Allocution de Robert Steuckers à la «Commission Géopolitique» de la Douma d’Etat, Moscou, le 30 septembre 1998
Les implications géopolitiques des Accords de Munich en 1938
Par
les accords de Munich de 1938, l’Allemagne de Hitler a négocié avec les
puissances occidentales mais a exclu l’URSS de ces négociations. Pour
les Allemands de l’époque, en pleine guerre d’Espagne, la question
tchécoslovaque est une affaire ouest-européenne. Elle semble ne pas
percevoir les intérêts traditionnels russes dans la région. Certes,
Munich est une victoire diplomatique allemande, car elle élimine un Etat
hostile à sa frontière orientale, bien armé et bien protégé par les
chaînes des Monts Métallifères et dont le territoire s’enfonce comme un
coin dans la masse territoriale compacte du Reich, permettant à une
éventuelle action conjointe des troupes françaises, massées en Alsace et
en Lorraine sur un ancien glacis du Reich, et des troupes tchèques, de
neutraliser rapidement l’Allemagne, en tirant profit d’une profondeur
territoriale assez réduite. De Wissembourg en Alsace à Karlsbad (Karlovy
Vary), le Reich était le plus faible. A Munich, Hitler et Ribbentrop
éliminent cette faiblesse.
Résumons clairement, en six points, les atouts gagnés par les Allemands à Munich :
1. Une maîtrise de la Bohème et de la Moravie:
Les
accords de Munich assurent au Reich la maîtrise de la Bohème et de la
Moravie. En effet, la bande territoriale occupées par les Sudètes
germanophones est justement constituée des collines et des petites
montagnes des Monts Métallifères et de l’Egerland, où se concentre le
système défensif de l’armée tchèque. Sans les Métallifères et
l’Egerland, le reste de la Bohème est quasiment indéfendable, face à
tout coup de force allemand. De plus, en Moravie, la rétrocession de
territoires sudètes au nord, en bordure de la Silésie, et au sud,
au-dessus de Vienne, réduit considérablement la profondeur stratégique
de l’Etat tchécoslovaque, déséquilibrant totalement son système de
défense.
Rappelons ici deux réalités géographiques et historiques :
-
La Bohème appartient au bassin de l’Elbe, son port naturel est
Hambourg. Paradoxalement, l’indépendance de la Tchécoslovaquie, imposée
par Versailles en 1919, enclavait la Bohème, alors qu’elle ne l’avait
jamais été dans l’histoire. En supprimant l’indépendance tchécoslovaque,
Hitler et Ribbentrop désenclavent le pays. C’est là un paradoxe curieux de l’histoire centre-européenne de ce siècle.
Ce paradoxe géographico-politique nous oblige à formuler quelques réflexions d’ordre historique:
-
L’orientation géographique et géoculturelle de la Bohème est
occidentale voire atlantique, dans la mesure où son système fluvial,
principale voie de communication jusqu’à l’invention et la
généralisation des camions automobiles, débouche sur la Mer du Nord.
-
Le panslavisme tchèque est une curiosité, dans la mesure où les
traditions catholiques, protestantes, hussites et libre-penseuses du
pays sont assez incompatibles avec l’orthodoxie, option religieuse de la
plupart des Slaves. Elles sont également très différentes du
catholicisme polonais ou croate, plus charnel et plus merveilleux dans
ses expressions, finalement plus proche de l’orthodoxie que les
linéaments religieux traversant la Bohème tchèque.
- Ces tiraillements géoculturels de la Bohème proviennent:
a)
De la guerre de Trente Ans, où l’Egerland, notamment, a été repeuplé de
Catholiques bavarois pour contre-balancer le protestantisme pragois et
les résidus de la révolte nationale hussite du XVIième siècle. L’optique
de ce repeuplement est celle de la Contre-Réforme catholique.
b)
De la Guerre au XVIIIième siècle entre la Prusse de Frédéric II et de
l’Autriche de Marie-Thérèse. Dans cette guerre entre les deux puissances
germaniques, la géopolitique hydrographique a joué un rôle
considérable: Frédéric II voulait pour lui tout le bassin de l’Elbe et
ne laisser à la Maison d’Autriche que le bassin danubien.
-
La Moravie, située entre la Tchéquie et la Slovaquie, a un système
hydrographique danubien. Les rivières importantes qui traversent le
territoire morave se jettent dans le Danube. Frédéric II ne briguait pas
la Moravie danubienne car seul le système fluvial de l’Elbe
l’intéressait. Sa perspective était prussienne et nord-allemande.
