nouvelle armée de Henri II s’approche, forte de 50.000 hommes.
Paris est sauvé. Et Philippe II n’a plus d’argent, l’Espagne est en état
de faillite. Henri II peut reprendre l’offensive et s’emparer de
Calais, qu’il arrache à Mary Tudor, dès le 7 janvier 1558. L’Angleterre
perd définitivement ce port sur la rive continentale de la Mer du Nord,
auquel elle tenait beaucoup.
Le
21 septembre 1558, Charles Quint meurt à Yuste. Sa belle-fille Mary
Tudor le suit de près, elle s’éteint le 17 novembre. Les conséquences de
cette mort prématurée sont catastrophiques pour l’Espagne, les
Pays-Bas, le Saint-Empire et, finalement, l’Europe entière.
L’unification européenne, presque achevée, s’effrite et perd les Iles
Britanniques. La France va survivre. L’empire ottoman va continuer
encore longtemps à régner sur la péninsule balkanique et la Hongrie, à
dominer la Méditerranée, et, évidence plus funeste encore, la piraterie
barbaresque ne sera pas éradiquée avant le débarquement des troupes
françaises en 1830, sous le commandement du Maréchal de Bourmont. La fin
du binôme anglo-espagnol est l’une des pires catastrophes de l’histoire
européenne ; en effet, imaginons la présence de marins anglais sous une
direction commune européenne en Méditerranée occidentale, imaginons le
débarquement de “tercios” irlandais, anglais et écossais en Oranie pour
appuyer leurs homologues castillans, galiciens et aragonais. La bataille
de Lépante n’aurait peut-être pas eu lieu, parce que le problème turc
aurait été réglé plus tôt, et Chypre ne serait pas tombée aux mains des
Ottomans.
Anarchie dans les Pays-Bas et révolte des Alpujarras
Le
Traité de Cateau-Cambrésis, signé le 3 avril 1559, laisse les Trois
Evêchés à la France, qui, en revanche, doit rendre aux Lorrains et aux
Espagnols (aux Luxembourgeois) Thionville (Diedenhofen), Montmédy et
Danvilliers. Philippe II épouse en troisièmes noces Isabelle de Valois,
fille de Henri II. La sœur du Roi de France, elle, épouse
Emmanuel-Philibert de Savoie. La paix est signée et une nouvelle période
de paix s’ouvre, scellée par une alliance dynastique. Philippe II n’est
toutefois pas au bout de ses peines. En 1566, les iconoclastes, des
fondamentalistes protestants hostiles aux cultes des saints et de la
Vierge, ravagent la Flandre et le Hainaut, brisant toutes les œuvres
d’art religieuses qui leur tombent sous la main. Les Pays-Bas sont
livrés au désordre, à une anarchie semée par des fanatiques religieux
intraitables, ne respectant aucune convention, aucune tradition dans un
pays plutôt iconodule.
Il
faut envoyer une armée aux Pays-Bas, sous le commandement du Duc
d’Albe, qui se heurtera à un sentiment local de liberté, surtout dans
une noblesse habituée aux fastes de l’ancienne cour de Bourgogne,
appréciés par Charles Quint, et assez rétive à l’austérité espagnole,
chère à Philippe II. Liquider les “casseurs” de 1566, oui, mais attenter
aux libertés traditionnelles en introduisant une inquisition aussi
rigoureuse qu’en péninsule ibérique, non. Cette mécompréhension mutuelle
et cette confusion n’arrangent pas les choses ; le pouvoir de Philippe
II, incarné par l’ecclésiastique franc-comtois Granvelle, vacille dans
les Pays-Bas. Philippe II perd la confiance d’une noblesse qui,
pourtant, avait suivi fidèlement Charles Quint dans toutes ses
aventures. Le roi d’Espagne craint aussi la contagion huguenote en
Catalogne. Il s’affolle et demande à l’Inquisition de donner encore un
tour de vis. Pire pour le royaume d’Espagne, la piraterie anglaise
infeste le Golfe de Gascogne au risque de couper durablement les
communications entre la Galice et les Flandres.
Le
1er janvier 1567, en Espagne même, Philippe II fait appliquer les
mesures qu’il a décidées en novembre 1566, en l’occurrence :
interdiction aux Morisques d’Espagne d’user de la langue arabe et de se
vêtir à la façon mauresque. Philippe II veut l’unité religieuse de son
royaume, l’unité des mœurs et des coutumes, et surtout craint la
présence d’une “cinquième colonne” potentielle en cas de débarquement
turc ou barbaresque. Un complot musulman avait été éventé en 1565 : en
cas de victoire ottomane à Malte, les musulmans d’Andalousie devaient
amorcer une révolte pour favoriser un débarquement et jeter les bases
d’une reconquête de la péninsule ibérique. La nuit de Noël 1568, une
bande de hors-la-loi musulmans, sous la direction d’un certain Farax
Abenfarax, fait irruption dans la ville de Grenade et annonce que les
Alpujarras, dans le pays de Grenade, dans les montagnes et les hautes
vallées, sont entrés en rébellion. L’insurrection musulmane va durer 2
ans en Andalousie et répéter une révolte antérieure, qui avait eu lieu
en 1499. Les Turcs ne l’exploiteront pas, surtout parce que les révoltés
ne tiennent aucun port et luttent dans les montagnes, inaccessibles
depuis la mer. Finalement ce sera Don Juan d’Autriche, demi-frère du
roi, le futur vainqueur de Lépante, qui matera définitivement la révolte
: les Morisques d’Andalousie seront dispersés dans toute la péninsule,
pour éviter qu’une trop grande concentration de musulmans constitue un
danger permanent dans une province exposée à l’invasion. Nous sommes à
l’automne 1570, un peu moins d’un an avant Lépante.
