jeudi 24 novembre 2011

Franco et les juifs : La réécriture de l’histoire au service de la diabolisation / Entre la désinformation franquiste et l’intoxication « antifasciste »


L’histoire et surtout sa réécriture sont de plus en plus instrumentalisées politiquement. Et mises au service de la culpabilisation des nations et des peuples européens. Et au détriment des forces politiques traditionnelles ou de l’Église. L’Espagne n’échappe pas à cette entreprise de subversion. Quarante ans après une transition démocratique réussie, soixante-cinq après la fin d’une seconde guerre mondiale à laquelle l’Espagne n’a pas participé, le régime de Franco est régulièrement convoqué au banc des accusés.
Les socialistes et la presse de la superclasse mondiale ravivent régulièrement les blessures de la guerre civile. Avec l’appui du grand quotidien El País, Felipe Gonzalez avait utilisé les montages historiques pour donner des gages à l’extrême gauche et détourné l’attention de l’opinion de ses échecs économiques.
L’une des dernières manœuvres a consisté à accuser le régime franquiste d’avoir été complice de la persécution des juifs. L’hispanisant Arnaud Imatz fait litière de ces abjections pseudo-historiques : jamais les 6.000 juifs de la Péninsule ibérique n’ont été inquiétés de 1940 à 1945 ; et la grande majorité des 15.000 juifs de l’Espagne africaine ont soutenu le général Franco. Rappel des faits contre les mensonges historiques. Bref mémoire historique contre mémoire hystérique !

Polémia.

Sept lustres après sa mort, le général-dictateur Francisco Franco reste un sujet de discorde. Quand les controverses s’apaisent, de grands médias espagnols sont là pour en réactiver l’intensité. Les autorités politiques de la Péninsule ont bien du mal à résister à la tentation de réveiller les vieux démons idéologiques lorsqu’elles jugent utile de détourner l’attention du peuple. A la tête des gouvernements socialistes pendant sept ans, José Luis Rodriguez Zapatero s’est fait une spécialité des polémiques chocs sur la guerre civile et le franquisme. Au risque de fomenter l’agitation et la division, il a régulièrement tenté d’instrumentaliser une interprétation de l’histoire et en a fait un levier de sa politique pour satisfaire l’extrême gauche (1).

Discrédité au lendemain de la crise de 2008, il a usé et abusé de ce stratagème jusqu’à la fin de ses mandats. La dernière dispute, impulsée indirectement par le « locataire » de la Moncloa, juste avant de décider de ne pas se représenter aux élections générales du 20 novembre 2011, a porté sur l’attitude du Caudillo à l’égard des juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale. Elle a été déclenchée par un article sensationnaliste publié dans le journal semi-officiel El País, intitulé : « Reportage : Le cadeau de Franco à Hitler. La liste de Franco pour l’Holocauste » (2). Un cas d’école d’intoxication historico-politique, qui ne mériterait pas que l’on s’y attarde, s’il n’avait été orchestré par l’un des grands quotidiens d’information espagnol régulièrement cité par la presse internationale.
Un tissu de conjectures
Le « chapô » de l’article donnait le ton : « Le régime franquiste ordonna aux gouverneurs civils, en 1941, d’établir une liste des juifs vivant en Espagne. Le fichage, qui incluait les noms, les activités professionnelles, idéologiques et personnelles de 6.000 juifs, fut vraisemblablement remis à Himmler. Après la chute d’Hitler, les autorités franquistes essayèrent d’effacer tous les indices de leur collaboration à l’Holocauste. El País a reconstruit cette histoire et montre le document qui prouve l’ordre antisémite de Franco ». Cet article se fonde en fait sur quatre pages publiées douze ans plus tôt, dans la revue Raices, par le président de la Fédération des communautés juives d’Espagne, directeur général du groupe Shlumberger-Sema-Espagne, Jacobo Israel Garzón (3). En 1997, dans « Le fichier juif du franquisme », Jacobo Israel avait divulgué l’existence d’une circulaire émanant de la Direction générale de sécurité, datée du 5 mai 1941, qui ordonnait aux gouverneurs civils provinciaux d’envoyer des informations sur tous les juifs nationaux et étrangers vivant sur leur territoire. Ce document, qui incitait à la création d’un « fichier judaïque », provenait du gouvernement civil de Saragosse et avait été trouvé dans l’Archivo Histórico Nacional.

