L’historien allemand Jörg Hiltscher a analysé les plans secrets des Turcs pendant la seconde guerre mondiale
Au début du mois de
juillet 1942, tout semblait accréditer que la Wehrmacht allemande
courait à la victoire définitive : l’Afrika Korps de Rommel venait de
prendre Tobrouk et se trouvait tout près d’El Alamein donc à 100 km à
l’ouest du Canal de Suez; au même moment, les premières opérations de la
grande offensive d’été sur le front de l’Est venaient de s’achever avec
le succès escompté : la grande poussée en avant en direction des champs
pétrolifères de Bakou pouvait commencer. Tout cela est bien connu.
Ce qui est moins
connu en revanche est un fait pourtant bien patent: au moment où les
Allemands amorçaient leur formidable “Vormarsch” de l’été 42, un autre
déploiement de troupes de grande envergure avait lieu au Sud-Ouest des
frontières géorgiennes et arméniennes. Sur l’ordre du chef de
l’état-major de l’armée turque, Fevzi Çakmak, 43 divisions, totalisant
650.000 hommes, avançaient vers les régions orientales de l’Anatolie. Il
ne s’agissait évidemment pas de défendre l’intégrité territoriale de la
Turquie contre une attaque potentielle de Staline car celui-ci ne
pouvait opposer, dans la région transcaucasienne, que 80.000 soldats
(dont des bataillons féminins et des milices arméniennes).
Çakmak agissait
surtout comme un militant des cercles panturquistes, qui rêvaient d’une
alliance avec les forces de l’Axe victorieuses, surtout l’Allemagne et
le Japon, pour réaliser leurs propres ambitions de devenir une grande
puissance. Ces ambitieux étaient grandes, et même fort grandes, comme
l’atteste une note des affaires étrangères de Berlin, rédigée après une
conversation avec le panturquiste Nouri Pacha : “De tous les territoires
jusqu’ici soviétiques, ils revendiquent en premier lieu l’Azerbaïdjan et
le Daghestan située au nord de ce dernier; ensuite, ils réclament la
Crimée, de même que toutes les régions situées entre la Volga et
l’Oural”. Une revendication complémentaire concernait “le Turkestan, y
compris la partie occidentale de l’ancien Turkestan oriental,
appartenant officiellement à la Chine mais se trouvant actuellement sous
influence soviétique”. En plus de tout cela, Nouri réclamait “les
régions peuplées d’ethnies turcophones dans la partie nord-occidentale
de l’Iran, jusqu’à la ville d’Hamadan et une bande territoriale
frontalière dans le nord de la Perse, depuis la pointe sud-orientale de
la Mer Caspienne le long de l’ancienne frontière soviétique”. Nouri
n’oubliait pas non plus de revendiquer “la région irakienne de Kirkouk
et Mossoul”, de même “qu’une bande territoriale située dans le
protectorat français de Syrie”.
En tentant de créer
un grand empire de cette ampleur, la Turquie se serait bien entendu
placée entre toutes les chaises… D’une part, elle serait entrée en
conflit avec l’Allemagne et avec le Japon, parce que Berlin et Tokyo
briguaient certaines de ces régions. D’autre part, tout ce projet
constituait une déclaration de guerre implicite à l’URSS et à la
Grande-Bretagne. Pour cette raison, il s’est tout de suite formé à
Ankara une forte opposition aux aventuriers panturquistes, regroupés
autour de Çakmak et du Premier Ministre Refik Saydam, surtout que
plusieurs indices laissaient accroire qu’ils préparaient un putsch pour
s’emparer de tout le pouvoir.
Cette situation
explique pourquoi Saydam, dans la nuit du 7 au 8 juillet 1942 a eu une
soudaine et très mystérieuse “crise cardiaque”, qui le fit passer de vie
à trépas, et que son ministre de l’intérieur et chef des services
secrets, Fikri Tuzer, qui partageait la même idéologie, a connu le même
sort, quelques jours plus tard. À la suite de ces deux “crises
cardiaques” providentielles, le Président anglophile et neutraliste,
Ismet Inönü, fut en mesure de chasser tous les autres panturquistes du
cabinet et d’isoler Çakmak. Ensuite, Inönü annonça lui-même
officiellement devant la grande assemblée nationale turque qu’il
disposait des moyens nécessaires pour éliminer les orgueilleux qui
nuisaient aux intérêts de la Turquie.
Ces événements sont
étonnants à plus d’un égard : si les panturquistes avaient réussi leur
coup, ils auraient peut-être pu changer le cours de la guerre car la
Turquie, pendant l’été 1942, disposait d’une armée d’1,2 million
d’hommes, et étaient par conséquent le poids qui aurait pu faire pencher
la balance. Pourtant l’historiographie a généralement ignoré ces faits
jusqu’ici; ce qui est encore plus étonnant, c’est que Hitler n’a pas
appris grand chose de cette lutte pour le pouvoir à Ankara. Le Führer du
Troisième Reich n’a pas été correctement informé des vicissitudes de la
politique turque parce que les quatorze (!) services de renseignement
allemands qui s’occupaient de glaner des informations sur la Turquie se
sont montrés totalement inefficaces.
Le travail de
l’historien Jörg Hiltscher mérite dès lors un franc coup de chapeau. Sa
thèse de doctorat est enfin publiée; elle concerne, comme nous venons de
le voir, la politique intérieure et extérieure de la Turquie pendant la
seconde guerre mondiale. Elle démontre aussi l’inefficacité de la
direction nationale-socialiste face aux questions turques. La façon de
travailler de Hiltscher mérite d’être évoquée dans cette recension :
notre historien a fourni un effort sans pareil, lui qui travaille dans
le secteur privé; il a dépouillé et exploité près de 200.000 documents,
sans avoir jamais reçu le moindre centime d’une instance publique ou
d’un quelconque autre mécène. Ce qui nous laisse aussi pantois, c’est la
rigueur et l’acribie avec lesquelles il a dressé un synopsis du chaos
que représentait les services de renseignements du Troisième Reich. Il
est le seul à l’avoir fait jusqu’ici.
Face à l’intensité de
ce travail, nous pouvons affirmer que le titre de la thèse de Hiltscher
est un exemple d’école de modestie exagérée car jamais il ne dévoile à
ses lecteurs le caractère inédit et unique de ses recherches. La retenue
dont Hiltscher fait preuve contraste avec l’emphase dont font montre
certains historiens universitaires fats, comme Peter Longerich, qui
ressassent éternellement les mêmes banalités et puisent toujours aux
mêmes sources (cf. “Junge Freiheit”, n°14/2011) mais vendent leurs recherches comme de formidables exploits scientifiques ouvrant des pistes nouvelles.
Wolfgang KAUFMANN.
(article paru dans “Junge Freiheit”, n°33/2011; http://www.jungefreiheit.de/ ).
par R. Steuckers
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire