[Ci-dessous
: Couverture du Livre de Poche, 1953. Minuit dans le siècle... Tel
pourrait se traduire le titre anglais. La confrontation de l'humain et
de l'idéologique, par-delà le récit de purges staliniennes, est au cœur
de cette œuvre]
Ce
n’est pas seulement par l’effet tonifiant du blanc-seing de Piron, dans
le microcosme néo-droitiste bruxellois en gestation à l’époque, que
Koestler revenait au premier plan de mes préoccupations. En première
année de philologie germanique aux Facultés Universitaires Saint-Louis,
il me fallait lire, dès le second trimestre, des romans anglais. Mon
programme : Orwell, Huxley, Koestler et D. H. Lawrence. L’un des romans sélectionnés devait être présenté oralement : le sort a voulu que, pour moi, ce fut Darkness at Noon (Le zéro et l’infini),
récit d’un procès politique dans le style des grandes purges
staliniennes des années 30. Le roman, mettant en scène le “dissident”
Roubachov face à ses inquisiteurs, est bien davantage qu’une simple
dénonciation du stalinisme par un adepte de la dissidence
boukharinienne, zinovievienne ou trotskiste. Toute personne qui entre en
politique, entre obligatoirement au service d’un appareil, perclus de
rigidités, même si ce n’est guère apparent au départ, pour le croyant,
pour le militant, comme l’avoue d’ailleurs Koestler après avoir viré sa
cuti. À partir d’un certain moment, le croyant se trouvera en
porte-à-faux, tout à la fois face à la politique officielle du parti,
face aux promesses faites aux militants de base mais non tenables, face à
une réalité, sur laquelle le parti a projeté ses dogmes ou ses idées,
mais qui n’en a cure. Le croyant connaîtra alors un profond malaise, il
reculera et hésitera, devant les nouveaux ordres donnés, ou voudra
mettre la charrue avant les bœufs en basculant dans le zèle
révolutionnaire. Il sera soit exclu ou marginalisé, comme aujourd’hui
dans les partis dits “démocratiques” ainsi que chez leurs challengeurs
(car c’est kif-kif-bourricot !). Dans un parti révolutionnaire comme le
parti bolchevique en Russie, la lenteur d’adaptation aux nouvelles
directives de la centrale, la fidélité à de vieilles amitiés ou de
vieilles traditions de l’époque héroïque de la révolution d’Octobre 1917
ou de la clandestinité pré-révolutionnaire, condamne le “lent” ou le
nostalgique à être broyé par une machine en marche qui ne peut ni
ralentir ni cesser d’aller de l’avant. La logique des procès communistes
voulait que les accusés reconnaissent que leur lenteur et leur
nostalgie entravaient le déploiement de la révolution dans le monde,
mettait le socialisme construit dans un seul pays (l’URSS) en danger
donc, ipso facto, que ces “vertus” de vieux révolutionnaires
étaient forcément des “crimes” risquant de ruiner les acquis réellement
existants des œuvres du parti. En conséquence, ces “vertus” relevaient
de la complicité avec les ennemis extérieurs de l’Union Soviétique (ou,
lors des procès de Prague, de la nouvelle Tchécoslovaquie rouge).
Lenteur et nostalgie étaient donc objectivement parlant des vices
contre-révolutionnaires.
Koestler
a vécu de près, au sein des cellules du Komintern, ce type de
situation. Pour lui, le pire a été l’entrée en dissidence, à son corps
défendant, de Willi Münzenberg, communiste allemand chargé par le
Komintern d’organiser depuis son exil parisien une résistance planétaire
contre le fascisme et le nazisme. Pour y parvenir, Münzenberg avait
reçu d’abord l’ordre de créer des “fronts populaires”, avec les
socialistes et les sociaux-démocrates, comme en Espagne et en France.
Mais la centrale moscovite change d’avis et pose trotskistes et
socialistes comme des ennemis sournois de la révolution : Münzenberg
entre en disgrâce, parce qu’il ne veut pas briser l’appareil qu’il a
patiemment construit à Paris et tout recommencer à zéro ; il refuse
d’aller s’expliquer à Moscou, de crainte de subir le sort de son
compatriote communiste allemand Neumann, épuré en Union Soviétique (sa
veuve, Margarete Buber-Neumann, rejoindra Koestler dans son combat
anti-communiste d’après guerre). Münzenberg a refusé d’obéir, de
s’aligner sans pour autant passer au service de ses ennemis
nationaux-socialistes. Dans le roman Darkness at Noon / Le zéro et l’infini,
Roubachov n’est ni un désobéissant ni un traître : il proteste de sa
fidélité à l’idéal révolutionnaire. Mais suite au travail de sape des
inquisiteurs, il finit par admettre que ses positions, qu’il croit être
de fidélité, sont une entorse à la bonne marche de la révolution
mondiale en cours, qu’il est un complice objectif des ennemis de
l’intérieur et de l’extérieur et que son élimination sauvera peut-être
de l’échec final la révolution, à laquelle il a consacré toute sa vie et
tous ses efforts. (Sur l’itinéraire de Willi Münzenberg, on se
rapportera utilement aux pages que lui consacre François Furet dans Le passé d’une illusion – Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Laffont/Calmann-Lévy, 1995).
L’anthropologie communiste : une image incomplète de l’homme
Koestler
s’insurge contre ce mécanisme qui livre la liberté de l’homme, celle de
s’engager politiquement et celle de se rebeller contre des conditions
d’existence inacceptables, à l’arbitraire des opportunités passagères
(ou qu’il croit passagères). L’homme réel, complet et non réduit, n’est
pas le pantin mutilé et muet que devient le révolutionnaire établi, qui
exécute benoîtement les directives changeantes de la centrale ou qui
confesse humblement ses fautes s’il est, d’une façon ou d’une autre, de
manière parfaitement anodine ou bien consciente, en porte-à-faux face à
de nouveaux ukases, qui, eux, sont en contradiction avec le plan premier
ou le style initial de la révolution en place et en marche. Koestler
finira par sortir de toutes les cangues idéologiques ou politiques. Il
mettra les errements du communisme sur le compte de son anthropologie
implicite, reposant sur une image incomplète de l’homme, réduit à un
pion économique. Dans la première phase de son histoire, la “nouvelle
droite” en gestation avait voulu, avec Louis Pauwels, porte-voix de
l’anthropologie alternative des groupes Planète, restaurer une vision
non réductionniste de l’homme.
Ma
présentation avait déplu à ce professeur de littérature anglaise des
Facultés Saint-Louis, un certain Engelborghs aujourd’hui décédé, tué au
volant d’un cabriolet sans doute trop fougueux et mal protégé en ses
superstructures. Je n’ai jamais su avec précision ce qui lui déplaisait
chez Koestler (et chez Orwell), sauf peut-être qu’il n’aimait pas ce que
l’on a nommé par la suite les “political novels” ou la veine dite
“dystopique” : toutefois, il ne me semblait pas être l’un de ces
hallucinés qui tiennent à leurs visions utopiques comme à toutes leurs
autres illusions. Pourtant, je persiste et je signe, jusqu’à mon grand
âge : Koestler doit être lu et relu, surtout son Testament espagnol et son Zéro et l’Infini.
Après les remarques dénigrantes et infondées d’Engelborghs, je vais
abandonner un peu Koestler, sauf peut-être pour son livre sur la peine
de mort, écrit avec Albert Camus dans les années 50 en réaction à la
pendaison, en Angleterre, de 2 condamnés ne disposant apparemment pas de
toutes leurs facultés mentales, et pour des crimes auxquels on aurait
pu facilement trouver des circonstances atténuantes. Force est toutefois
de constater que, dans ce livre-culte des opposants à la peine de mort,
on lira que les régimes plus ou moins autocratiques, ceux de l’Obrigkeitsstaat
centre-européen, ont bien moins eu recours à la potence ou à la
guillotine que les “vertuistes démocraties” occidentales, la France et
l’Angleterre. Le paternalisme conservateur induit moins de citoyens au
crime, ou se montre plus clément en cas de faute, que le libéralisme, où
chacun doit se débrouiller pour ne pas tomber dans la misère noire et
se voit condamné sans pitié en cas de faux pas et d’arrestation. Le
livre de Koestler et Camus sur la peine de mort réfute, en filigrane, la
prétention à la vertu qu’affichent si haut et si fort les “démocraties”
occidentales. Ce sont elles, comme dirait Foucault, qui surveillent et
punissent le plus.
Dans
les rangs du cercle de la première “nouvelle droite” bruxelloise, la
critique du réductionnisme et la volonté de rétablir une anthropologie
plus réaliste et dégagée des lubies idéologiques du XIXe siècle quittera
l’orbite de Koestler et de son Cheval dans la locomotive, pour se plonger dans l’œuvre du Prix Nobel Konrad Lorenz, notamment son ouvrage de vulgarisation, intitulé Les huit péchés capitaux de notre civilisation (Die acht Todsünde der zivilisierten Menschheit),
où le biologiste annonce, pour l’humanité moderne, un risque réel de
“mort tiède”, si les régimes politiques en place ne tiennent pas compte
des véritables ressorts naturels de l’être humain. Nouvelle école
ira d’ailleurs interviewer longuement Lorenz dans son magnifique repère
autrichien. Plus tard, en dehors des cercles “néo-droitistes” en voie
de constitution, Alexandre Soljénitsyne éclipsera Koestler, dès la
seconde moitié des années 70. Avec le dissident russe, l’anti-communisme
cesse d’être un tabou dans les débats politiques. Je retrouverai
Koestler, en même temps qu’Orwell et Soljénitsyne, à la fin de la
première décennie du XXIe siècle pour servir, à titre de conférencier,
les bonnes oeuvres de mon ami genevois, Maitre Pascal Junod, féru de
littérature et grand lecteur devant l’éternel.
• Justement, je reviens à ma question, quel regard doit-on jeter sur la trajectoire d’Arthur Koestler aujourd’hui ?
Arthur
Koestler est effectivement une “trajectoire”, une flèche qui traverse
les périodes les plus effervescentes du XXe siècle : il le dit lui-même
car le titre du premier volume de son autobiographie s’intitule, en
anglais, Arrow in the Blue (en français : La corde raide).
Enfant interessé aux sciences physiques, le très jeune Koestler
s’imaginait suivre la trajectoire d’une flèche traversant l’azur pour le
mener vers un monde idéal. Mais dans la trajectoire qu’il a
effectivement suivie, si on l’examine avec toute l’attention voulue,
rien n’est simple. Koestler nait à Budapest sous la double monarchie
austro-hongroise, dans une ambiance impériale et bon enfant, dans un
monde gai, tourbillonnant allègrement au son des valses de Strauss. Il
suivra, à 9 ans, avec son père, le défilé des troupes magyars partant
vers le front de Serbie en 1914, acclamant les soldats du contingent,
sûrs de revenir vite après une guerre courte, fraîche et joyeuse. Mais
ce monde va s’effondrer en 1918 : le très jeune Koestler penche du côté
de la dictature rouge de Bela Kun, parce que le gouvernement libéral lui
a donné le pouvoir pour qu’il éveille le sentiment national des
prolétaires bolchévisants et appelle ainsi les Hongrois du menu peuple à
chasser les troupes roumaines envoyées par la France pour fragmenter
définitivement la masse territoriale de l’Empire des Habsbourgs. Mais
ses parents décident de déménager à Vienne, de quitter la Hongrie
détachée de l’Empire. À Vienne, il adhère aux Burschenschaften
(les Corporations étudiantes) sionistes car les autres n’acceptent pas
les étudiants d’origine juive. Il s’y frotte à un sionisme de droite,
inspiré par l’idéologue Max Nordau, théoricien d’une vision très
nietzschéenne de la décadence.
Koestler va vouloir jouer le jeu sioniste jusqu’au bout : il abandonne
tout, brûle son livret d’étudiant et part en Palestine. Il y découvrira
l’un des premiers kibboutzim, un véritable nid de misère au fin
fond d’une vallée aride. Pour les colons juifs qui s’y accrochaient,
c’était une sorte de nouveau phalanstérisme de gauche, regroupant des
croyants d’une mouture nouvelle, attendant une parousie laïque et
agrarienne sur une terre censée avoir appartenu à leurs ancêtres
judéens.
Ensuite,
nous avons le Koestler grand journaliste de la presse berlinoise qui
appuie la République de Weimar et l’idéologie d’un Thomas Mann. Mais
cette presse, aux mains de la famille Ullstein, famille israélite
convertie au protestantisme prussien, basculera vers la droite et finira
par soutenir les nationaux-socialistes. Entretemps, Koestler vire au
communisme — parce qu’il n’y a rien d’autre à faire — et devient un
militant exemplaire du Komintern, à Berlin d’abord puis à Paris en exil.
Il fait le voyage en URSS et devient un bon petit soldat du Komintern,
même si ce qu’il a vu entre l’Ukraine affamée par l’Holodomor et la
misère pouilleuse du lointain Turkménistan soviétique induit une
certaine dose de scepticisme dans son cœur.
Sionisme et communisme : de terribles simplifications
Ce
scepticisme ne cessera de croître : finalement, pour Koestler, la
faiblesse humaine, le besoin de certitudes claires, l’horreur de la
complexité font accepter les langages totalitaires, la tutelle d’un
parti tout-puissant, remplaçant la transcendance divine tuée ou évacuée
depuis la “mort de Dieu”. Les colons sionistes reniaient les facultés
juives — du moins de la judaïté urbanisée, germanisée ou slavisée,
d’idéologie libérale ou sociale-démocrate — d’adaptation plastique et
constante à des mondes différents, ressuscitaient l’hébreu sous une
forme moderne et simplifiée, nouvelle langue sans littérature et donc
sans ancrage temporel, et abandonnaient l’allemand et le russe,
autrefois véhicules d’émancipation du ghetto. Le sionisme menait à une
terrible simplification, à l’expurgation de bonnes qualités humaines. Le
communisme également.
Contrairement
à l’époque héroïque de ma découverte de Koestler, où nous ne
bénéficions pas de bonnes biographies, nous disposons aujourd’hui
d’excellents ouvrages de référence : celui du professeur américain
Michael Scammell, également auteur d’un monumental ouvrage sur
Soljénitsyne, et celui de l’avocat français Michel Laval (Michael
Scammell, Koestler – The Indispensable Intellectual, Faber & Faber, 2009 ; Michel Laval, L’homme sans concessions – Arthur Koestler et son siècle,
Calmann-Lévy, 2005). Tous 2 resituent bien Koestler dans le contexte
politique de son époque mais, où ils me laissent sur ma faim, c’est
quand ils n’abordent pas les raisons intellectuelles et quand ils ne
dressent pas la liste des lectures ou des influences qui poussent le
quadragénaire Koestler à changer de cap et à abandonner complètement
toutes ses spéculations politiques dans les années 50, immédiatement
après la parenthèse maccarthiste aux États-Unis, pays où il a longuement
séjourné, sans vraiment s’y sentir aussi à l’aise que dans son futur
cottage gallois ou dans son chalet autrichien. Certes, Koestler lui-même
n’a jamais donné une œuvre ou un essai bien balancé sur son itinéraire
scientifique, post-politique. Les 2 volumes de son autobiographie, Arrow in the Blue (La corde raide) et Invisible Writing (Hiéroglyphes)
s’arrêtent justement vers le milieu des années 50. Ces 2 volumes
constituent un bilan et un adieu. J’en conseille vivement la lecture
pour comprendre certaines facettes du XXe siècle, notamment relative à
la guerre secrète menée par le Komintern en Europe occidentale.
Agent soviétique puis agent britannique ?
Koestler
se lit avec intérêt justement pour le recul qu’il prend vis-à-vis des
idéologies auxquelles il a adhéré avec un enthousiasme naïf, comme des
millions d’autres Européens. Mais on ne saurait évidemment adhérer à ces
idéologies, sioniste ou communiste, ni partager les sentiments, parfois
malsains, qui l’ont conduit à s’y conformer et à s’y complaire.
Koestler a été un agent du Komintern mais, à part le long épisode dans
le sillage de Münzenberg, d’autres facettes sont traîtées trop
brièvement : je pense notamment à son travail au sein de l’agence de
presse géopolitique, Pressgeo, dirigée à Zürich par le Hongrois Rados et pendant soviétique/communiste des travaux de l’école allemande d’Haushofer.
Koestler lui-même et ses biographes sont très discrets sur cette
initiative, dont tous louent la qualité intrinsèque, en dépit de son
indéniable marquage communiste. Koestler a donc été un agent soviétique.
Il sera aussi, on s’en doute, un agent britannique, surtout en
Palestine, où il se rendra 2 ou 3 fois pour faire accepter les plans
britanniques de partition du pays aux sionistes de gauche et de droite
(avec qui il était lié via l’idéologue et activiste de droite Vladimir
Jabotinski, père spirituel des futures droites israéliennes). Ses
souvenirs sont donc intéressants pour comprendre les sentiments et les
réflexes à l’œuvre dans la question judéo-israélienne et dans les
gauches d’Europe centrale. On ne peut affirmer que Koestler soit devenu
un agent américain, pour la bonne raison qu’à New York il fut nettement
moins “employé”’ que d’autres au début de la Guerre Froide, qu’on le
laissait moisir dans sa maison américaine quasi vide et que sa carrière
aux États-Unis n’a guère donné de fruits. Le maccarthisme se méfiait de
cet ancien agent du Komintern. Et Koestler, lui, estimait que le
maccarthisme était dénué de nuances et agissait exactement avec la même
hystérie que les propagandistes soviétiques, quand ils tentaient de
fabriquer des collusions ou d’imaginer des complots.
Koestler et la France
Reste
à évoquer le rapport entre Koestler et la France. Ce pays est, dans
l’entre-deux-guerres, le refuge idéal des antifascistes et antinazis de
toutes obédiences. Koestler y pérègrine entre Paris et la Côte d’Azur.
La France est la patrie de la révolution et Koestler se perçoit comme un
révolutionnaire, qui poursuit l’idéal 150 ans après la prise de la
Bastille, devant des ennemis tenaces, apparemment plus coriaces que les
armées en dentelles de la Prusse et de l’Autriche à Valmy ou que les
émigrés de Coblence. Cet engouement pour la France s’effondre en octobre
1939 : considéré comme sujet hongrois et comme journaliste allemand,
Koestler est arrêté et interné dans un camp de concentration en lisière
des Pyrénées. Il y restera 4 mois. Cette mésaventure, ainsi que sa
seconde arrestation en mai 1940, son évasion et son périple dans la
France en débâcle, généreront un deuxième chef-d’œuvre de littérature
carcérale et autobiographique, Scum of the Earth (La lie de la
Terre). Cet ouvrage est une dénonciation de l’inhumanité du système
concentrationnaire de la Troisième République, de son absence totale
d’hygiène et un témoignage poignant sur la mort et la déréliction de
quelques antifascistes allemands, italiens et espagnols dans ces camps
sordides.
Avant
1945, la littérature carcérale / concentrationnaire dénonce, non pas le
Troisième Reich, mais la Troisième République. Il y a Koestler, qui
édite son livre en Angleterre et donne à l’allié français vaincu une
très mauvaise presse, mais il y a, en Belgique, les souvenirs des
internés du Vernet, arrêtés par la Sûreté belge en mai 1940 et livrés
aux soudards français qui les accompagneront en les battant et en les
humiliant jusqu’à la frontière espagnole. Eux aussi iront crever de
faim, rongés par une abondante vermine, en bordure des Pyrénées. Ce
scandale a été largement exploité en Belgique pendant les premiers mois
de la deuxième occupation allemande, avec les témoignages de Léon
Degrelle (Ma guerre en prison), du rexiste Serge Doring (L’école de la douleur – Souvenirs d’un déporté politique), des militants flamands René Lagrou (Wij Verdachten)
et Ward Hermans. La description des lieux par Doring correspond bien à
celle que nous livre Koestler. L’un de leurs compagnons d’infortune des
trains fantômes partis de Bruxelles, le communiste saint-gillois Lucien
Monami n’aura pas l’occasion de rédiger le récit de ses malheurs : il
sera assassiné par des soldats français ivres à Abbeville, aux côtés des
solidaristes Van Severen et Rijckoort.
La lie de la terre
rend Koestler impopulaire en France dans l’immédiat après-guerre. En
effet, cet ouvrage prouve que le dérapage concentrationnaire n’est pas
une exclusivité du Troisième Reich ou de l’URSS stalinienne, que les
antifascistes et les rescapés des Brigades Internationales ou des
milices anarchistes ibériques antifranquistes ont d’abord été victimes
du système concentrationnaire français avant de l’être du système
national-socialiste ou, éventuellement, stalinien, que la revendication
d’humanisme de la “République” est donc un leurre, que la “saleté” et le
manque total d’hygiène reprochés aux services policiers et
pénitentiaires français sont attestés par un témoignage bien charpenté
et largement lu chez les alliés d’Outre-Manche à l’époque.
Les
choses s’envenimeront dans les années chaudes et quasi
insurrectionnelles de 1947-48, où Koestler évoque la possibilité d’une
prise de pouvoir communiste en France et appelle à soutenir De Gaulle.
Dans ses mémoires, il décrit Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir,
avec leur entourage, en des propos peu amènes, se gaussant grassement de
leurs dogmatismes, de leurs manies, de leur laideur et de leur
ivrognerie. La rupture a lieu définitivement en 1949, quand Koestler
participe à un recueil collectif, Le Dieu des Ténèbres, publié
dans une collection dirigée par Raymond Aron. La gauche française,
communistes en tête, mène campagne contre le “rénégat” Koestler et
surtout contre la publication en traduction française de Darkness at Noon (Le Zéro et l’Infini). Pire : l’impression du recueil d’articles de Koestler, intitulé Le Yogi et le commissaire, est suspendue sur ordre du gouvernement français pour “inopportunisme politique” ! Une vengeance pour La lie de la Terre ?
En
Belgique en revanche, où l’emprise communiste sur les esprits est
nettement moindre (malgré la participation communiste à un gouvernement
d’après-guerre, la “communisation” d’une frange de la démocatie
chrétienne et les habituelles influences délétères de Paris), Koestler
et Orwell, explique le chroniqueur Pierre Stéphany, sont les auteurs
anglophones les plus lus (en 1946, le livre le plus vendu en Belgique
est Darkness at Noon). Ils confortent les options
anticommunistes d’avant-guerre du public belge et indiquent, une fois de
plus, que les esprits réagissent toujours différemment à Bruxelles et à
Paris. En effet, la lecture des 2 volumes autobiographiques de Koestler
permettent de reconstituer le contexte d’avant-guerre : Münzenberg (et
son employé Koestler) avaient été en faveur de l’Axe
Paris-Prague-Moscou, évoqué en 1935 ; cette option de la diplomatie
française contraint le Roi à dénoncer les accords militaires
franco-belges et à reprendre le statut de neutralité, tandis que, dans
l’opinion publique, bon nombre de gens se disent : “Plutôt Berlin que
Moscou !” (fin des années 70, les émissions du journaliste de la
télévision flamande, Maurits De Wilde, expliquaient parfaitement ce
glissement).
Attitude
qui reste encore et toujours incomprise en France aujourd’hui,
notamment quand on lit les ouvrages d’une professeur toulousaine, Annie
Lacroix-Riz (in : Le Vatican, l’Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la Guerre Froide,
Armand Colin, 1996 et réédité depuis). L’idéologie de cette dame, fort
acariâtre dans ses propos, semble se résumer à un mixte indigeste de
républicanisme laïcard complètement abscons, de sympathies
communisto-résistantialistes et de germanophobie maurrasienne. Bon
appétit pour ingurgiter une telle soupe ! Les chapitres consacrés à la
Belgique sont d’une rare confusion et ne mentionnent même pas les
travaux du Prof. Jean Vanwelkenhuizen qui a démontré que l’éventualité
d’un Axe Paris-Prague-Moscou a certes contribué à réinstaurer le statut
de neutralité de la Belgique mais que d’autres raisons avaient poussé le
Roi et son entourage à changer leur fusil d’épaule : les militaires
belges estimaient que la tactique purement défensive du système Maginot,
foncièrement irréaliste à l’heure du binôme char/avion et ne tenant
aucun compte des visions exprimées par le stratégiste britannique
Liddell-Hart (que de Gaulle avait manifestement lu) ; le ministère de
l’intérieur jugeait problématique l’attitude de la presse francophile
qui ne tenait aucun compte des intérêts spécifiques du pays ; et, enfin,
last but not least, la volonté royale de sauver la
civilisation européenne des idéologies et des pratiques délétères
véhiculées certes par les idéologies totalitaires mais aussi par le
libéralisme manchestérien anglais et par le républicanisme et
“révolutionnisme institutionalisé” de la France. Aucune de ces recettes
ne semblait bonne pour restaurer une Europe conviviale, respectueuse des
plus belles réalisations de son passé.
Dans La lie de la terre,
les Belges de l’immédiat après-guerre ont dû lire avec jubilation un
portrait de Paul Reynaud, décrit comme un “tatar en miniature” ; “il
semblait, poursuit Koestler (p. 144), que quelque part à l’intérieur de
lui-même se dissimulait une dynamo de poche qui le faisait sautiller (jerk)
et vibrer énergiquement” ; bref, un sinistre bouffon, un gnome
grimaçant, animé par des “gestes d’automate”. Braillard vulgaire et
glapissant, Paul Reynaud, après ses tirades crapuleuses contre Léopold
III, a été le personnage le plus honni de Belgique en 1940 : son
discours, fustigeant le Roi, a eu des retombées fâcheuses sur un grand
nombre de réfugiés civils innocents, maltraités en tous les points de
l’Hexagone par une plèbe gauloise rendue indiciblement méchante par les
fulminations de Reynaud. Le ressentiment contre la France a été immense
dans les premières années de guerre (et fut le motif secret de beaucoup
de nouveaux germanophiles) et est resté durablement ancré chez ceux qui
avaient vécu l’exode de 1940. Après les hostilités et la capitulation de
l’Allemagne, la situation insurrectionnelle en France en 1947-48
inquiète une Belgique officielle, secouée par la répression des
collaborations et par la question royale. Une France rouge verra-t-elle
le jour et envahira-t-elle le territoire comme lors de la dernière
invasion avortée de Risquons-Tout en 1848, où les grenadiers de Léopold I
ont su tenir en échec les bandes révolutionnaires excitées par
Lamartine ? Idéologiquement, les 2 pays vont diverger : en France, un
pôle politique communiste se durcit, dès le lendemain de la Seconde
Guerre mondiale, et va se perpétuer quasiment jusqu’à la chute de
l’Union Soviétique, tandis qu’en Belgique, le mouvement va s’étioler
pour vivoter jusqu’en 1985, année où il n’aura plus aucune
représentation parlementaire. Julien Lahaut, figure de proue du parti
communiste belge, qui avait été chercher tous les prisonniers politiques
croupissant dans les camps de concentration français des Pyrénées
(communistes, rexistes, anarchistes et nationalistes flamands sans
aucune distinction), sera assassiné par un mystérieux commando, après
avoir été accusé (à tort ou à raison ?) d’avoir crié “Vive la république
!” au moment où le jeune Roi Baudouin prêtait son serment
constitutionnel en 1951. Le communisme n’a jamais fait recette en
Belgique : à croire que la leçon de Koestler avait été retenue.
