Guerriers,
marchands, prodigieux navigateurs, les Vikings, dès la fin du VIIIe
siècle, établissent des routes maritimes de la Baltique à l'océan
Atlantique. Après la mort de Charlemagne, ces Normands – ou hommes du
Nord – débarquent aux abords des principaux fleuves du royaume franc,
qu'ils remontent bientôt, pillant et semant la terreur.
En 911, par le
traité de Saint-Clair-sur-Epte, le roi franc Charles le Simple concède
des territoires au Norvégien Rollon. Jean Renaud auteur de l'ouvrage Les Vikings en France
retrace cette geste qui, en 150 ans, vit ces pillards coloniser les
terres de Normandie, se convertir et s'intégrer dans la communauté
franque, avant de repartir conquérir l'Angleterre.
Des premiers coups de main…
C'est en 799 que les Vikings commirent leurs premiers coups de main
sur la côte d'Aquitaine : ainsi débutèrent les incursions scandinaves
dans le domaine géographique de la France actuelle. Charlemagne puis
son fils, Louis le Pieux, tentèrent de s'y opposer en mettant en place
un dispositif de garnisons et de flottilles le long des côtes. Mais
celui-ci perdit vite de son efficacité, tandis que les rivalités
internes déchiraient l'Empire.
En 841, alors que
Charles le Chauve était monté sur le trône de France l'année
précédente, les Vikings s'engagèrent pour la première fois sur la
Seine et prirent Rouen presque sans coup férir. L'année suivante, ils
mirent à sac l'un des plus grands ports francs, Quentovic, sur la
Canche. En 843, ils ne rencontrèrent aucune résistance pour prendre
Nantes ; en 844, ils remontèrent la Garonne jusqu'à Toulouse et, en
845, firent irruption sur l'Adour et sur la Charente. Ils remontèrent
également la Seine cette année-là et assaillirent Paris. Contraint de
négocier, le roi acheta leur départ et leur versa sept mille livres
d'argent.
Les Vikings
surgissaient partout, à bord de leurs navires dont la maniabilité et
le faible tirant d'eau leur permettaient une extrême mobilité. Ils
semaient la terreur parmi les populations, pillaient les églises et
les monastères de leurs richesses et repartaient presque toujours
impunément. Si en 848 le roi attaqua une de leurs flottes sur la
Dordogne et l'emporta, ce ne fut évidemment qu'un coup d'épée dans
l'eau : les Vikings réussirent aussitôt après à prendre Bordeaux.
…aux premières bases fluviales
À partir du milieu
du IXe siècle, ils commencèrent à aménager de véritables bases
fluviales, leur servant de mouillage et leur donnant plus facilement
accès à l'arrière-pays. Ils établirent leurs camps en fonction de
critères stratégiques, mais aussi des possibilités de stockage des
vivres, du fourrage – ils avaient de plus en plus recours à la
cavalerie, ce qui leur permettait d'allonger leurs itinéraires
terrestres –… et du butin : par exemple à Taillebourg sur la Charente,
face à Saint-Florent sur la Loire ou à Oissel sur la Seine. C'était la
fin des simples expéditions saisonnières ; dès lors, ils sillonnaient
le pays de façon permanente et accéléraient le rythme de leurs
déprédations.
Aucune région n'était épargnée. Même
l'Auvergne fut atteinte : les Vikings poussèrent jusqu'à Clermont en
856. Deux ans plus tard, ils ravagèrent les côtes de Roussillon,
prirent Narbonne et hivernèrent en Camargue avant de remonter le Rhône.
Ils pillèrent Arles et Nîmes, puis ils parvinrent jusqu'au confluent
de l'Isère. Girard, le comte de Vienne, s'opposa à eux et les empêcha
de naviguer en amont de Romans.
Se défendre ou négocier ?
Charles le Chauve,
après avoir surmonté les pires crises de son règne, tenta d'imposer
une politique défensive face à leurs incursions répétées et prit
diverses initiatives. Il ordonna la construction de ponts fortifiés,
sur la Seine d'une part, à Pont-de-l'Arche, et à l'entrée de l'Oise et
de la Marne ; sur la Loire d'autre part, aux Ponts-de-Cé au sud
d'Angers. Il chargea Robert le Fort de la défense de la Neustrie et
alla jusqu'à s'allier avec les Bretons contre les Vikings qui, en 872,
sous les ordres d'un de leurs chefs les plus redoutés, Hasting
(Hásteinn), occupèrent Angers. Charles le Chauve et Salomon firent
ensemble le siège de la ville pendant plusieurs mois et finirent par
détourner le cours de la Maine de façon à interdire aux Vikings l'usage
de leurs bateaux et les contraindre à se rendre. Malgré tous ces
efforts, Charles le Chauve ne parvint jamais à se débarrasser des
Vikings, dont l'activité était plus débordante que jamais à sa mort, en
877.
En 881, le roi Louis
III franchit l'Oise à la tête de son armée et attaqua les Vikings de
la Somme à Saucourt-en-Vimeu, où il leur infligea une défaite sans
précédent… mais suivie d'aucun effet. Quatre ans plus tard, ils
remontèrent la Seine et se présentèrent devant Paris. Le passage
qu'ils voulurent négocier leur fut refusé et ils décidèrent d'assiéger
la ville, défendue par Eudes, alors comte de Paris. Les Vikings
établirent plusieurs camps retranchés et lancèrent deux grandes
offensives, mais les Francs tinrent bon. À son retour d'Italie, en 886,
Charles le Gros décida de marcher sur Paris mais, en définitive, il
renonça à se battre et autorisa les Vikings à aller piller la
Bourgogne. Ce qu'ils firent. Paris avait résisté inutilement et les
grands du royaume ne tardèrent pas à le déposer et à choisir Eudes
pour roi.
Rollon, le traité de Saint-Clair-sur-Epte et la naissance de la Normandie
Au tournant du siècle, deux chefs
vikings apparurent respectivement sur la Seine et sur la Loire, où ils
jouèrent chacun un rôle déterminant : Rollon (Hrólfr) et Ragenold
(Rögnvaldr). Les succès limités obtenus sous le règne d'Eudes n'avaient
pas apporté de solution au problème, aussi son successeur, Charles le
Simple, en 898, allait-il chercher à l'aborder différemment, tandis
qu'en Bretagne la mort d'Alain le Grand en 907 ouvrait une période de
grave crise politique. Désormais, après les pillages et l'imposition de
tributs, les Vikings allaient tenter de s'implanter et de coloniser
des territoires.
On ignore à quelle
date situer l'arrivée de Rollon dans l'estuaire de la Seine : sans
doute avant 900. Toujours est-il qu'en 911 il remonta l'Eure et
assiégea Chartres, en vain. À la suite de négociations menées par
l'archevêque de Rouen, Charles le Simple, appuyé par le duc Robert,
accepta de le rencontrer et de passer un accord avec lui. La rencontre
eut lieu à Saint-Clair-sur-Epte, à mi-chemin entre Paris et Rouen.
Le roi concéda à
Rollon un territoire : celui qu'il occupait déjà, soit à peu près à
l'actuelle Haute-Normandie. Rollon en avait la pleine propriété, mais
il s'engageait à empêcher les flottes ennemies de remonter la Seine.
La conversion des Vikings et de leur chef fut également une des
principales conditions posées par Charles le Simple : elle rendait
admissible la concession qu'il leur faisait d'une terre chrétienne. Le «
traité de Saint-Clair-sur-Epte » aurait pu être de courte durée : en
fait il définissait une politique à long terme des plus bénéfiques.
C'était l'acte de naissance du duché de Normandie.