Depuis sa révélation, la circulaire de 1941 n’a pas manqué de soulever bien des questions. Quelle fut la répercussion pratique du fichier ? L’initiative de sa création relevait-elle du gouvernement ou des autorités policières ? Dans quelle mesure les gouverneurs civils suivirent-ils les instructions reçues ? Combien de personnes furent incluses dans ce fichier ? Les explications qu’apporte l’historien-journaliste d’El País sont simplistes. Le fichier aurait été totalement détruit à la fin de la Deuxième Guerre mondiale et seules quelques fiches individuelles nous seraient parvenues. Il aurait contenu au moins 6.000 fiches individuelles parce que ce chiffre figure dans le dénombrement par pays de la population juive du Protocole de Wannsee (20 janvier 1942). Il en résulterait, toujours selon le rédacteur d’El País, qu’il est « vraisemblable » que José Finat, l’ancien directeur général de la sécurité espagnole, plus tard ambassadeur à Berlin, ait remis l’ensemble du fichier au Reichsführer de la SS, Himmler.

Un tissu de conjectures qui repose sur une part de réalité, mais qui n’en reste pas moins hypothétique. Qui prétendrait impliquer les autorités anglaises dans l’Holocauste uniquement parce que le nombre de juifs du Royaume-Uni a été mentionné lors de la conférence de Wannsee ? L’historien-journaliste d’El País semble ignorer que le chiffre de 6.000 juifs était du domaine public dans la Péninsule bien avant les faits qu’il relate. En 1933, la presse madrilène faisait état d’une communauté juive espagnole de 5.000 personnes. En 1934, elle dénombrait près de 1.000 réfugiés politiques allemands, juifs ou non juifs, un chiffre d’exilés politiques que le rédacteur d’El País ne mentionne pas. Et pour cause ! Il détruit à lui seul le mythe d’une République accueillante dont le gouvernement de libéraux de gauche et de socialistes aurait reçu à bras ouverts les réfugiés juifs du Reich. La République espagnole avait, au contraire, réinstauré, avant les élections de novembre 1933, l’obligation du visa pour les Allemands afin de freiner l’immigration juive, ou plutôt, comme on préférait dire à l’époque, « pour éviter une saturation du marché du travail ». Cela dit, il est très improbable que la totalité des 6.000 juifs soit restée sur le territoire espagnol après la victoire du camp national (il y eut pas moins de 430.000 exilés à la fin de la guerre civile : 270.000 qui passèrent et repassèrent la frontière en quelques semaines et 160.000 qui furent les exilés permanents).

La communauté juive d’Afrique du Nord majoritairement favorable à Franco

Autre omission de taille du rédacteur d’El País : il ignore l’existence de la communauté juive nord-africaine du protectorat marocain espagnol. Cette communauté de plus de 15.000 personnes, bien plus importante que celle de la Péninsule, avait pris majoritairement parti pour Franco et le camp « national » pendant la guerre civile. Une proportion considérable de juifs militants ou sympathisants communistes avait combattu dans les rangs des Brigades internationales, « courroie de transmission de Staline » (peut-être 7 à 10% de l’effectif total) et la majorité de la communauté juive internationale s’était prononcée en faveur de la gauche et de l’extrême gauche, mais le soutien des juifs au Front populaire n’avait pas été aussi massif et uniforme que le prétend la légende. Au lendemain de la guerre civile, la communauté juive du protectorat marocain était considérée sûre et fidèle par le Nouvel Etat, alors que celle de la Péninsule était jugée, à tort ou à raison, hostile et potentiellement menaçante.