De Koestler au post-sionisme
Aujourd’hui,
il faut aussi relire Koestler quand on aborde la question
judéo-israélienne. Les séjours de Koestler en Palestine, à l’époque du
sionisme balbutiant, ont conduit, en gros, à une déception. Ce sionisme,
idéologiquement séduisant dans les Burschenschaften juives de Vienne, où le niveau intellectuel était très élevé, s’avérait décevant et caricatural dans les kibboutzim
des campagnes galiléennes ou judéennes et dans les nouvelles villes
émergentes du Protectorat britannique de Palestine en voie de
judaïsation. Même si Koestler fut le premier inventeur de mots croisés
en hébreu pour une feuille juive locale, l’option en faveur de cette
langue reconstituée lui déplaisait profondément : il estimait qu’ainsi,
le futur citoyen palestinien de confession ou d’origine juive se
détachait des vieilles cultures européennes, essentiellement celles de
langues germaniques ou slaves, qui disposaient d’une riche littérature
et d’une grande profondeur temporelle, tout en n’adoptant pas davantage
l’arabe. Ce futur citoyen judéo-palestinien néo-hébraïsant adoptait une
sorte d’esperanto largement incompris dans le reste du monde : selon le
raisonnement de Koestler, le juif, en s’immergeant jusqu’à l’absurde
dans l’idéologie sioniste, devenue caricaturale, cessait d’être un être
passe-partout, un cosmopolite bon teint, à l’aise dans tous les milieux
cultivés de la planète. L’hébraïsation transformait l’immigré juif,
cherchant à échapper aux ghettos, aux pogroms ou aux persécutions, en un
plouc baraguinant et marginalisé sur une planète dont il n’allait plus
comprendre les ressorts. Plus tard, dans les années 70, Koestler
rédigera La treizième tribu un ouvrage ruinant le mythe
sioniste du “retour”, en affirmant que la masse des juifs russes et
roumains n’avaient aucune racine en Palestine mais descendaient d’une
tribu turco-tatar, les Khazars, convertie au judaïsme au haut moyen âge.
Poser le mythe du “retour” comme fallacieux est l’axiome majeur de la
nouvelle tradition “post-sioniste” en Israël aujourd’hui, sévèrement
combattue par les droites israéliennes, dont elle ruine le mythe
mobilisateur.
Beaucoup de pain sur la planche pour connaître les tenants et aboutissants des propagandes “américanosphériques”
Reste
à analyser un chapitre important dans la biographie de Koestler : son
attitude pendant la Guerre Froide. Il sera accusé d’être un “agent des
trusts” par les communistes français, il adoptera une attitude
incontestablement belliciste à la fin des années 40 au moment où les
communistes tchèques, avec l’appui soviétique, commettent le fameux
“coup de Prague” en 1948, presque au même moment où s’amorcent le blocus
de Berlin, métropole isolée au milieu de la zone d’occupation
soviétique en Allemagne. Koestler ne sera cependant pas un
jusqu’au-boutiste du bellicisme : il s’alignera assez vite sur la notion
de “coexistence”, dégoûté par le schématisme abrupt des démarches
maccarthistes. Cependant, sa présence, incontournable, dans la
mobilisation d’intellectuels “pour la liberté” révèle un continent de
l’histoire des idées qui n’a été que fort peu étudié et mis en cartes
jusqu’ici. Ce continent est celui, justement, d’un espace intellectuel
sollicité en permanence par certains services occidentaux, surtout
américains, pour mobiliser l’opinion et les médias contre les
initiatives soviétiques d’abord, autres ensuite. Ces services, dont
l’OSS puis la CIA, vont surtout tabler sur une gauche non communiste
voire anticommuniste, avec des appuis au sein des partis sociaux
démocrates, plutôt que sur une droite légitimiste ou radicale. C’est
dans cet espace intellectuel-là, auquel Koestler s’identifie, qu’il faut
voir les racines de la “nouvelle philosophie” en France et de la
“political correctness” partout dans la sphère occidentale, ainsi que
des gauches “ex-extrêmes”, dont les postures anti-impérialistes et les
velléités auto-gestionnaires ont été dûment expurgées au fil du temps,
pour qu’elles deviennent docilement des porte-voix bellicistes en faveur
des buts de guerre des États-Unis. Un chercheur allemand a inauguré
l’exploration inédite de cet espace : Tim B. Müller dans son ouvrage Krieger und Gelehrte – Herbert Marcuse und die Denksysteme im Kalten Kriege
(Humboldt-Universität, Berlin) ; ce travail est certes centré sur la
personnalité et l’œuvre du principal gourou philosophique de l’idéologie
soixante-huitarde en Allemagne et en France (et aussi, partiellement,
des groupes Planète de Louis Pauwels !) ; il relie ensuite cette œuvre
philosophique d’envergure et la vulgate qui en a découlé lors des
événements de 67-68 en Europe aux machinations des services secrets
américains. La personnalité de Koestler est maintes fois évoquée dans ce
livre copieux de 736 pages. Par ailleurs, le Dr. Stefan Meining, de la
radio bavaroise ARD, et, en même temps que lui, l’Américain Ian Johnson,
Prix Pulitzer et professeur à la TU de Berlin, ont chacun publié un
ouvrage documenté sur la prise de contrôle de la grande mosquée de
Munich par Said Ramadan à la fin des années 50.