L’échec ottoman devant Malte (1565)
La
guerre sur mer, elle, connaît pendant la période de paix, suite au
traité de Cateau-Cambrésis, un événement majeur : l’échec ottoman devant
Malte de mai à septembre 1565. Si, au début de son règne, Soliman Ier
devait prendre Rhodes pour s’assurer le contrôle complet du bassin
oriental et pour couvrir les conquêtes syriennes et égyptiennes de son
prédécesseur, il doit, plus de 40 ans plus tard, en toute bonne logique,
déloger les Chevaliers de leur nouvelle position, Malte. Au départ de
l’île, en effet, les Chevaliers ne cessent de perpétrer des incursions
en Égée. À 2 reprises, le Chevalier Romegas attaque le delta du Nil. Par
ses espions, le Sultan apprend que Philippe II investit une bonne part
du trésor espagnol dans les chantiers navals de Barcelone, de Gênes et
de Messine.
Il
faut agir avant que cette nouvelle flotte espagnole soit
opérationnelle. Et il faut prendre Malte comme Piali Pacha a pris Djerba
5 ans plus tôt. L’empire ottoman sera alors maître de la Méditerranée
centrale et pourra passer, avec les Barbaresques, à l’offensive dans le
bassin occidental. La flotte ottomane quitte ses bases vers la mi-avril
1565 et arrive à Malte le 18 mai. Piali Pacha commande la flotte et
Mustafa Pacha les troupes terrestres qui vont débarquer. Dans les forts
de l’île, 700 Chevaliers, 4000 fantassins et cavaliers maltais et un bon
nombre de gentilhommes volontaires et de mercenaires sont prêts à
recevoir les envahisseurs. Les Français sont les plus déterminés car ils
veulent rendre à leur pays son honneur, perdu, estiment-ils, à la suite
de l’alliance franco-ottomane qui est une trahison envers l’esprit de
croisade qu’ils ont toujours incarné.
Philippe
II hésite à s’engager, justement, parce que les Chevaliers sont
français pour la plupart, et il doute de leur fiabilité : le XVIe siècle
fait émerger les premiers réflexes particularistes et nationalistes et
disparaître l’esprit européen et croisé, multinational dans son essence.
De plus, les Chevaliers ont fait allégeance au pape et, celui-ci, Pie
IV, est farouchement hostile à l’Espagne, parce qu’il veut une Italie
débarrassée de toute présence étrangère. On a beaucoup épilogué sur le
comportement de Philippe II : a-t-il délibérément “trainé les pieds” ou
a-t-il espéré garder Malte pour lui, de peur que des Chevaliers français
la remettent un jour aux mains de son ennemi le roi de France ? Ou,
plus simplement, n’avait-il plus assez d’argent pour envoyer des
secours, ayant misé tout sur ses chantiers navals ?
Malte
était défendue par 2 forts, le Fort Saint-Elme et le Fort Saint-Ange.
Les Ottomans vont d’abord concentrer leurs attaques et leurs
bombardements sur le Fort Saint-Elme, qui encaissera le choc le plus
violent. La garnison tiendra longtemps. Elle recevra même le renfort de
42 Chevaliers allemands, accompagnés de 600 fantassins. Le 21 juin, les
canons maltais tirent une salve qui emporte Dragut (Turgut) Pacha. Sa
succession est prise par Ouloudj Ali, Italien converti à l’islam, qui
s’illustrera 6 ans plus tard à Lépante. Avant de mourir, Dragut avait
hermétisé l’encerclement du Fort Saint-Elme. Ni renforts ni vivres ni
munitions ne peuvent plus venir en aide à la garnison.
Après un premier assaut ottoman, repoussé in extremis,
“il n’y avait plus un seul homme qui ne soit pas couvert de son propre
sang et de celui de l’ennemi et plus aucun n’avait encore de munitions”.
Saint-Elme va tomber : tous les Chevaliers pris prisonniers, à
l’exception de 9 d’entre eux, seront égorgés, leurs corps dénudés,
démembrés, on leur coupera les mains, la tête et les parties génitales,
ensuite on entaillera leurs torses d’un motif cruciforme et on clouera
leurs troncs sur des croix de bois que les Ottomans lanceront à la mer
pour que les oiseaux charognards s’en repaissent.
Outré,
Jean de la Valette ordonne des représailles : tous les prisonniers
musulmans sont amenés au sommet des donjons, décapités et jetés bas les
murailles. Leurs têtes sont catapultées dans le camp ottoman. Dans la
forteresse Saint-Ange règne une hygiène rigoureuse, inspirée de la
tradition hospitalière. La garnison ne connaît pas d’épidémies. Dans le
camp turc en revanche, les cadavres ne peuvent être enterrés
profondément, la terre maltaise étant trop chiche. Les Chevaliers
disposent de citernes d’eau douce abondante. L’approvisionnement en eau
est problématique pour les Ottomans, pourtant habitués, eux aussi, à une
grande hygiène. La maladie se répand au plus fort de l’été dans les
campements des soldats turcs. Barnaby Rogerson écrit :
« Vers la moitié de l’été, les corps en putréfaction, à demi-enterrés dans les tranchées ou ensevelis sous les décombres des murailles ou dans les tranchées bombardées, ajoutent l’élément complémentaire qui répandra la maladie. Un déserteur ottoman apprend aux défenseurs que les blessures des soldats turcs ne guérissent pas, que la maladie régnait dans le camp et qu’ils ne recevaient qu’une ration de biscuit de 10 onces par jour ».
Les
Turcs tentent un assaut général le 7 août : il est repoussé et la
cavalerie maltaise opère une vigoureuse sortie qui sème le désordre dans
le camp ottoman. Le siège va encore durer 30 jours. Mais la famine et
la maladie minent le moral des Turcs, qui craignent de voir débouler la
flotte espagnole, qui, effectivement, est en Sicile, avec autant de
bâtiments que compte la flotte de Piali Pacha. Une tempête retarde les
Espagnols. Le 5 septembre 1565, 5.000 hommes débarquent à Malte pour
soulager les assiégés. Les Turcs se retirent en bon ordre. La dernière
galère ottomane quitte Malte le 12 septembre. Un tiers des Chevaliers
ont été tués, tous les autres avaient été blessés. Jean de la Valette
avait 9.000 hommes sous ses ordres au début du siège : quand les
Ottomans abandonnent la partie, il n’en a plus que 900.
Débarquement turc à Chypre et chute de Nicosie
Soliman
Ier meurt en 1566 : il laisse à son héritier un empire ottoman qui
s’est transformé au fil des décennies en une machine qui fonctionne à la
perfection et qui s’étend sur 2.500.000 km2. Selim II, dit Selim le Sot
vu sa propension pour la dive bouteille, prend sa succession. Mais
Sélim II n’est pas aussi “sot” que veulent bien le croire ses
adversaires. Pendant les 8 années où il exercera le pouvoir, il défendra
bien les positions de l’empire ottoman, même si c’est sous son règne
que les Turcs perdent la bataille de Lépante. Les Turcs n’ont pas pris
Malte mais ils vont, dès 1567, arrondir leurs possessions en Égée : ils
prennent Naxos. Le commandant général de la flotte espagnole de la
Méditerranée, Garcia de Toledo, cède sa place à Don Juan d’Autriche,
encore occupé à mater la révolte des Alpujarras en Andalousie. Les
événements qui vont immédiatement précéder Lépante se mettent en place :
nous savons que l’île de Djerba est tombée en 1560, que Malte a failli
être enlevée aux Chevaliers en 1565 ; en 1570, Ouloudj Ali reprend Tunis
mais est contraint de laisser la forteresse de La Goulette aux
Espagnols.
En
février 1570, un ambassadeur turc arrive à Venise et demande la
rétrocession de Chypre. Sélim II croit qu’un incendie a ravagé de fond
en comble l’arsenal de Venise et que la ville marchande n’a plus de
flotte pour défendre ses possessions. En réalité, l’incendie n’a détruit
que 4 galères. Délibérément les Ottomans provoquent les Vénitiens :
l’ambassadeur de Venise s’entend dire par le vizir Sököllü que “Chypre
appartient historiquement à l’empire ottoman”. Les marchands vénitiens
sont arrêtés à Istanbul et les embarcations vénitiennes saisies. Le 1er
juillet 1570, la flotte de Piali Pacha débarque les troupes ottomanes,
fortes de 52.000 hommes, sur la côte méridionale de Chypre. Ils
commencent la conquête de l’île.
Nicosie
tombe le 9 septembre 1570. Ses murailles étaient trop anciennes,
n’avaient pas pu résister à un bombardement d’artillerie. La garnison,
commandée par Niccolo Dandolo, était mal équipée et mal entraînée ; les
soldats n’avaient reçu aucune instruction pour manier les 1.040
arquebuses que Venise avait livrées. Dandolo était un chef timoré, qui a
sans doute raté quelques bonnes occasions d’étriller l’armée turque,
mais, malgré les lacunes qu’on a pu lui reprocher, il tient 45 jours
devant les soldats de Lala Mustafa et repousse 14 assauts d’envergure.
Au moment de la reddition, habillé de velours rouge pour recevoir
dignement le vainqueur, Dandolo a la tête tranchée par un Turc, avant
d’avoir pu prononcer un mot. “Massacres, écartèlements, empalements,
profanations d’église et viols d’adolescents des deux sexes”, s’ensuit,
écrit l’historien anglais Julius J. Norwich. La flotte de secours, qui
cingle vers Chypre, apprend la chute de Nicosie et hésite à entrer en
action.
La chute de Famagouste et le sort épouvantable de Marcantonio Bragadin
Lala
Mustafa ne perd pas de temps : le 11 septembre, il envoie aux
défenseurs de Famagouste un ultimatum leur ordonnant de se rendre sans
tergiverser et, pour appuyer son ordre, joint la tête tranchée du
malheureux Dandolo. Malgré leur supériorité en nombre et en matériel,
les Turcs avaient buté pendant 45 jours contre une cité mal défendue.
Famagouste, au contraire, est une ville correctement fortifiée et
commandée par 2 officiers de belle prestance : Marcantonio Bragadin et
Astorre Baglioni de Pérouse (Perugia). Le siège sera long : il va durer
du 17 septembre 1570 au 5 août 1571.
Les
assiégés, peu nombreux mais bien entraînés, feront de nombreuses
sorties, menant bataille jusqu’au centre même du camp de Lala Mustafa.
Ce dernier fait appel à des sapeurs arméniens pour creuser des sapes
sous les murailles de Famagouste. Un impressionnant réseau de tranchées
entoure la ville. 10 tours de siège canardent les défenseurs de haut. En
juillet, tous les animaux de la ville ont été mangés : il ne reste aux
assiégés que du pain et des fayots. Des 8.000 hommes de la garnison, il
n’y en a plus que 500 de valides et ils tombent de sommeil et
d’épuisement. Il faut se rendre. Les 2 commandants font hisser le
drapeau blanc sur les remparts.
Lala
Mustafa, écrit J. J. Norwich, fait une offre très chevaleresque : tous
les Italiens pourront rembarquer, et tous les autres habitants, quelle
que soit leur nationalité, pourront les accompagner. Le document porte
la signature de Lala Mustafa et le sceau du sultan. En outre, Lala
Mustafa complimente ses adversaires pour leur courage et leur
ingéniosité à défendre leur ville. Bragadin et Baglioni se rendent
alors, en grande pompe, dans le camp de Lala Mustafa pour lui remettre
solennellement les clefs de la cité vaincue. Dans un premier temps, il
reçoit la délégation avec courtoisie puis, soudain, change d’attitude,
injurie de la manière la plus obscène ses interlocuteurs, sort un
coutelas et tranche une oreille de Bragadin, tout en ordonnant à l’un de
ses assistants de lui couper l’autre oreille et le nez. Les gardes,
eux, reçoivent l’ordre d’exécuter immédiatement tous les membres de la
délégation. Baglioni est décapité ainsi que le capitaine des artilleurs
vénitiens, Luigi Martinengo. Près de 350 têtes seront ainsi empilées
devant la tente du pacha, furieux, en fait, d’avoir perdu près de 50.000
hommes dans l’aventure.
Bragadin
est emprisonné, ses plaies, non soignées, deviennent purulentes. Il est
dans un état de faiblesse épouvantable. Les Turcs l’extraient de sa
prison, le chargent de sacs de pierres ou de terre et le promènent,
ainsi chargé, autour des murs de la ville. On le hisse ensuite, ligoté
sur une chaise, au mât du navire amiral turc, pour l’exposer aux
moqueries des marins, qui lui lancent : “Vois-tu, chien, ta flotte de
chrétiens approcher ?”. Sur une place de Famagouste, on l’attache à une
colonne et le bourreau commence à l’écorcher vif. Bragadin meurt quand
l’exécuteur lui entame la taille. Son cadavre est décapité, puis
écartelé. On emplit sa peau de paille et de coton, on hisse ce sinistre
mannequin sur une vache et on le promène dans les rues.
Quand
Lala Mustafa retourne à Istanbul, il emporte avec lui les têtes de ses
principaux adversaires et le mannequin confectionné avec la peau de
Bragadin : il exhibe ces trophées à son sultan. Le sort de Marcantonio
Bragadin crie vengeance. Pie V avait appelé Espagnols et Vénitiens à la
réconciliation : déjà, en juillet 1570, pendant le siège de Nicosie, le
projet d’une nouvelle “Sainte Ligue” est soumis et aux doges et à
Philippe II. Le 25 mai 1571, sa constitution est officiellement
proclamée sous les voûtes de Saint-Pierre à Rome. Cette Ligue devait
être perpétuelle, offensive aussi bien que défensive et dirigée contre
l’empire ottoman et ses vassaux nord-africains.
La Sainte-Ligue et la bataille de Lépante
Après
avoir quitté Chypre, les Turcs cinglent vers la Mer Ionienne et
l’Adriatique ; ils débarquent à Corfou et sur les côtes dalmates. Ils
pensent que rien ne les arrêtera et qu’ils seront bientôt à Venise même.
La flotte de la Sainte-Ligue, dont ils avaient sous-estimé l’ampleur,
s’est rassemblée à Messine en août. Son centre est commandé par Don Juan
d’Autriche, demi-frère de Philippe II, par le Vénitien Venier et le
Romain Colonna, amiral de la flotte papale. L’aile droite est sous les
ordres de Doria. L’aile gauche sous les ordres du Vénitien Augustino
Barbarigo. 2 petites escadres, servant d’avant-garde et d’arrière-garde,
sont sous le commandement de Don Juan de Cardona et du Marquis de Santa
Cruz. En apprenant que cette formidable armada s’approche de leurs
positions, les Turcs se réfugient dans leurs bases grecques. Les
Européens ont réellement envie d’en découdre. Ils viennent d’apprendre
le sort de Bragadin et veulent à tout prix le venger.
Les
2 flottes se rencontrent à l’aube du 7 octobre, à l’entrée du Golfe de
Patras. La Sainte-Ligue aligne 206 galères ; chacune d’elle transporte
de 200 à 400 hommes, dont 100 soldats. Sur la proue de chaque galère, on
a installé une plateforme avec 5, 6 ou 7 canons. Les Vénitiens alignent
en plus 6 galéasses,
de grosses galères de 6 mâts, portant une cinquantaine de canons. La
flotte turque, elle, dispose de 220 galères, portant peu de canons. Les
Ottomans n’ont pas de galéasses : ils ignorent l’existence de cette
arme, inspiré par la grande caraque “Sant’Anna” de l’Ordre de
Saint-Jean. Comme convenu à Messine en août, Don Juan dispose sa flotte
en 3 parties : le centre, qu’il commande lui-même, une aile gauche et
une aile droite. Devant chacune de ces formations, Don Juan fait placer 2
galéasses. Les Turcs optent pour une dispositif similaire.
Leur
centre est constitué de 90 galères dirigées par Ali Pacha, grand amiral
ottoman. L’aile gauche est commandée par Ouloudj Ali, le rénégat
calabrais, et composée pour l’essentiel de galères algéroises, également
90 en tout. L’aile droite est sous les ordres de Mohammed Scirocco et
aligne 60 galères. Les effectifs embarqués de la Sainte-Ligue s’élèvent à
80.000 hommes, dont 40.000 rameurs, condamnés ou volontaires, mais
quasiment tous chrétiens. Les effectifs ottomans sont du même ordre,
mais les galériens sont des chrétiens réduits à l’esclavage. Le temps
est beau, la tempête des jours précédents s’est apaisée. “Assez de
paroles, le temps des conseils est passé : ne vous préoccupez plus que
de combattre”, réplique Don Juan à ceux qui veulent encore délibérer,
avant la bataille, au sein d’une alliance somme toute fragile. Les
soldats l’acclament, il inspire l’enthousiasme et l’obéissance. Sur le
plan moral, il a déjà gagné.
Le feu irrésistible des galéasses des frères Bragadin
Dès
qu’elles s’aperçoivent, les 2 flottes avancent l’une vers l’autre,
chacune selon un dispositif en croissant, avec les ailes légèrement
avancées par rapport au centre. Le front de la bataille est de 7 km
maximum. Les ailes adverses, que les commandants ont placées au nord de
leurs dispositifs, sont proches de la côte. L’artillerie des galéasses
vénitiennes amorce la bataille. Ces énormes embarcations, une innovation
des ingénieurs vénitiens, sont très mobiles, combinent rames et voiles,
et peuvent faire feu dans toutes les directions. 4 d’entre elles vont
détruire en une demie-heure le tiers de la flotte d’Ali Pacha. Parmi les
commandants de ces galléasses, 2 frères de Marcantonio Bragadin,
Antonio et Ambrogio. Ils vont venger le martyr de Famagouste. Ils
hurlent leurs ordres à leurs canonniers pour qu’ils arrosent d’un feu
nourri les galères turques. On est bien d’accord sur toutes les galères
et galéasses de Venise que pour venger Dandolo, Baglioni, Martinengo et
surtout Bragadin, on ne fera aucun prisonnier. Avant même que la
bataille ne commence vraiment, les galéasses avait mis hors de combat ou
tué 10.000 Turcs. La mer était déjà couverte de noyés, de mâts ou de
rames rompus, de morceaux de coque et de débris de toutes natures :
jamais on n’avait encore vu de telles destructions lors d’une bataille
navale, en si peu de temps.