Mais les anomalies et les entorses à la logique de l’article d’El País ne s’arrêtent pas là. Jacobo Israel avait suggéré que les traces du fichier judaïque disparu devaient être recherchées « dans les près de 100.000 enquêtes effectuées par la police » franquiste (en réalité près de 130.000 figurent dans l’Archivo Histórico Nacional), mais cela n’empêche pas le rédacteur du quotidien madrilène d’affirmer, sans citer la moindre source, qu’au cours de la seule année 1940, 800.000 enquêtes ont été effectuées et plus de 5 millions de citoyens fichés. La répression franquiste de l’immédiat après-guerre (50.000 condamnés à mort, dont 30.000 exécutés, et 270.000 personnes incarcérées en 1939, chiffre qui s’élevait encore à 43.000 en 1945) (4) fut suffisamment dure et effrayante pour ne pas avoir besoin d’être inventée ou exagérée, mais tel n’est pas l’avis du journaliste-historien d’El País. Il ne s’agit pas pour lui de faire œuvre d’histoire et d’éclairer les « zones d’ombre » du franquisme en s’efforçant à la neutralité axiologique, mais de discréditer moralement la prétendue « descendance » à laquelle il s’oppose : le conservatisme-libéral espagnol. Et pour ce faire, il réactive les vieilles méthodes et légendes du Komintern : l’agression d’une démocratie modérée et pacifique par la droite réactionnaire, l’équivalence franquisme-fascisme-nazisme, l’escamotage de la bolchévisation du parti socialiste, la sous-estimation du développement du PCE, la négation du sectarisme et de la violence du Front populaire, etc.
L’uchronie n’est pas l’histoire

Il est évident que, dans le cas d’une occupation allemande de l’Espagne, un « fichier juif » aurait été particulièrement dangereux pour les juifs. Ce point est irréfutable. Mais l’uchronie n’est pas l’histoire. Confondre l’histoire virtuelle, celle d’une entrée de l’Espagne dans la guerre mondiale et d’une collaboration de Franco et de son régime à l’Holocauste, telle qu’elle aurait pu être, avec l’histoire réelle, celle d’un Franco qui maintint l’Espagne en dehors de la guerre mondiale et qui permit la protection de dizaines de milliers de juifs, relève au mieux de la bêtise, au pire de la malhonnêteté intellectuelle.

Aucune attention particulière pour les juifs et le judaïsme
Antisémite ou philo-séfarade ? Quelle était donc la véritable attitude de Franco ? Avant de répondre, revenons au réalisme des faits (5). Les juifs et le judaïsme n’étaient pas des ennemis déclarés du généralissime. Ses ennemis jurés étaient le communisme soviétique, dans sa version stalinienne, et la franc-maçonnerie. Sa position à l’égard des juifs était beaucoup plus ambiguë. Il n’avait pas de sympathie pour la communauté juive internationale. Il voyait même dans les juifs des ennemis traditionnels des intérêts de l'Espagne depuis leur expulsion par les Rois catholiques. Avec les protestants, il les tenait pour des propagateurs de la « légende noire » antiespagnole. Mais pour autant, jamais il ne persécuta le judaïsme espagnol ou les juifs séfarades. Jamais il ne harcela, ni ne poursuivit les juifs, comme il le fit avec les communistes et les francs-maçons. Des lois furent adoptées par son régime pour permettre la poursuite et la répression des vaincus, mais les juifs et le judaïsme ne firent l’objet d’aucune attention particulière. Il en fut ainsi de la Loi de responsabilités politiques (1939), de la Loi pour la répression de la maçonnerie et du communisme (1940) et de la Loi pour la sécurité de l’Etat (1941). Les juifs devaient s’inscrire à la police et déclarer leur profession et leur religion comme tous les citoyens du Nouvel Etat. Mais aucune de ces lois répressives ne les citait nommément.