En
s’emparant des leviers de commande de cette importante mosquée d’Europe
centrale, Ramadan, affirment nos 2 auteurs, éliminait de la course les
premiers imams allemands, issus des bataillons turkmènes ou caucasiens
de l’ancienne Wehrmacht, fidèles à une certaine amitié euro-islamique,
pour la remplacer par un islamisme au service des États-Unis, via la
personnalité d’agents de l’AMCOMLIB, comme Robert H. Dreher et Robert F.
Kelley. Ceux-ci parviendront même à retourner le Grand Mufti de
Jérusalem, initialement favorable à une alliance euro-islamique. Les
Américains de l’AMCOMLIB, largement financés, éclipseront totalement les
Allemands, dirigés par le turcologue Gerhard von Mende, actif depuis
l’ère nationale-socialiste et ayant repris du service sous la Bundesrepublik.
La mise hors jeu de von Mende, impliquait également le retournement
d’Ibrahim Gacaoglu, de l’Ouzbek Rusi Nasar et du Nord-Caucasien Said
Shamil. Seuls l’historien ouzbek Baymirza Hayit, le chef daghestanais
Ali Kantemir et l’imam ouzbek Nurredin Namangani resteront fidèles aux
services de von Mende mais sans pouvoir imposer leur ligne à la mosquée
de Munich. L’étude simultanée des services, qui ont orchestré les
agitations gauchistes et créé un islamisme pro-américain, permettrait de
voir clair aujourd’hui dans les rouages de la nouvelle propagande
médiatique, notamment quand elle vante un islam posé comme “modéré” ou
les mérites d’une armée rebelle syrienne, encadrée par des talibans (non
modérés !) revenus de Libye et financés par l’Émirat du Qatar, pour le
plus grand bénéfice d’Obama, désormais surnommé “Bushbama”. Il est temps
effectivement que nos contemporains voient clair dans ces jeux
médiatiques où apparaissent des hommes de gauche obscurantistes et
néo-staliniens (poutinistes !), auxquels on oppose une bonne gauche
néo-philosophique à la Bernard-Henri Lévy ou à la Finkelkraut ou même à
la Cohn-Bendit ; des mauvais islamistes afghans, talibanistes et
al-qaïdistes, mais de bons extrémistes musulmans libyens
(néo-talibanistes) ou qataris face à de méchants dictateurs laïques, de
bons islamistes modérés et de méchants baathistes, une bonne
extrême-droite russe qui manifeste contre le méchant Poutine et une très
méchante extrême-droite partout ailleurs dans le monde occidental, etc.
Les médias, “chiens de garde du système”, comme le dit Serge Halimi,
jettent en permanence la confusion dans les esprits. On le voit : nos
cercles non-conformistes ont encore beaucoup de pain sur la planche pour
éclairer nos contemporains, manipulés et hallucinés par la propagande
de l’américanosphère, du soft power made in USA.
Il
ne s’agit donc pas de lire Koestler comme un bigot lirait la vie d’un
saint (ou d’un mécréant qui arrive au repentir) mais de saisir le passé
qu’il évoque en long et en large pour comprendre le présent, tout en
sachant que la donne est quelque peu différente.
► Propos recueillis par Denis Ilmas à Bruxelles, déc. 2011/janv. 2012. http://vouloir.hautetfort.com/
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