Pour
galvaniser les Turcs, qui avaient paniqué devant le feu dense des
galéasses, la galère amirale d’Ali Pacha, la “Sultana”, fonce vers “La
Reale” de Don Juan, accompagnée de 96 autres galères. En voyant foncer
ainsi le centre du dispositif turc sur eux, les prêtres espagnols et
italiens, qui, tous, portent l’épée et ont bien l’intention de s’en
servir, bénissent rameurs et soldats. Don Juan harangue ses troupes
quelques minutes avant le choc : “Mes enfants, nous sommes ici pour
conquérir ou pour mourir, comme le Ciel le voudra”. Les Européens, ce
jour-là, sont chauffés à blanc : ils se batteront comme des possédés,
mus essentiellement, sinon par la foi chrétienne, par l’ivresse de la
vengeance pour les atrocités ottomanes commises à Chypre et à Corfou.
Les soldats espagnols et italiens, issus des villes littorales, veulent
venger les leurs tués ou enlevés lors des razzias ottomanes ou
barbaresques, perpétrées depuis des décennies.
Don Juan à la pointe du combat sur la Sultana d’Ali Pacha
Et
c’est le choc, brutal, les soldats espagnols et allemands de Don Juan,
sautent sur le pont de la Sultana d’Ali Pacha, qui est une merveille
esthétique mais ne dispose pas de balustrades et de parapets pour
protéger ses superstructures, comme leur propre galère amirale, La
Reale. C’est sur le pont de la Sultana que la bataille rangée aura lieu.
Les soldats de la Sainte Ligue ont l’avantage d’être cuirassés et
casqués, face aux Turcs coiffés de turbans. Par 2 fois, ils approchent
la personne d’Ali Pacha, mais les petits bâtiments turcs déversent sans
cesse des renforts sur la Sultana, en espérant que le nombre et le
courage des janissaires viendra à bout de ces soldats bardés de fer, qui
manient l’arquebuse à merveille, avec une discipline de groupe sans
pareille. Les embarcations espagnoles ont un pont surélevé par rapport à
leurs équivalentes turques : de là, les arquebusiers des tercios peuvent canarder les Turcs et surtout leurs archers, qui sont, dans le camp ottoman, les combattants les plus dangereux.
Longtemps,
c’est une mêlée effroyable, sur l’espace restreint de quelques planches
flottantes. La fumée de la poudre aveugle tous les combattants. Don
Juan est devant, en première ligne, à côté de ses valeureux soldats. Don
Luis de Requesens l’exhorte à ne pas s’exposer. Il répond : “Ma vie ne
vaut pas mieux en ce moment que celle du dernier des soldats. Je
vaincrai ou je mourrai l’épée à la main : ne pensez qu’à votre devoir,
comme je pense au mien. Chacun de nous est maintenant à la miséricorde
de Dieu”. Don Luis obtempère et la fine fleur de l’aristocratie
espagnole se range autour du jeune chef aimé et incontesté. Il y a là le
Comte de Priego, Rodrigo de Benavidès, Luis de Cardora, Philippe de
Heredia, Ruy Diaz de Mendoza, Juan de Guzman et une flopée de jeunes
nobles qui veulent, ce jour-là, dans cette effroyable mêlée, gagner
quelques morceaux de gloire. Ils attaquent. Ils sont repoussés. Ils
attaquent encore. Le régiment de Sardaigne de Don Lopez de Figueroa plie
sous l’assaut turc.
Don
Bernardino de Cardenas est renversé par un coup d’espingole et Don Juan
le remplace aussitôt à la tête de ses soldats. En face d’eux, Ali Pacha
en personne, qui délaisse son arc pour combattre au corps à corps son
adversaire, le fils de Charles Quint. À ce moment-là, nous rappelle
l’écrivain wallon Maurice des Ombiaux, le capitaine général de la
chrétienté, le brave amiral du pape, Marco Antonio Colonna, avec le
navire du bey ottoman de l’Eubée (le Négropont) dont il vient de
s’emparer, fonce à toute vitesse sur la Sultana. La proue de la galère
turque capturée s’enfonce profondément dans le navire amiral d’Ali
Pacha. Les arquebusiers du pape mitraillent les Turcs et Don Juan lance
un nouvel assaut. Le fils de Charles Quint tient une hache et une épée à
large lame. Sardes et Espagnols sont galvanisés : plus rien ne les
arrête, leur fureur balaie le pont, plus aucun janissaire ne résiste.
Ils prennent l’étendard du Prophète venu de La Mecque. Ali Pacha est
blessé, une balle d’arquebuse l’a frappé au front. Il s’écroule. Un
soldat lui tranche la tête et la fiche sur une pique. Don Juan est
horrifié et fait immédiatement jeter la tête à la mer. Le centre de la
Sainte Ligue a gagné la partie : la Sultana est aux mains de ses
soldats. Parmi eux, Miguel de Cervantès, qui vient de perdre sa main
gauche dans un corps à corps, pour la “plus grande gloire de la droite”,
qui écrira le fameux roman Don Quichotte, où est évoquée la bataille de
Lépante.