Un philo-sépharadisme pragmatique
Du point de vue de Franco, les juifs séfarades étaient différents des autres juifs parce qu’ils étaient en quelque sorte sublimés par le contact de la culture ibérique. Son antisémitisme politique (et non pas raciste, ni même religieux) au niveau international se conjuguait chez lui curieusement avec un philo-séfaradisme à l’échelon national. Le jeune commandant puis lieutenant-colonel de la Légion avait eu des relations très cordiales avec les juifs du Maroc espagnol. Les principaux dirigeants, hommes d'affaires et banquiers de la communauté juive du territoire sous protectorat avaient apporté un précieux soutien économique et matériel au général rebelle en 1936. Ils avaient mis à sa disposition des moyens économiques et financiers, mais aussi tout un réseau de contacts essentiels dans la gestion des achats de matériel. La grande majorité des juifs de la zone espagnole du Maroc, mais aussi des juifs du nord de l’Italie et le secteur du sionisme que dirigeait Vladimir (Ze’ev) Jabotinsky avaient aidé le camp national. Franco leur en était très reconnaissant. Après-guerre, des auteurs prétendirent que cette aide avait été extorquée, mais jamais ils n’expliquèrent pourquoi le généralissime manifestait si ouvertement sa gratitude envers la communauté juive du protectorat, récompensant et décorant certaines de ses personnalités les plus représentatives. Le cas du banquier Salama, ami déclaré du Caudillo, est à cet égard emblématique.

Pendant la guerre civile, parmi les généraux soulevés, Gonzalo Queipo de Llano, un officier supérieur célèbre pour avoir comploté en faveur de l’avènement de la République et par ailleurs farouchement opposé aux phalangistes, se fit remarquer par de véhémentes diatribes antisémites sur les ondes de l’Union Radio Séville. Franco prit soin d’avertir ses amis juifs nord-africains de ne pas lui faire cas. Dans l’immédiat après-guerre civile et au cours des premières années de la Deuxième Guerre mondiale, le Caudillo proféra néanmoins lui aussi de virulentes critiques. Mais elles furent peu nombreuses. L’exemple le plus connu est son allusion à « l’esprit judaïque qui permit l’alliance du grand capital et du marxisme » dans le discours du 19 mai 1939, à Madrid, à l’occasion du défilé de la victoire. Hormis deux ou trois autres allusions semblables, Franco ne s’étendit pas sur la question (6). Dans les années 1939-1942, pour satisfaire les autorités allemandes, il toléra la propagande antisémite dans l’édition, la radio et la presse écrite, mais dans le même temps il fit à nouveau savoir à ses amis de la communauté juive nord-africaine qu’ils ne devaient pas se sentir concernés. Paradoxalement, en 1940, dans la période théoriquement la plus « antisémite » du régime, Franco créa à Madrid et à Barcelone l’Institut d’études hébraïques Benito Arias Montano, qui depuis 1941 édite l’une des meilleures publications juives du monde, la revue érudite Sefarad, subventionnée par l’Etat espagnol.

Pendant la Deuxième Guerre mondiale les antisémites radicaux existaient bien en Espagne, mais ils n’étaient pas suffisamment nombreux pour provoquer le rejet des juifs de la part de la population, pas plus que les philosémites n’étaient suffisamment puissants pour promouvoir une politique plus généreuse à leur égard. A l’intérieur de la nouvelle Phalange de Franco, un parti hétérogène, refondé en 1937 à partir de la Phalange de José Antonio Primo de Rivera, de la Communion traditionaliste et de tous les partis de droite ou du centre, les antisémites radicaux ne représentaient qu’une petite minorité. La « race » était sans signification pour l’appartenance à la Phalange traditionaliste. De nombreux chuetas de Majorque (un des groupes descendant de juifs convertis) étaient d’ailleurs des membres actifs depuis quasiment la fondation de la première Phalange en 1933.

Pour leur part, les autorités nationales-socialistes allemandes se plaignaient régulièrement parce que des personnalités philosémites occupaient des postes clés dans le gouvernement, le parti et la haute administration. Quant aux Espagnols les plus philo-nazis, tel l’agent de l’Abwehr, Ángel Alcázar Velasco, ils faisaient courir le bruit que Franco et même les fondateurs et intellectuels de la Phalange originelle : Primo de Rivera, Sanchez Mazas, Ledesma Ramos, Aparicio, Ros, Montes, etc., avaient tous des noms de « descendants de convertis » et étaient « juifs par leur mystique et leur tempérament » (7).