Comme l'ancienne
aristocratie avait disparu, Rollon entreprit de mettre en place la
nouvelle élite « normande » qui allait prendre souche en terre
franque. La colonisation agricole a ensuite commencé et les Vikings ont
construit de nouvelles fermes et multiplié les défrichements. Sur les
côtes, ils ont développé la pêche ou les salines.
Rollon comprit très vite qu'il
pouvait puiser à deux sources, nordique et franque, pour organiser son
nouvel État, et ses successeurs directs continuèrent dans cette voie
afin de satisfaire au mieux leurs propres intérêts. Il choisit donc,
d'une part, d'asseoir son pouvoir sur la population locale en
conservant le système carolingien en vigueur ; d'autre part, de
conserver la rigueur nordique : à l'origine, il semble que l'influence
porta surtout sur le droit pénal, le droit familial et le droit
maritime. En concluant avec l'archevêque une sorte d'alliance locale,
il relança l'Église séculière et se concilia la population. Le
rétablissement de la vie monastique fut assurément beaucoup plus
difficile.
Raids normands en Bretagne
L'activité viking se
concentra alors sur la Bretagne au début du Xe siècle, où elle se
traduisit par un véritable exode des moines qui désertèrent de plus en
plus leurs monastères. En 919, Ragenold s'engagea sur la Loire,
s'empara aisément de Nantes et prit le contrôle de l'estuaire. En 921,
le duc Robert vint assiéger la ville mais, au bout de cinq mois, il
fut contraint de concéder à Ragenold le pays nantais. Cette concession
devenait l'acte fondateur d'une principauté scandinave en Bretagne.
Déchu en 922,
Charles le Simple invoqua l'appui de Rollon et de Ragenold. Le roi
Raoul les arrêta sur les bords de l'Oise en 923, puis il les
poursuivit jusqu'en Normandie, franchissant l'Epte. Les pourparlers
tournèrent toutefois à l'avantage du comte de Rouen qui obtint, en 924,
la concession de l'Hiémois et du Bessin, où Rollon exerçait déjà son
influence. Désormais, la frontière normande était avancée jusqu'à la
Vire.
En revanche, jugeant
insuffisant le tribut qu'on lui consentait, Ragenold remonta la Loire
à la tête d'une importante armée et arriva par surprise en Bourgogne,
mais il subit une sévère défaite à Chalmont, près de Melun. Sans
doute mort dès 925, Ragenold n'avait pas su, contrairement à Rollon,
dépasser le stade de la simple occupation militaire.
En 927, le fils de
Rollon, Guillaume Longue-Epée se recommanda au roi, dans un hommage
surtout symbolique. Ou bien son père était déjà mort, ou bien il avait
abdiqué en sa faveur. Les Francs, comprenant par ailleurs l'urgence
d'une nouvelle campagne contre les Vikings de la Loire, vinrent
assiéger Nantes une fois encore, mais sans plus de succès. Les Vikings
conservaient le Nantais en toute propriété.
En Normandie,
Guillaume eut le mérite de consolider l'édifice encore fragile laissé
par son père. Il se heurta notamment au problème du Cotentin. Le roi
Raoul, en échange de son hommage renouvelé, le lui céda, ainsi que
l'Avranchin, en 933. Or le nord du Cotentin, géographiquement isolé,
était déjà fortement colonisé par des Vikings hostiles à un pouvoir
proche de la féodalité franque. Tenant à leur indépendance, ils
s'allièrent à ceux du Bessin et se révoltèrent sous la direction de
leur chef, Rioulf (Herjólfr). La bataille eut lieu non loin de Rouen
et Rioulf fut battu. Guillaume devint maître incontesté de la
Normandie, florissante et ouverte sur l'Europe du Nord.