L’aile gauche venge cruellement la mort atroce de Bragadin
L’aile
gauche de la Sainte Ligue, commandée par le Vénitien Barbarigo encaisse
d’abord un assaut impétueux, lancé par Mohammed Scirocco, qui tente de
pousser ses ennemis vers la côte. Barbarigo, inébranlable, électrise ses
soldats et ses marins, qui retournent la situation en leur faveur :
cette fois, ce sont les Turcs qui sont acculés au littoral. Pour se
dégager, ils doivent donner l’assaut, mais sous le feu nourri des
arquebusiers vénitiens. Un archer ottoman envoie une flèche dans l’œil
de Barberigo qui lui transperce la moitié du crâne. Il mourra après la
bataille. Son neveu, Giovanni Mario Contarini, prend le commandement.
Les janissaires, plus nombreux que leurs adversaires, montent à
l’abordage et sont refoulés ; les soldats croates, italiens et dalmates
de la Sérénissime s’emparent rapidement de la galère de Scirocco.
La
discipline des soldats de la Ligue, leur habilité à manier l’arquebuse
et leurs casques et cuirasses compensent facilement leur infériorité
numérique. Scirocco, vice-roi d’Alexandrie, est tué, décapité et jeté à
la mer. Une première vengeance vénitienne pour la mort de Bragadin. Mais
ce ne sera pas tout : les Vénitiens de Barbarigo et Contarini vont
systématiquement massacrer tous les marins et soldats turcs qui
tomberont entre leurs mains. Les 15.000 galériens chrétiens de la flotte
de Mohammed Scirocco sont libérés. Les galères turques, prises de
panique, se rabattent sur la côte et s’échouent. Il ne reste rien,
absolument rien de la flotte du vice-roi d’Alexandrie. Au nord de l’aire
de combat, la victoire est acquise à la Sainte Ligue mais au prix fort :
les capitaines Contarini, Barbarigo et Querini sont morts au combat ou
succomberont à leurs blessures.
Bonnes manœuvres et erreur d’Ouloudj Ali
Au
sud, Gianandrea Doria s’était laissé enveloppé par le redoutable
corsaire algérois Ouloudj Ali. Le centre, qui vient de vaincre et n’a
plus devant lui que des carcasses de galères incendiées, se voit
subitement menacé sur ses arrières par les galères d’Ouloudj Ali. La
capitane de Malte fait face à 7 galères algéroises, 10 navires vénitiens
sont encerclés. Les arrières-gardes de Don Juan de Cardona et du
Marquis de Santa-Cruz foncent à la rescousse. Les 2 commandants sont
touchés mais restent à leur poste. Doria se rend compte de son erreur et
revient en toute hâte au combat. Don Juan rameute une douzaine de
galères encore en bon état et fonce sur le dispositif d’Oulouch Ali.
La
situation est redressée de justesse et la majeure partie des pertes
européennes, en cette journée de Lépante, sont dues aux coups du pirate
algérois. Qui a commis toutefois une erreur grave : au lieu de
s’attaquer à davantage de galères chrétiennes, il fait une pause pour
tenter de remorquer ses prises, dont 3 galères de l’Ordre de Saint-Jean.
Il perd un précieux temps qui permet aux arrière-gardes espagnoles et à
Don Juan de passer à l’attaque. Il n’emportera même pas ses prises, il
doit les larguer pour fuir plus vite. Ouloudj Ali n’a plus qu’une
solution : sauver sa flotte, quitter le lieu des combats et se réfugier à
Alger, sa place forte.
Pourquoi la Sainte Ligue a-t-elle vaincu à Lépante ?
La
victoire est totale pour la Ligue. Comment les écoles militaires
expliquent-elles aujourd’hui cette victoire ? Le professeur américain
Victor Davis Hanson attribue cette victoire aux galéasses, bien
évidemment, et à leur puissance de feu, qui valait celle d’une douzaine
de galères ottomanes. Don Juan avait fait scier les proues de ses
navires pour installer des canons capables de tirer de face et non pas
latéralement. Ce dispositif permettait de tirer des boulets sur la ligne
de flottaison des galères ottomanes. Privées de ce dispositif, les
galères turques tiraient généralement trop haut, ne provoquant aucun
dommage chez leurs adversaires. L’infanterie espagnole et allemande
(7.300 mercenaires levés en Allemagne pour un total de 27.800 soldats de
Philippe II) a prouvé sa supériorité lors de la bataille de Lépante ;
elle disposait d’arquebuses relativement légères (de 7,5 à 10 kg) dont
la portée était de 350 à 450 m. ; elle était cuirassée et casquée ; elle
misait sur la solidarité du groupe et sur la discipline, non sur
l’héroïsme personnel. Ensuite, bien sûr, la qualité de l’artillerie
vénitienne et l’excellence de la tactique du feu nourri qu’elle
inaugurait, ont largement contribué à la victoire de la Ligue. Hanson
rappelle aussi que la Ligue disposait de 1.815 canons et les Turcs de
750 seulement. Ce sont ces atouts-là, dit Hanson, voix très écoutée
aujourd’hui en matière d’histoire militaire, qui ont donné la victoire à
Don Juan. La bataille n’a duré que 4 bonnes heures, nous rappelle
l’historien militaire américain. Au cours de ce laps de temps finalement
fort bref, 150 hommes ont été tués par minute, ce qui nous amène à
quelque 40.000 morts, un taux de mortalité effrayant comparable à celui
de la bataille de la Somme pendant la première guerre mondiale.