Maçonnerie et communisme : les vraies cibles de Franco

A l’inverse, le véritable leitmotiv du dictateur Francisco Franco était la conspiration maçonnico-communiste internationale. Il est symptomatique que son livre Masoneria (1950) (8) débute par ces mots : « Tout le secret des campagnes de propagande déclenchées contre l’Espagne repose sur deux mots : maçonnerie et communisme ». L’anticommunisme et l’antimaçonnisme primaient chez lui sur toutes autres considérations (9). Il avait été un lecteur assidu du bulletin de l’Entente internationale contre la IIIe Internationale dès le début des années 1930 (10). Il s’était abonné personnellement à cette publication, centrée sur l’expansion mondiale du communisme, à partir de 1934. Pour lui, le communisme était le plus terrible danger de la civilisation chrétienne, le principal fléau de l’humanité. Son anticommunisme radical explique sa politique de neutralité amicale envers l’Allemagne et sa décision d’envoyer des hommes sur le front de l’Est. La Division Azul était à ses yeux la réplique hispanique aux Brigades internationales de Staline.

Sa seconde obsession était le rôle et l’action de la franc-maçonnerie dans l’histoire de l’Espagne. Il y voyait une sorte de « super-Etat », une société internationale, secrète, à l'influence occulte et pernicieuse, une menace permanente pour la nation espagnole, la cause principale des désastres de la Péninsule depuis plus d’un siècle. Ses déclarations, ses discours, ses articles (publiés sous les pseudonymes de Jakim Boor, Macaulay ou Jaime de Andrade) ne laissent pas de place au doute. Jusqu’à sa mort, ses convictions anticommunistes et antimaçonniques demeurèrent fermes, indéracinables. Il en fit deux des piliers idéologiques de son régime.

L'historien qui ne retiendrait chez Franco que ses quelques propos antisémites et qui prétendrait expliquer par eux la politique et l'idéologie de son régime sombrerait dans la caricature. Le Caudillo fut, en effet, l'un des très rares chefs d'Etat qui protégea les juifs d'Europe pendant la Deuxième Guerre mondiale. De très nombreuses personnalités politiques et intellectuelles juives en ont témoigné et ont manifesté leur reconnaissance pour son action salvatrice (11).
Pas de juifs expulsés pendant la Deuxième Guerre mondiale.

L'historien Shlomo Ben Ami, ex-ministre des Affaires étrangères d'Israël, a souligné le paradoxe et la singularité de la position du Caudillo. Conservateur et pragmatique, le dictateur, si souvent étiqueté « fasciste », fit pour les juifs ce que les principaux leaders des démocraties ne purent ou ne voulurent pas faire. L'Espagne franquiste sauva, selon les sources, entre 25 et 60.000 juifs d'Europe. Rares, pour ne pas dire exceptionnels, furent les cas de juifs réfugiés en Espagne expulsés ou reconduits aux frontières pendant la durée du conflit.

Dès novembre 1940, le gouvernement de Franco recommanda aux juifs séfarades qui résidaient en France de se déclarer espagnols pour éviter les poursuites. Le Caudillo utilisa, comme fondement juridique de sa position, un décret-loi de 1924, signé par Alphonse XIII sur la suggestion du général dictateur Miguel Primo de Rivera (le père du fondateur de la Phalange, José Antonio). Ce texte de loi permettait aux juifs séfarades de s'inscrire en tant qu’Espagnols dans n'importe quel consulat ou ambassade, sans conditions ni limites.

A partir de 1942, le gouvernement espagnol franchit une nouvelle étape. Il concéda très largement aux juifs d’Europe passeports et visas pour échapper aux persécutions antisémites des divers pays qui collaboraient avec l'Allemagne nationale-socialiste. Les diplomates, ambassadeurs et consuls espagnols de Berlin, Paris, Marseille, Athènes, Copenhague, Vienne, Belgrade, Bucarest, Budapest, Sofia, etc., intervinrent pour faire valoir les droits de leurs nouveaux ressortissants. Octroyée en priorité aux juifs séfarades, la protection fut même souvent étendue à des ashkénazes.

Au cours des vingt dernières années, divers auteurs (12) ont dénoncé la prétendue action humanitaire du Caudillo comme relevant de la manipulation, de la désinformation et de la réhabilitation du franquisme (13). Selon eux, Franco ne se serait pas du tout intéressé au sort des juifs. Le mérite reviendrait exclusivement à quelques diplomates qui auraient agi dans le dos de leurs supérieurs. Les déclarations de ces derniers, qui minimisent leur rôle au bénéfice de Franco, auraient toutes été forcées et contraintes. Celle de l’un des plus prestigieux, Ángel Saenz Briz, alors consul général à New York, témoigne en tout cas des qualités hors pair d’un grand serviteur de l’Etat. Interrogé en 1963 par l’historien israélien Isaac Molho au sujet du sauvetage de juifs hongrois, il conclut sa lettre-réponse par ces mots : « Nous pûmes loger plusieurs milliers de juifs pourchassés dont je peux affirmer avec fierté qu’ils doivent la vie au général Franco… Et ceci est tout ce que je peux dire. Si mon récit est utile de quelque façon, je vous demande de l’utiliser sans mentionner mon nom car je n’ai aucun mérite à cela, m’étant limité à exécuter les consignes de mon gouvernement et du général Franco » (14). Fait chevalier et commandeur de l’Ordre d’Isabelle la Catholique, Sanz Briz poursuivra une brillante carrière de diplomate qu’il terminera comme ambassadeur d’Espagne en Chine puis auprès du Saint-Siège.

L'aide de Franco ou de son régime aux juifs d'Europe, pendant la Deuxième Guerre mondiale, est un fait historiquement établi. Fut-elle apportée sans enthousiasme ni sympathie ? Relevait-elle de la compassion du catholique convaincu ? S’agissait-il d’un geste opportun pour se concilier l’assistance économique des Etats-Unis ? Le Caudillo se sentait-il en réalité plus proche des arabo-musulmans dont la majorité des leaders marocains lui avait aussi apporté un précieux soutien lors du soulèvement ? Se considérait-il avant tout redevable envers ses compagnons d'armes arabo-musulmans, en particulier son ami le général Mohamed Ben Mezian Belkacem ? Eprouvait-il de la rancune à l’égard des organisations sionistes mondiales qui avaient affiché leur sympathie pour le gouvernement du Front populaire ? Donna-t-il des instructions exprès à ses diplomates pour protéger les juifs ? A-t-il seulement fermé les yeux ou consenti tacitement à leur action ? Autant de questions qui restent ouvertes au débat.
Cela étant, les faits demeurent. Directement ou indirectement, Franco aida les juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale dans des moments particulièrement cruels pour eux. Il renouvela d’ailleurs sa protection consulaire, en 1948, au bénéfice des juifs de Grèce, puis, lors de l'exil massif des juifs du Maroc (1954-1955) et il le fit encore pendant l'affaire de Suez (1956) et lors de la guerre des Six Jours (1967).

A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le Congrès juif mondial exprima sa reconnaissance envers le gouvernement espagnol « pour ses efforts » mais, en 1949, Israël vota contre la suspension des sanctions et contre l'entrée de l'Espagne à l'ONU. Le Caudillo accusa le coup, mena une politique pro-arabe et refusa de reconnaître l'Etat d'Israël. Au lendemain de sa mort, le 22 novembre 1975, un service funèbre fut célébré à sa mémoire dans la principale synagogue hispano-portugaise de New York, en présence de représentants de The American Sephardi Federation, « pour avoir eu pitié des juifs ». Plusieurs diplomates espagnols, dont les sympathies franquistes sont insoupçonnables, tel le chargé d'affaires à l'ambassade de Budapest, Ángel Sanz Briz, déjà cité, mais aussi le premier secrétaire d’ambassade à Paris, puis, consul à Bordeaux, Eduardo Propper de Callejón, ou le chargé d’affaires à l’ambassade de Berlin, José Ruiz Santaella et sa femme Carmen Schrader ont été honorés par le Mémorial Yad Vashem comme « Justes parmi les nations » (15). Il est hors de doute que le dictateur, dont la vox populi disait qu’ « une mouche ne pouvait pas voler sans qu’il le sache », était au courant de la protection que ces derniers accordaient aux juifs en pleine tourmente.
Arnaud Imatz ,22/11/2011
Notes :