En 936, Alain
Barbetorte, revenant d'exil, débarqua à Dol puis gagna la région de
Saint-Brieuc, où il anéantit les Vikings retranchés dans le camp de
Péran. L'année suivante, il traversa toute la Bretagne et reprit
Nantes aux Vikings, les forçant à regagner leurs navires sur la Loire
et à fuir. En 939, ceux qui s'étaient regroupés non loin des rives du
Couesnon, reprirent leurs exactions dans la région de Rennes. Le comte
Bérenger et Alain Barbetorte remportèrent sur eux une victoire
décisive, qui marqua la fin de l'occupation scandinave en Bretagne.
Le succès de
Guillaume Longue-Epée en Normandie se retourna contre lui. En 942, le
comte de Flandres l'attira dans un véritable guet-apens, le faisant
assassiner par ses hommes à l'issue d'une entrevue sur une île de la
Somme. Les Normands pleurèrent leur comte comme un saint ou un martyr
et l'inhumèrent, comme son père, en la cathédrale de Rouen. Ils
désignèrent aussitôt son fils Richard pour lui succéder, mais ce
n'était qu'un enfant.
Louis IV d'Outremer tenta de
récupérer la Normandie et prit le jeune Richard en otage, mais en 945,
les Normands firent appel au chef viking Haigrold (Haraldr) et
écrasèrent l'armée franque sur la Dives. Le roi fut fait prisonnier et
des négociations aboutirent à une sorte de second traité de
Saint-Clair-sur-Epte, établissant définitivement l'autorité de Richard
sur la Normandie. Celui-ci mourut en 996 et sous son successeur,
Richard II, le premier à porter le titre de duc, les influences
norroises diminuèrent.
Richard, duc de Normandie
À cette époque les
Vikings s'étaient intégrés dans la communauté franque avec laquelle
ils se fondaient peu à peu, baptisés et mariés à des femmes indigènes.
Leur langue tomba en désuétude au bout de quelques générations, mais
un certain vocabulaire norrois s'imposa en Normandie, pour l'essentiel
des mots concernant la mer – la navigation, les rivages, la pêche et
ses produits – dont un petit nombre est passé ensuite en français par
le biais des dialectes normands. En outre, les colons scandinaves
donnèrent quantité de noms de lieux, qui existent aujourd'hui encore, à
divers éléments du paysage ainsi qu'à leurs habitations. Certes,
beaucoup de ces toponymes ont été écorchés au fil des siècles, mais
ils nous permettent aisément de délimiter la colonisation :
Dieppedalle, Bolbec, Angoville, Yvetôt, Sottevast…
Les Vikings semèrent
la terreur et laissèrent quantité de ruines derrière eux : lorsque
les moines se lamentaient sur leurs pillages et leurs atrocités, quoi
de plus naturel ? Ils étaient les premiers concernés et ils perdirent
dans l'affaire une bonne partie de leur fortune. Il est d'ailleurs
difficile d'évaluer les dégâts : bien des trésors conservés dans les
abbayes de la France entière furent réduits en cendre ou dispersés.
Mais il est vrai qu'il manquait aux annalistes, leurs contemporains,
la vision d'ensemble du phénomène viking dont nous disposons
aujourd'hui, et que, par la suite, les historiographes déformèrent
également leur image, parfois pour le meilleur avec Rollon, en
Normandie, mais souvent pour le pire, comme avec Ragenold, en
Bretagne.
Les Vikings ont joué
dans l'histoire de France un rôle qu'on aurait tort de sous-estimer :
déstabilisateur à bien des égards, certes, quand on considère la
succession de « coups de main », de batailles et de pillages dans
toutes les régions de France ; mais dans cette future Normandie
concédée en 911, les avantages succédèrent vite aux inconvénients :
les Vikings redressèrent les ruines qu'ils avaient eux-mêmes causées
et jetèrent les bases d'un remarquable essor économique et politique –
qui permit, en 1066, ni plus ni moins que la conquête de
l'Angleterre.
Source du texte : CLIO.FR via Theatrum Belli
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