L’historien militaire allemand Helmut Pemsel détaille dans son ouvrage destiné aux officiers de la Bundesmarine
les pertes de la journée de Lépante : les Turcs auraient perdu 150
navires, dont 110 sont pris par la Sainte Ligue et 30 échoués sur les
côtes du Cap Scrophia, à l’entrée du Golfe de Patras. On aurait dénombré
25.000 morts chez les Turcs et 5.000 prisonniers. Les marins de la
Sainte Ligue auraient libéré 12.000 galériens chrétiens (et non 15.000
comme l’affirment d’autres sources). Les chrétiens auraient perdu 8000
hommes au combat et leurs rangs auraient compté 20.000 blessés, dont
Cervantès. Ils n’auraient perdu en outre que de 12 à 15 bateaux, surtout
sur le front tenu par Ouloudj Ali. Pemsel conclut : « Lépante a été
l’une des plus grandes batailles navales de l’histoire, la dernière
bataille de galères et, pour une longue période, la dernière bataille
décisive dans l’espace méditerranéen. Mais la bataille n’a eu aucun
effet stratégique sur le long terme, car la coalition chrétienne s’est
rapidement disloquée ». Après l’hiver, en effet, les partenaires de la
Sainte Ligue ne parviennent plus à accorder leurs violons. Philippe II
est très réticent. Il se borne à maintenir sa flotte dans les eaux
italiennes, au cas où une flotte turque reconstituée, ou la flotte
d’Ouloudj Ali, qui a échappé au désastre, reviendrait ravager
l’Adriatique ou la Tyrrhénienne.
Pour
le reste, le roi d’Espagne se dit plus préoccupé des troubles aux
Pays-Bas et de la situation en Angleterre, où les pirates, avec la
complicité tacite de la nouvelle reine Élizabeth Ire
d’Angleterre, risquent fort bien de s’en prendre aux ports galiciens ou
asturiens et de couper les communications entre l’Espagne et les
Flandres. Qui plus est, les corsaires anglais attaquent les navires
espagnols dans les Caraïbes. Philippe II rappelle une bonne partie de sa
flotte pour protéger les Pays-Bas que menacent un débarquement anglais
ou une intervention huguenote française en faveur des insurgés
calvinistes et protestants de Hollande. Il faut aussi préciser que
l’Espagne est présente depuis février 1565 dans le Pacifique, dans les
Philippines. 3 et 4 ans après Lépante, en 1574 et 1575, Juan de Salcedo,
commandant de la garnison espagnole des Philippines, réussit à enrayer
la conquête de l’archipel par les pirates chinois de Li-Ma-Hong.
Quelques réflexions sur l’après-Lépante
Lépante,
comme le dit bien Pemsel, est une des dernières batailles décisives en
Méditerranée, avant que les enjeux stratégiques majeurs, y compris pour
l’Espagne, ne passent de l’antique “Mare Nostrum” des Romains à
l’Atlantique. Philippe II, poussé par ces contingences nouvelles,
concentre désormais ses efforts sur l’Atlantique et laisse, dans le
bassin occidental de la Grande Bleue, une œuvre inachevée : la piraterie
barbaresque y est toujours présente et ne cessera définitivement de
menacer l’Europe, y compris sa façade atlantique, qu’au début du XIXe
siècle. En 1823, la Ligue Hanséatique de Hambourg se plaint d’un raid de
corsaires algériens ou marocains dans les eaux de la Mer du Nord ! La
conquête française de l’Algérie mettra un terme à ces actions de
piraterie.
L’après-Lépante
est marqué par l’inaction. Venise ne récupère pas Chypre. Les Ottomans
réarment une flotte. Le sultan peut dire avec ironie : “En prenant
Chypre, nous vous avons coupé le bras. En détruisant notre flotte, vous
nous avez rasé la barbe. Un bras ne repousse jamais ; la barbe repousse
toujours”. De fait, la perte de Chypre est un désastre pour l’Europe et
l’acharnement des gouvernements turcs successifs à vouloir conserver à
tout prix la reconquête de l’île, réalisée pendant l’été 1974, s’inscrit
bien dans la logique géopolitique et stratégique qui se profile
derrière la boutade du sultan ottoman. Pour la Turquie, c’est une
question de prestige de rester à Chypre, même si la non reconnaissance
par Ankara de l’État cypriote grec empêche l’État turc de devenir membre
à part entière de l’UE. Où le sultan s’est avéré moins pertinent, c’est
quand il a évoqué sa nouvelle flotte. Elle était certes aussi nombreuse
que celle perdue à Lépante, mais nettement moins bien dotée en canons
que ses homologues vénitiennes ou espagnoles. Les forges de l’arsenal de
Venise étaient bien plus efficaces que les pauvres ateliers ottomans.
Pire, ajoute Hanson, les Ottomans dotent encore, après Lépante, leurs
galères de canons pris à l’ennemi. La structure économique de l’empire
ottoman, ajoute-t-il, ne permet pas de créer des manufactures capables
de produire en masse un armement standardisé et moderne.
Les combats sur mer en Méditerranée après Lépante
Sur
le terrain, 10 mois après Lépante, Colonna rencontre la nouvelle flotte
turque au Cap Matapan. C’est Ouloudj Ali qui la commande et elle compte
225 galères. Celle de Colonna est composée de 127 galères, 6 galéasses
et 24 voiliers. Ouloudj Ali préfère éviter le combat. Il se retire sans
perdre un navire. Une vingtaine de jours plus tard, les Espagnols
rejoignent Colonna, avec, à leur tête, Don Juan. Les 2 flottes font
jonction à Corfou, mais aucun engagement n’a lieu. En 1573, Venise signe
une paix séparée avec les Turcs : la sainte Ligue cesse automatiquement
d’exister. L’âme de l’unité de la Sainte Ligue, Pie V, était décédé en
mai 1572. Le principal événement à signaler dans l’après-Lépante, c’est
la reprise de Tunis en octobre 1573 par les Espagnols de Don Juan.
Victoire éphémère : Ouloudj Ali reprend définitivement la ville en
juillet 1574, avec 70.000 hommes qu’amène son futur successeur, Sinan
Pacha. La perte définitive de Tunis scelle la fin du rêve espagnol de
contrôler l’Afrique du Nord. L’Espagne se tourne pour de bon vers
l’Atlantique, car c’est au-delà de l’Atlantique que réside désormais sa
richesse et son empire. L’annexion du Portugal en 1580 accentue encore
davantage ce tropisme atlantique. La Turquie abandonne aussi l’idée
d’intervenir dans le bassin occidental car elle entre dans une longue
guerre contre les Perses qui durera de 1578 à 1590. En juillet 1586, 7
galères algéroises attaquent Lanzarote dans les Canaries et capturent
200 Canariens : c’est la première attaque des Barbaresques d’Algérie
dans l’Océan Atlantique.
Il
faudra attendre le début du XVIIe siècle pour revoir des combats
sporadiques en Méditerranée. À signaler : une bataille au large de la
Sardaigne, le 3 octobre 1624, où une flotte italienne détruit un parti
algérois. En août 1640, la flotte des Chevaliers de Malte, sous la
direction du Comte Ludwig von Hessen, capture 6 grands voiliers
barbaresques devant Tunis. Le 28 septembre 1644, 6 galères maltaises
capturent au large de Chypre un galéon turc avec, à son bord, l’une des
épouses favorites du sultan. Le 4 avril 1655, l’Amiral anglais Blake,
avant de se tourner contre l’Espagne, détruit Porto Farina près de Tunis
et fait taire les canons du fort à l’aide de ses propres batteries :
c’est la première fois qu’une artillerie montée sur vaisseaux parvient à
neutraliser une citadelle.
Il faudra attendre la guerre de Crète
(1645-1669) pour qu’un conflit d’envergure, s’inscrivant dans la longue
guerre euro-turque, réanime le théâtre méditerranéen et pour que
l’empire ottoman enregistre l’un de ses derniers triomphes. Le prétexte
de cette guerre est la capture en 1644 de la belle épouse du sultan par
les Chevaliers de Malte. En représailles, les Turcs débarquent en Crète
et s’emparent de l’île, que personne ne pourra leur arracher. Venise ne
parvient pas à briser les lignes de communications turques : elle doit
demander la paix et abandonner la Crète. La dernière grande île du
bassin oriental tombe aux mains des Turcs, 98 ans après Lépante. Avec la
marche de Kara Mustafa sur Vienne en 1683, ce sera le chant du cygne de
l’empire ottoman. La défaite devant Vienne annonce la perte de la
Hongrie et du Nord de la péninsule balkanique. La Sublime Porte est sur
le déclin, sous les coups de boutoirs des armées habsbourgeoises,
dirigées par ce génie militaire que fut le Prince Eugène de
Savoie-Carignan. L’empire ottoman ne menacera plus l’Europe. Et les
Européens s’empresseront d’oublier le danger turc.
Aujourd’hui,
avec le déclin démographique de l’Europe et l’amnésie généralisée qui
s’est emparé de nos peuples dans l’euphorie d’une société de
consommation, le danger turc est pourtant bien présent. Une adhésion à
l’UE submergerait l’Europe et lui ferait perdre son identité
géopolitique, forgée justement pendant plus d’un millénaire de lutte
contre les irruptions centre-asiatiques dans sa périphérie ou carrément
dans son espace médian. L’Europe doit être vigilante et ne tolérer aucun
empiètement supplémentaire de son territoire : à Chypre, dans l’Égée,
dans le Caucase, sur le littoral nord-africain où subsistent les
“presidios” espagnols, dans les Canaries, il faut être intransigeant.
Mais dans quel esprit doit s’inscrire cette intransigeance ? Dans
l’esprit de l’Ordre de Saint-Jean, bien évidemment, qui a toujours
refusé de lutter contre une puissance chrétienne ou de s’embarquer dans
des alliances qui s’opposaient à d’autres pactes où des puissances
chrétiennes étaient parties prenantes : on a en tête les alliances
contre-nature que concoctaient les Byzantins sur leur déclin et qui ont
amené les Turcs en Thrace. L’Ordre a toujours su désigner l’ennemi
géopolitique et en a tiré les conséquences voulues.
L’idéal
bourguignon du XVe siècle, très bien décrit dans le beau livre de
Bertrand Schnerb, correspond parfaitement à ce qu’il faudrait penser
aujourd’hui, au-delà des misères idéologiques dominantes et des
bricolages insipides de nos intellectuels désincarnés ou de nos
médiacrates festivistes. Notre idéal remonte en effet à Philippe le Bon,
le fils de Jean sans Peur et d’une duchesse bavaroise, qui prête à
Lille, le 17 février 1454, le fameux “Vœu du Faisan”, un an après la
chute de Constantinople. Le “Vœu du Faisan” est effectivement resté un
simple vœu, parce que Trébizonde est tombée à son tour. Les Ducs de
Bourgogne voulaient intervenir en Mer Noire et harceler les Ottomans par
le Nord. Deux hommes ont tenté de traduire ce projet dans les faits :
Waleran de Wavrin et Geoffroy de Thoisy. L’idéal de la Toison d’Or et
l’idéal alexandrin de l’époque s’inscrivent aussi dans ce “Vœu” et dans
ces projets : il convient de méditer cet état de choses et de
l’actualiser, à l’heure où ces mêmes régions balkaniques, pontiques et
caucasiennes entrent en turbulences. Et où, avec Davutoglu, la Turquie
s’est donné un ministre des affaires étrangères qui qualifie ses options
géopolitiques de “néo-ottomanes”.
Lépante
est l’aboutissement d’une guerre longue. Nous l’avons vu. Après
Lépante, cette guerre longue a connu une accalmie. Plusieurs signes
indiquent aujourd’hui que les quelques braises aux trois quarts éteintes
qui sommeillaient encore vaille que vaille dans les reliefs du vieil
incendie sont en train de se raviver, de rougeoyer dangereusement.
Allumeront-elles un nouvel incendie ? Sans doute. La longue mémoire,
dans les guerres longues, est une arme redoutable. Songeons-y. Et
préparons-nous.
► Robert Steuckers, achevé à Forest-Flotzenberg, 15 novembre 2009. http://vouloir.hautetfort.com
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