(1)    Sur l’instrumentalisation gouvernementale des souvenirs de la guerre civile voir Stanley Payne, La Guerre d’Espagne. L’histoire face à la confusion mémorielle, Paris, Cerf, 2010, chap. 40, p. 547-553 ; voir aussi notre préface à ce livre p. 9-19.
(2)    Article publié dans El País le 20 juin 2010 sous la signature du journaliste Jorge M. Reverte, un socialiste, ancien communiste, fils de Jésus Martínez Tessier, qui fut lui-même rédacteur du quotidien phalangiste Arriba après avoir combattu sur le Front de l’Est dans la Division Azul. On dit que la petite histoire contribue parfois à éclairer la grande. Le cas de Reverte, dans lequel un esprit freudien verrait le meurtre du père, en est une illustration. Le processus de transition démocratique espagnol fut mené, on le sait, essentiellement par des franquistes, l’opposition au régime ne s’impliquant que très tardivement. Les diverses tendances franquistes nourrirent les différents partis de la démocratie parlementaire. Il en fut ainsi en particulier des partis libéraux et conservateurs (UDC, AP et PP) et du parti socialiste. Les exemples de personnalités franquistes qui évoluèrent radicalement et poursuivirent de brillantes carrières politiques ou médiatiques sont nombreux. Ainsi, Luis Cebrián, fondateur du journal El País et conseiller délégué du groupe Prisa, fut d’abord rédacteur en chef du journal du « Movimiento », Pueblo, et chef des services d’information de la RTVE franquiste. Il est aussi le fils de Vicente Cebrián qui fut directeur du journal Arriba. Le premier président du gouvernement de la démocratie, Adolfo Suárez, avait été secrétaire général du « Movimiento » et directeur général de la RTVE. Rappelons également qu’étaient franquistes les pères de la vice-présidente et du vice-président du gouvernement socialiste de Zapatero, Teresa Fernández de la Vega et Alfredo Rubalcaba, mais aussi celui du président du Congrès des députés, José Bono, et ceux des femmes des deux présidents socialistes Felipe González et José Luis Rodriguez Zapatero.
(3)    Jacobo Israel Garzón, « El Archivo Judaico del franquismo”, Raíces, Madrid, nº 33, hiver 1997-1998, p. 57 et sq. Voir aussi Jacobo Israel Garzón et Alejandro Baer, España y el Holocausto (1939-1945), Madrid, Ediciones Hebraíca, 2007.
(4)    En ce qui concerne la répression pendant la guerre civile elle fit environ 60.000 victimes dans le camp républicain et 50.000 dans le camp national. La balance n’est donc vraiment rompue que par les 30.000 exécutions de militants et sympathisants front-populistes après-guerre.
(5)    Les livres les plus sérieux sur le sujet sont ceux de Haim Avni, España, Franco y los Judios, Madrid, Altalena, 1974 ; Federico Ysart, España y los judíos en la II Guerra Mundial, Barcelona, Dopesa, 1973 ; Chaim Lipschitz, Franco, Spain, the Jews and the Holocaust, New York, Ktav Pub. Inc., 1984 ; José Antonio Lisbona Martín, La política de España hacia sus judíos en el siglo XX, Barcelona, Riopiedras, 1993 ; David Salinas, España, los Sefarditas y el Tercer Reich (1939-1945). La labor de diplomáticos españoles contra el genocidio nazi, Valladolid, 1997 ; Bernd Rother, Franco y el Holocausto, Madrid, Marcial Pons, 2001 et Isidro González, Los judíos y la Segunda República: 1931-1939, Madrid, Alianza et Los judios y la guerra civil española, Madrid, Hebraica Ediciones, 2009.
(6)    On retrouve la même assimilation capitalisme–marxisme–judaïsme dans le discours de Noël 1939.
(7)    Ángel Alcázar de Velasco, Memorias de un agente secreto, Barcelona, Plaza y Janés, 1979. A noter que la thématique racialiste sur les « descendants de convertís » sera développée et systématisée après-guerre par le philologue antifranquiste de gauche Américo Castro (cf. España en su historia, 1948). Plus rigoureux, le grand spécialiste de la question, Julio Caro Baroja, auteur de Los Judíos en la España moderna y Contemporánea (3 tomes), Madrid, Istmo, 1986, conclut qu’ « Il n’est pas possible d’assurer qu’un nom concret est ou n’est pas juif ».
(8)    Francisco Franco Bahamonde (J. Boor), Masoneria, Madrid, 1950, rééd. Fundación Francisco Franco, 1981, 1982.
(9)    Le frère de Franco, l’aviateur libéral et républicain Ramón, héros du vol transatlantique Plus ultra, était franc-maçon. On a souvent prétendu que le futur Caudillo aurait tenté d’entrer dans deux loges maçonniques et que sa candidature aurait été rejetée par ses pairs militaires. Mais cette rumeur n’a jamais été étayée par des preuves tangibles.
(10)    L’Entente internationale anticommuniste ou contre la IIIe Internationale avait été créée par l’avocat suisse Théodore Aubert, en 1924. Elle était un véritable réseau d’information mondial sur l’expansion du communisme.
(11)    Parmi les nombreuses personnalités juives qui ont reconnu l’action humanitaire de Franco ou de l’Espagne de Franco pendant la Deuxième Guerre mondiale, citons : l’ambassadeur puis ministre des Affaires étrangères, Shlomo Ben Ami (1991), le ministre des Affaires étrangères puis premier ministre, Golda Meir (Knesset, 10 février 1959), le président de l’Association hébraïque d’Espagne, Max Mazin (1973), l’écrivain Elie Wiesel (1990), le professeur de l’Université hébraïque de Jérusalem Haim Avni, l’historien Chaim Lipschitz (1970), le président du Congrès juif mondial Israel Singer (2005), l’ancien chef du Shin Beth et du Mossad, Isser Harel (1989), l’avocat Isaac Molho ou le président de la Fédération des communautés israélites d’Espagne Samuel Toledano.
(12)    Parmi eux citons: Antonio Marquina Barrio, Gonzalo Álvarez Chillida ou Deborah Dwork.
(13)    Les historiens franquistes dont les travaux sur le sujet sont les plus documentés sont : Ricardo de la Cierva (directeur de la Culture de Franco, ministre de la Culture de Juan Carlos et membre de l’Association pour l’amitié Espagne-Israël) et Luis Suarez Fernández (médiéviste, ex-directeur général des universités, auteur notamment de La expulsión de los judíos de España, Madrid, Mapfre, 1992), qui est le seul à avoir eu accès à l’intégralité des archives de la Fondation Francisco Franco.
(14)    Lettre de Sanz Briz à Isaac Molho, 15-11-1963, AMAE, leg. R7649/14 citée dans Isidro González García, Relaciones España-Israel y el conflicto del Oriente Medio, Madrid, Editorial Biblioteca Nueva, 2001, p. 215-218.
(15)    D’autres diplomates se sont particulièrement illustrés dans ces actions humanitaires notamment : Miguel Ángel de Muguiro (chargé d’affaires à Budapest), Julio Palencia (ambassadeur à Sofia), José de Rojas y Moreno (ambassadeur à Bucarest), Bernardo Rolland de Miota (consul général à Paris) et Sebastián de Romero Radigales (consul général à Athènes). Sur les diplomates de Franco voir : María Jesús Cava Mesa, Los diplomáticos de Franco, Universidad de Deusto, 1989.

Voir aussi :
« Rouges » et « fascistes » sans haine ni rancune : le témoignage édifiant d'un enfant de la Guerre d'Espagne
Retour sur l'affaire des fosses du franquisme : Garzón, juge intègre ou prévaricateur ?
Guerre d'Espagne : mémoire historique ou mémoire hystérique ?
Petite histoire des campagnes de diabolisation
Correspondance Polémia 23/11/2011

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