Hitler, qui vient de réaliser l’Anschluß de l’Autriche et de créer ainsi la Großdeutschland,
a des visées danubiennes. Son Etat national-socialiste englobe les
bassins du Rhin (partiellement partagé avec la France qui détient la
rive occidentale en Alsace et contrôle la Moselle jusqu’à la frontière
luxembourgeoise), du Danube jusqu’à la frontière hongroise (mais la
Hongrie est un allié tacite du Reich), de la Weser, de l’Elbe et de
l’Oder, les fleuves parallèles du nord de l’Allemagne.
-
L’apport de la Bohème et de la Moravie au Reich national-socialiste
sont donc: une maîtrise complète du bassin de l’Elbe et un renforcement
de la présence allemande dans le bassin du Danube, du moins jusqu’à la
frontière entre la Hongrie et le nouvel Etat yougoslave. Munich laisse
toutefois la question du Danube ouverte.
-
La Russie, traditionnellement, surtout depuis la conquête des
territoires ukrainiens en bordure de la Mer Noire et de la Crimée entre
1768 et 1792, s’intéresse au trafic danubien et souhaite participer à
toute gestion internationale de ce trafic fluvial. En effet, la maîtrise
complète des systèmes fluviaux russes-ukrainiens et des fortes
concentrations industrielles du Don et du Donetz, par exemple, de même
que la rentabilisation des produits agricoles des très fertiles “terres
noires” d’Ukraine, postule de les acheminer vers les grandes
concentrations démographiques d’Europe, pour qu’elles y soient vendues
ou transformées en produits industriels. De même, les pétroles du
Caucase et leurs produits dérivés, ne peuvent accéder à l’Europe
rapidement que par le Danube en évitant le verrou anglo-turc d’Istanbul.
Pour toutes ces raisons, la Russie a toujours demandé de participer à
la gestion du trafic fluvial danubien. Cette demande est légitime.
-
L’Occident anglais et américain s’est toujours opposé à cette
organisation germano-russe des bassins fluviaux centre-européens, ceux
du Rhin et du Danube. Car elle aurait permis un trafic pétrolier
soustrait à leur contrôle maritime en Méditerranée. La perspective de
cette formidable synergie euro-russe était le cauchemar des puissances
occidentales. Elle explique bon nombre de traditions
militaro-diplomatiques anglaises et américaines:
- La protection systématique de l’Empire ottoman contre la Russie.
- Le refus de voir les troupes russes pénétrer en Thrace turque.
-
La tentative de détacher le Caucase de l’Union Soviétique naissante
(affaire des commissaires arméniens, fusillés par des
contre-révolutionnaires, en présence d’officiers des services spéciaux
britanniques), etc.
-
Le soutien apporté, via des cercles maçonniques, à un particularisme
tchèque qui enclavait son propre pays. De même, le soutien aux
particularismes hollandais et belge verrouille potentiellement
l’embouchure du Rhin en Mer du Nord. Et permet de débarquer rapidement
des troupes spéciales de marine dans le delta des trois fleuves (Escaut,
Meuse, Rhin), en cas d’invasion allemande ou française (en
l’occurrence, ce seront des invasions allemandes).
-
L’instrumentalisation de la France républicaine pour fournir la “chaire
à canon”, en Crimée en 1854, en 1914-15 dans les Dardannelles (pour
éviter que les Russes n’y débarquent: cette campagne sanglante de la
première guerre mondiale est surtout une guerre préventive contre la
Russie, alors alliée de la Grande-Bretagne!!), en 1917-18 à Salonique et
en 1940. La France traditionnelle avait fait la paix avec l’Autriche
par le mariage de Louis XVI avec Marie-Antoinette de Habsbourg puis
avait développé considérablement sa marine et entamé des explorations
planétaires (La Pérouse); pire, la marine française bat les Anglais dans
la guerre d’Indépendance des Etats-Unis et débarque des troupes dans le
Nouveau Monde, car elles ne font plus face au Saint-Empire en Lorraine.
Russes, Polonais et Autrichiens peuvent en découdre avec les Turcs,
anciens alliés de la France de François I à Louis XV; avec le jeune
Louis XVI, la France se tourne vers l’Atlantique, reprend pied dans le
Nouveau Monde, abandonne sa fatidique alliance avec l’Empire ottoman, ce
qui permet aux Autrichiens de consolider leurs positions dans les
Balkans et aux Russes de prendre la Crimée. A la fin du XVIIIième
siècle, chaque puissance européenne a sa tâche géopolitique à accomplir,
sans empiéter sur les intérêts de ses voisins; le développement de la
puissance française s’effectue dans l’Atlantique et la Méditerranée
occidentale (Corse); la puissance autrichienne se déploie vers l’Egée,
la puissance russe vers la Mer Noire et Constantinople (ce qui provoque
explicitement l’opposition de l’Angleterre, surtout après la victoire de
la flotte russe en Méditerrannée à Chesmé en 1770). En manipulant des
“clubs” et des cénacles répandant une idéologie fumeuse, les services de
Pitt révolutionnent la France, la plongent dans le chaos et la guerre
civile, et vengent ainsi l’humiliante défaite de Yorktown. Mais
simultanément, ils torpillent l’entente franco-autrichienne et
austro-russe, ne permettant plus à aucune des puissances européennes de
mener une tâche géopolitique constructive, sans empièter sur les
intérêts des autres (cf. le travail de l’historien français Olivier
BLANC, Les hommes de Londres. Histoire secrète de la Terreur, Albin Michel, Paris, 1989).
-
Il faut juger les Accords de Munich sur l’arrière-plan de cette
histoire européenne tumultueuse. Scellés entre les seules puissances
centre- et ouest-européennes, il a donné l’impression aux Russes que
l’accord n’envisageait pas de prolonger la ligne Rhin-Danube vers la Mer
Noire, le Caucase et la Caspienne. Et de restaurer ainsi la “Symphonie”
politique du XVIIIième siècle, où toutes les puissances non
thalassocratiques avaient résolu leurs différends et commençaient,
surtout la France et la Russie, à se doter de flottes combattives,
capables d’emporter des victoires décisives.
2. Deux rêves médiévaux: Frédéric II et Ottokar II
Dans
l’optique allemande qui prévalait sans nul doute à Munich, c’est une
optique post-médiévale qui domine. La géopolitique globale de l’Europe
n’est pas perçue comme opérant une rotation autour d’une axe partant de
Rotterdam pour se prolonger jusqu’à Samarcande, mais comme une Europe
retrouvant deux projets géopolitiques médiévaux, nés à une époque où la
Russie est totalement absente de l’histoire européenne et se bat contre
les peuples de la steppe, Mongols et Tatars. Ces deux idéaux médiévaux
sont ceux de l’Empereur Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250) et du
Roi de Bohème Ottokar II Premysl (1230-1278).
-
L’Empereur Frédéric II conçoit l’Italie comme le prolongement
méditerranéen du territoire compact et centre-européen qu’est la
Germanie. A une époque où les Croisades ont finalement pour objet
géopolitique la maîtrise de la Méditerranée, Frédéric II perçoit
parfaitement l’importance stratégique de la Sicile, île en plein centre
de la Méditerranée, permettant de contrôler les bassins occidental et
oriental de la Mare Nostrum des Romains. A l’époque de
l’alliance entre Rome et Berlin, depuis mai 1938, qui rend Munich
possible et déforce la France, la figure de Frédéric II est remise à
l’honneur, pour montrer qu’une combinaison des forces allemandes et
italiennes permettrait à la fois de vertébrer le continent et de
contrôler la Méditerranée à la place des Anglais. En pleine guerre
d’Espagne, où l’Italie et l’Allemagne soutiennent Franco (dont les
troupes avancent), se rendent maîtres des Baléares, et où l’Italie
possède Rhodes en Egée, le plan “hohenstaufien” paraît subitement
réalisable. Pour les Allemands et les Italiens, ce contrôle n’implique
pas la Russie. Grave erreur car l’Angleterre est présente au
Moyen-Orient, à proximité du Caucase et en Egypte. Ce n’était pas le cas
du temps de Frédéric II. La vision médiévale et idéaliste des Allemands
et des Italiens les a aveuglés. Ils n’ont pas bien perçu la nouvelle
donne.
-
Le Roi de Bohème a parfaitement conscience de l’importance géographique
de son pays en Europe et sait qu’il occupe le centre du sous-continent,
à l’ouest du Niémen et du Boug. Pour vertébrer le sous-continent, il
faut organiser à partir de Prague, deuxième ville européenne en
importance après Rome à cette époque, une dynamique centripète
permettant de souder en un bloc plus ou moins homogène tous les
territoires de la Baltique à l’Adriatique, de Stettin à Trieste. D’où
les guerres qu’il a menées en Prusse et dans les Pays Baltes puis contre
les Hongrois pour s’emparer de la Styrie (1260). L’axe de la
géopolitique implicite d’Ottokar est vertical dans la perspective de la
cartographie de Mercator. Ottokar sait que les forces centre- et
ouest-européennes ne sont pas assez nombreuses et aguerries pour
culbuter les Byzantins et organiser le cours inférieur du Danube, comme
les Romains l’avaient fait lors de leur campagne en Dacie. L’Italie
connaissait ces antécédents historiques: lors des négociations de
Versailles, elle avait espéré faire de l’Adriatique une mer italienne en
prenant le relais de Venise en Dalmatie et avait animé, avant l’Anschluß,
une politique centre-européenne en protégeant le petit Etat autrichien
résiduaire et en s’alliant à la Hongrie. Avec Munich, elle espère
réaliser ce projet “vénitien” avec l’hinterland allemand, en tablant sur
l’alliance tacite entre Berlin et Belgrade —grâce à la diplomatie de
Göring et au régime de Stojadinovic— et sur les accords du Latran qui
mettaient un terme à l’hostilité entre l’Etat national italien et le
Vatican. Pour les Italiens de cette époque, en particulier pour un
philosophe comme Julius Evola, l’Axe Rome-Berlin, signé après Munich,
est une restitution géopolitique du gibelinisme de Frédéric II de
Hohenstaufen, mais sans l’hostilité du Vatican et sans présence ottomane
dans les Balkans.
-
Mussolini a donc opté pour une révision de la politique italienne
depuis 1915, année de l’entrée en guerre du pays aux côtés de l’Entente.
Mais tout au long de l’année 1938, l’Italie a oscillé entre deux
politiques possibles: en mars, au moment où les troupes allemandes
entrent en Autriche pour sceller l’Anschluß, Hitler craint une
intervention italienne pour sauver le Chancelier Schusschnig, d’autant
plus que Lord Halifax tente d’apporter le soutien de l’Angleterre à une
intervention italienne dans les cols alpins; mais Mussolini choisit de
ne pas intervenir. Hitler lui en sera reconnaissant, jusqu’au bout. Mais
immédiatement après les événements d’Autriche, on observe un
rapprochement entre l’Angleterre et l’Italie, porté par Chamberlain. Le
16 avril 1938, l’Angleterre reconnait l’annexion de l’Abyssinie par
Mussolini, contre laquelle elle avait pourtant vivement protesté et où
elle s’était engagée aux côtés du Négus. Cette politique anglaise reçoit
l’appui de Ciano, beau-fils de Mussolini. Hitler, voulant une alliance
avec l’Italie, démet l’ambassadeur allemand à Rome, von Hassell, de ses
fonctions et le remplace par Hans-Georg von Mackensen, plus favorable au
tandem Rome-Berlin. En mai, pourtant, Hitler est invité officiellement
en Italie, où le point culminant de la visite a lieu à Naples où 100
sous-marins italiens exécutent une formidable parade (immersion rapide
puis sortie rapide hors des flots en tirant une salve), montrant aux
Allemands et aux Anglais que l’Italie entend jouer un rôle prépondérant
en Méditerranée. Avec les Allemands, elle pouvait défier l’Empire
britannique et couper sa ligne d’approvisionnement en Méditerranée. Avec
les Anglais, elle pouvait contenir tout projet allemand (et russe) dans
la même zone, tout en conservant ses colonies libyennes, somaliennes et
éthiopiennes. Mais les entrevues de mai 1938 ne débouchent pas sur une
politique claire de la part de l’Italie: tant Mussolini que Ciano
restent confus et prudents. C’est la victoire diplomatique de Munich qui
poussera définitivement Mussolini dans le camp de Hitler. L’Italie
jouera dès lors une carte anti-anglaise en Méditerranée. Et signera les
accords instituant l’Axe Rome-Berlin.
3. Hitler, Göring et la Yougoslavie:
Pour
comprendre les relations réelles entre l’Allemagne et la Yougoslavie,
que l’on croit conflictuelles mais qui ne l’ont nullement été, il faut
se référer au Traité commercial germano-yougoslave d’avril 1934. A
partir de ce traité, les rapports entre les deux pays seront excellents,
malgré le fait que la Yougoslavie ait été construite pour empêcher tout
débouché allemand ou autrichien sur l’Adriatique. Le Protocole de
Dubrovnik de 1937 renforce encore davantage les liens économiques entre
le Reich et la Yougoslavie. Krupp construit des usines dans le pays,
amorce son industrialisation. Stojadinovic, le chef serbe de la
Yougoslavie d’avant-guerre, entend clairement se détacher de la tutelle
française, qui ne permet pas un tel envol industriel. Parallèlement à sa
politique allemande, il développe d’excellentes relations avec l’Italie
et la Bulgarie et envisage de renouer avec la Hongrie, créant de la
sorte une synergie dans les Balkans. Mais après Munich, on constate un
retour à des positions anti-allemandes (francophiles et slavistes
pro-tchéques) et à l’achat d’avions de combat (Blenheim et Hurricanes)
en Angleterre. L’Allemagne s’inquiète et Stojadinovic tombe en février
1939. Mais le Prince Paul de Yougoslavie rend visite à Hitler en juin
1939, et reçoit la garantie allemande pour les frontières de la
Yougoslavie: Hitler promet de ne pas soutenir les “séparatistes”
slovènes et croates ni d’appuyer les projets “grands-hongrois”; il ne
dit pas un mot sur les Volksdeutschen de Yougoslavie. En
revanche, Hitler demande aux Yougoslaves d’assouplir leurs positions
vis-à-vis de l’Italie, d’adhérer à l’Axe pour lancer une politique
méditerranéenne commune, de quitter la Société des Nations et de se
désolidariser de l’Entente balkanique parce que les Turcs négocient avec
les Anglais, selon la tradition diplomatique qui veut que la
thalassocratie britannique soit la protectrice de la Turquie contre la
Russie, mais aussi contre toute avancée allemande vers l’Egée. Le
ministre yougoslave des affaires étrangères, Cincar-Markovic promet de
maintenir les liens étroits avec l’Allemagne, d’améliorer les rapports
italo-yougoslaves, mais estime que l’adhésion au Pacte antikomintern
serait impopulaire dans le pays. Les relations germano-yougoslaves ont
été renforcées par l’effet-Munich. Les liens économiques, diplomatiques
et culturels entre les deux pays ont été plus solides qu’auparavant,
bien que les cercles hostiles à l’Allemagne n’aient pas désarmés et
aient notamment organisé des manifestations violentes contre la venue de
diplomates allemands (dont von Neurath) et la visite de Ciano.
4. Georges Bonnet et la diplomatie française:
La France est la grande absente sur l’échiquier diplomatique européen au moment de l’Anschluß.
Elle vit alors une crise politique. Le 10 avril, presque un mois après
l’entrée de Hitler à Vienne, Edouard Daladier devient Premier Ministre
et choisit une politique de paix, contrairement au gouvernement de Léon
Blum que Churchill et Morgenthau avaient vainement tenté de maintenir en
place. Churchill et Halifax espéraient qu’un gouvernement Blum aurait
incité les Anglais à abandonner la politique de Chamberlain et aurait
fait front commun contre l’Allemagne, avec les bellicistes anglais.
Daladier, au contraire, est sur la même longueur d’onde que Chamberlain.
Daladier remplace Joseph Paul-Boncour, belliciste et partisan d’un
soutien inconditionnel aux Tchèques, par Georges Bonnet, européiste
favorable à la paix et s’inscrivant dans la ligne d’Aristide Briand,
avocat du rapprochement franco-allemand dans les années 20. Pour Bonnet,
toute guerre en Europe conduira à la catastrophe, à la fin de la
civilisation. Il le croit sincèrement et déplore que Chamberlain, avec
sa politique d’apaisement, ne cherche qu’à gagner du temps et à lancer
une industrie de guerre et une industrie aéronautique pour armer
l’Angleterre, qui se sent faible sur le plan de l’arme aérienne, après
les résultats obtenus par les Allemands pendant la guerre d’Espagne
(acheminement des troupes de Franco par des avions transporteurs, mise
au point des techniques de chasse et de bombardement, perfectionnement
de la logistique au sol, etc.). Daladier et Bonnet croiront soutenir une
politique de paix à Munich.
Mais
les diplomates français et leurs homologues anglais déchanteront le 30
novembre 1938, quand le Comte Ciano annonce à la tribune de la Chambre
des Corporations de l’Italie fasciste que Rome entend “faire valoir ses
droits” en Méditerranée occidentale, c’est-à-dire en Tunisie, en Corse,
et même à Nice. Mussolini annonce quant à lui les mêmes revendications
devant le Grand Conseil fasciste, en y ajoutant l’Albanie, clef pour le
contrôle de l’Adriatique et du Détroit d’Otrante. Pour la France, il y a
dès lors au moins un front supplémentaire, sur les Alpes et en Afrique
du Nord. Pire, si Franco accepte de payer sa dette à l’Italie et à
l’Allemagne et de venger le soutien par le Front Populaire et les
gauches françaises à ses ennemis républicains, en ouvrant un troisième
front sur les Pyrénées, Paris devra combattre sur trois fronts à la
fois. Le cauchemar de l’encerclement par la coalition
germano-hispano-milanaise du XVIième siècle revient brutalement à
l’avant-plan. Paris réagit en intensifiant ses liens avec les
Etats-Unis, qui, par la bouche de leur ambassadeur William Bullitt,
avaient déjà manifesté leur intention d’intervenir dans une éventuelle
guerre en Europe, contre les “dictateurs”. Bonnet parvient à obtenir une
centaine de chasseurs Curtiss H75, donnant ainsi à l’aviation
française, déjà excellente, un atout supplémentaire pour faire face aux
Allemands et aux Italiens qui avaient éprouvé leurs avions pendant la
guerre d’Espagne. Bonnet introduit ainsi directement la carte américaine
dans le jeu des alliances en Europe.
Deuxième
tentative de Bonnet pour déserrer l’étau qui menace la France: négocier
directement avec les Allemands, pour qu’ils calment les ardeurs de
leurs alliés italiens. Bonnet renoue ainsi avec la politique
pacificatrice de Briand, mais dans un contexte où l’Allemagne est
considérablement renforcée, tant sur le plan militaire (plus de menace
tchèque, entente relative avec la Pologne et la Yougoslavie, alliance
italienne et présence indirecte en Méditerranée) qu’industriel (apport
des aciéries et des usines d’armement tchèques, très performantes). Le 6
décembre 1938, Ribbentrop et Bonnet signent dans le salon de l’Horloge
du Quai d’Orsay une déclaration franco-allemande, ouvrant des relations
de bon voisinage et acceptant les frontières telles qu’elles sont
actuellement tracées. Chamberlain et Halifax encouragent cette
initiative. Churchill la déplore. En janvier 1939, cet accord
franco-allemand est déjà réduit à néant par les circonstances.
5. Beck, Hitler et la Pologne:
On
oublie trop souvent que les accords de Munich ont été possibles grâce à
la Pologne. Dès janvier 1938, Hitler s’était assuré la neutralité
polonaise face à ses rapports avec l’Autriche (catholique) et la
Tchécoslovaquie. Le 14 janvier, en effet, Hitler rencontre Beck à Berlin
pour régler un litige (une loi polonaise visait à exproprier tous les
étrangers possédant des terres dans les zones frontalières: les
Allemands et les Ukrainiens sont particulièrement visés). Au cours des
pourparlers, en présence du ministre des affaires étrangères von
Neurath, assez hostile à tout rapprochement avec la Pologne au contraire
de Hitler, Beck confie que la Pologne n’a aucun intérêt en Autriche et
que ses rapports avec la Tchécoslovaquie ne peuvent pas être plus
mauvais. Pour Beck, les relations polono-tchèques sont mauvaises parce
que la Tchécoslovaquie abrite une minorité polonaise, parce qu’elle
s’est alliée à l’URSS ennemie de la Pologne et menace dès lors toute la
frontière méridionale du pays. Beck refuse toutefois d’adhérer au Pacte
antikomintern, signé entre Berlin et Tokyo. Mais il promet de
poursuivre la politique germanophile du Maréchal Pilsudski. En
septembre, quelques jours avant Munich, les Polonais demandent à Londres
que les droits de la minorité polonaise en Bohème soient garantis. Avec
l’appui tacite du gouvernement de Varsovie, le mouvement OZON (Camp de
l’Unité Nationale) s’agite dans toute la Pologne pour réclamer une
intervention militaire aux côtés de l’Allemagne en Tchécoslovaquie.
Kennard, l’ambassadeur britannique, doit se rendre à l’évidence: les
Polonais ne se laisseront pas manipuler dans un sens anti-allemand.
Après Munich, les Polonais occupent Teschen, un district peuplé de
ressortissants de nationalité polonaise. Ce n’est donc qu’après Munich
que les relations polono-allemandes vont se détériorer, sous l’influence
britannique d’une part, pour la question du corridor de Dantzig d’autre
part. Le changement d’alliance de la Pologne fera basculer Hitler,
pourtant favorable à une entente germano-polonaise. Ce changement de
donne conduira à la signature du Pacte germano-soviétique.
D’autres
événements sont à mentionner dans les rapports triangulaires entre la
Tchécoslovaquie, la Pologne et l’Allemagne. Avant Munich, le 31 juillet
1938, Kopecky, chef du parti communiste tchécoslovaque, déclare lors
d’un meeting qu’il est nécessaire d’établir un “front slave
soviéto-tchécoslovaco-polonais contre les fascistes allemands”. Après
Munich et après le rattachement des territoires des Sudètes au Reich
élargi à l’Autriche, puis, après le coup de Prague et l’entrée de Hitler
dans la capitale de la Bohème, bon nombre d’émigrés tchèques se
retrouvent en Pologne, pays peu tchécophile, comme nous l’avons vu.
Parmi ces émigrés, le plus notoire a été le Général Lev Prchala qui en
appelle, à Varsovie, à la constitution d’une nouvelle armée
tchécoslovaque. Prchala et ses amis sont pro-polonais, rêvent d’un bloc
polono-tchèque dirigé contre l’Allemagne et l’URSS, développent une
idéologie slaviste grande-polonaise mais anti-russe, visant à constituer
un Etat s’étendant de la Baltique à la Mer Noire, vœu traditionnel du
nationalisme polonais et souvenir du grand Etat polono-lithuanien du
XVIIième siècle. Staline refusera d’accorder du crédit à ce slavisme-là
et le considérera comme une menace contre l’URSS. Le développement de
cette idéologie grande-polonaise et conservatrice, sous couvert de
restaurer la défunte Tchécoslovaquie et de la placer sous la protection
de l’armée polonaise, intéresse les Britanniques mais inquiète d’autant
plus Staline, si bien qu’on peut le considérer comme un facteur du
rapprochement germano-soviétique. L’idéologie du bloc slave
mitteleuropéen, cordon sanitaire entre le Reich et l’URSS, sera reprise
telle quelle par les militaires conservateurs polonais et tchèque au
service de l’Angleterre pendant la guerre. Les plans du Général polonais
Sikorski et du Président tchèque Benes, énoncés dans la revue
américaine Foreign Affairs au début de l’année 1942 et
prévoyant une confédération polono-tchèque, seront rejetés
catégoriquement par Staline et le gouvernement soviétique en janvier
1943. Cette attitude intransigeante de Staline, alors même que la
bataille de Stalingrad n’est pas encore gagnée, tend à prouver que
l’ébauche de cette confédération polono-tchéque à dominante catholique
par le Général Prchala a inquiété Staline et a sans doute contribué à le
pousser à signer le pacte germano-soviétique. Staline préférait sans
nul doute voir les Allemands à Varsovie plutôt que les Polonais à
Odessa.
6. Les puissances occidentales et l’URSS de Staline :
N’oublions
pas que la conférence de Munich a lieu en pleine guerre civile
espagnole, où les Allemands et les Italiens soutiennent le camp
nationaliste de Franco et les Soviétiques, le camp des Républicains. Par
personnes interposées, une guerre est donc en train de se dérouler
entre les protagonistes du futur Axe germano-italien et l’URSS. Mais les
troupes républicaines flanchent, se montrent indisciplinées, les
milices anarchistes sont incapables de faire face aux régiments plus
professionnels et mieux entraînés du Général catholique et nationaliste,
les communistes bien structurés et disciplinés sont dégoûtés de ce
romantisme révolutionnaire inopérant et commencent à se retirer du jeu,
constatant, devant Barcelone, que la partie est perdue. L’alliance
franco-tchéco-soviétique, qui visait le statu quo en Europe et le containment
de l’Allemagne, a échoué dans ses objectifs. Litvinov, commissaire
soviétique aux affaires étrangères, tente toutefois d’en sauver l’esprit
et suggère quelques jours après l’Anschluß, le 17 mars 1938,
une alliance des trois grandes puissances (Grande-Bretagne, France,
URSS), afin de maintenir le statu quo, mis à mal par l’Allemagne.
Litvinov veut que Londres, Paris et Moscou garantissent de concert
l’intégrité du territoire tchécoslovaque. Mais Paris et Londres
hésiteront, préféreront négocier à Munich. Les Soviétiques savent que le
contrôle de la Bohème implique ipso facto le contrôle de toute l’Europe
centrale. Si Paris et Londres abandonnent Prague, l’URSS n’a plus que
deux solutions:
a) Dévier les forces de l’Allemagne contre l’Ouest et/ou
b) Se rapprocher de l’Allemagne, désormais puissance incontournable sur l’échiquier européen.
Ces
deux objectifs, après le remplacement de Litvinov par Molotov,
constituent les fondements du pacte germano-soviétique d’août 1939.
Par
ailleurs, l’URSS est opposée à l’Occident ailleurs dans le monde. Par
le Caucase et en Iran, l’Angleterre menace le flanc sud de l’URSS. Son
aviation, à partir des Indes, à partir des bases iraniennes ou
irakiennes, peut atteindre les champs prétrolifères du Caucase et
frapper le nouveau quadrilatère industriel créé par Staline au sud de
l’Oural. Par l’Iran et la Caspienne, l’Angleterre peut aussi frapper
Stalingrad, remonter le cours de la Volga par Astrakhan, bombarder
Batoum et Bakou, menacer le chemin de fer Krasnovodsk-Achkhabad. A
l’époque, la menace britannique sur le flanc sud de l’URSS est réelle:
les historiens de l’avenir devront sans doute se demander si les Anglais
n’ont pas exercé un chantage sur Staline après la signature du pacte
Ribbentrop-Molotov et la victoire allemande contre la France. Et se
demander aussi si la mobilisation de l’armada américaine dans la guerre
du Golfe, n’est pas la réédition de cette présence menaçante, mais,
cette fois, avec l’alliance turque et avec des armes ballistiques à plus
longue portée.
Conclusion :
Avec
Munich, l’Allemagne retrouve certes l’espace politique du Reich
médiéval, perdu depuis les Traités de Westphalie de 1648. L’idéologie du
Troisième Reich, centralisatrice dans sa pratique, structure cet espace
qui a souffert longtemps de ses divisions institutionnelles et
confessionnelles. La diplomatie allemande de 1938 a réussi cet exploit,
mais en réfléchissant à partir de critères trop européens, trop
européo-centrés. Elle a raisonné comme avant Leibniz, premier diplomate
et philosophe allemand à avoir saisi intuitivement l’importance
cardinale de l’immense espace russo-sibérien. Ce type de raisonnement
explique deux déficits de Munich, en dépit de la victoire diplomatique
allemande:
a)
Le Reich n’a pas compris que des facteurs extra-européens, bien
maîtrisés par les Britanniques, déterminaient la marche des événements
en Europe. On ne pouvait plus penser l’Europe centrale sans penser
conjointement la maîtrise de la Mer Noire, du Caucase, de l’Asie
centrale jusqu’au Pamir. Pourtant, le mythe indo-européen resassé dans
l’Allemagne nationale-socialiste, mais de façon figée, simpliste et
caricaturale, aurait dû rappeler clairement l’unité spatiale soudant le
cœur de l’Europe centrale à l’espace traversé par les peuples-cavaliers
scythes, sarmates, perses-iraniens, etc. L’eurasisme est avant tout le
souvenir de ces peuples indo-européens qui se sont élancés jusqu’au
Pacifique et dont les cosaques sont les premiers légataires aujourd’hui.
b)
Comme Mussolini le lui a reproché à la fin de la guerre, peu avant sa
mort, dans une conversation avec le fasciste français Victor Barthélémy,
adjoint de Doriot, ancien membre du PCF, réfugié en Italie après le
débarquement des Américains et des Français de De Gaulle en Provence en
août 1944, Hitler n’a jamais compris la Méditerranée. Il n’a pas trop
compris que l’Italie lui permettait de contrôler les deux bassins et d’y
détruire le système des communications maritimes de la Grande-Bretagne.
Les Anglais ont directement perçu le danger, forts des analyses que
leur avaient léguées le géopolitologue Halford John Mackinder, dans Democratic Ideals and Reality (1919, 1ière éd.).
Enfin,
la diplomatie allemande et celle de Litivinov n’ont pas raisonné en
termes de “Symphonie”. Exclure la Russie des débats ou vouloir maintenir
le statu quo de Versailles (avec la France et la Tchécoslovaquie),
c’est oublier les leçons de la seule grande alliance digne de ce nom
dans l’histoire européenne: la Sainte-Alliance fondée à la fin du
XVIIième siècle par le Prince Eugène de Savoie, pour libérer les Balkans
d’un pouvoir extra-européen, une Sainte-Alliance qui a permis de
regagner 400.000 km2 sur les Ottomans et qui s’est poursuivie jusqu’en
1791, où elle s’apprêtait à libérer la Serbie, à donner le coup de grâce
aux Turcs, mais où elle a dû distraire la majeure partie des ses
troupes pour affronter les révolutionnaires français, excités en
sous-main par les services spéciaux de Pitt.
Enfin,
les arbitrages successifs de Vienne, pour calmer les velléités de
guerre entre Hongrois et Roumains, montrent que l’enjeu danubien n’était
guère perçu. Or, l’Angleterre le connaissait bien, elle sait que la
maîtrise militaire et économique de ce fleuve soustrairait l’Europe à
toute tutelle maritime. L’Angleterre semble avoir la plus longue mémoire
historique: elle se rappelle, indubitablement, que le Tsar Paul Ier, en
s’alliant à Napoléon, voulait, avec l’Empereur des Français, prendre
pied aux Indes et en chasser les Britanniques. Paul Ier suggérait
d’acheminer des troupes par le Danube, la Mer Noire (dominée par la
flotte russe de Crimée, dont la construction avait effrayé Londres) et
la Caspienne. Cette route est fondamentale. Les Européens l’ont oubliée.
Munich en est la preuve. Il faut s’en rappeler. Et ne pas diffuser une
géopolitique trop idéaliste et mutilée.
Robert STEUCKERS, http://robertsteuckers.blogspot.com/
Forest 27-29 septembre 1998.
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