Maurras
a loué les lumières de Proudhon sur la démocratie et sur le
libéralisme. Un anarchiste qui n'était pas un homme de désordre, et qui,
sans être un maître en politique, mérite d'être relu en ces temps de
crise : il semble parler pour notre temps en évoquant la «
régularisation » de l'économie par le droit…
Il y a deux cents ans
ce 15 janvier naissait à Besançon Pierre-Joseph Proudhon. On s'est trop
souvent contenté de retenir de lui sa phrase à l'emporte-pièce : « La propriété c'est le vol » et de le classer parmi les socialistes. C'est oublier que ce penseur se qualifiant lui-même d'« anarchiste
» et qui l'était, n'a jamais rejoint quelque doctrine que ce fût, se
laissant seulement séduire par certaines vérités qu'il entrevoyait.
Maurras dans La Démocratie religieuse l'opposait à Jean-Jacques Rousseau, « vagabond genevois sans feu ni lieu, sans coeur ni vertu » ; Proudhon, lui, était «
ce robuste Franc-Comtois, puissamment établi sur sa race, sur sa
famille, sur son foyer, fidèle époux, père rigide, aussi incorruptible
et probe à l'état de travailleur que de débiteur, riche des vieilles
qualités héritées qui expliquent son profond malaise dans ses erreurs et
tant de brusques sauts en arrière ».
« Le socialisme n'est rien »
En fait, il ne se faisait aucune illusion sur le socialisme : « Le socialisme n'est rien, n'a jamais rien été, ne sera jamais rien. » Quant à la propriété, il ne considérait comme un « vol
» que celle qui lui apparaissait comme « le droit de jouir et de
disposer à son gré du bien d'autrui, du fruit de l'industrie et du
travail d'autrui » (cité par Louis Salleron : Libéralisme et Socialisme).
En fait, quand, au sortir d'une jeunesse dure et laborieuse, Proudhon présenta sa thèse Qu'est-ce que la propriété ?,
il ne manquait ni de talent ni d'audace ni même d'un certain sens de la
provocation. Lui qui était pauvre et n'enviait nullement les richesses
des autres, affectait de croire qu'au droit de propriété était lié le
droit d'en abuser. En homme profondément honnête qui allait toute sa vie
devoir lutter pour subsister, il se sentait le devoir de condamner dans
la propriété l'intérêt et l'usure. Son impulsivité allait lui inspirer
quelques ouvrages qui lui vaudraient d'être assigné en justice, mais à
l'âge mûr, il se détacha de tous les systèmes alors en vogue :
saint-simonisme, fouriérisme, blanquisme, anarchisme, communisme.
Il venait de publier ses Contradictions économiques
quand éclata la révolution de 1848. Il avait déjà réfléchi sur la
révolution de 1789 et savait qu'après avoir isolé et abandonné l'ouvrier
par la sinistre loi Le Chapelier de 1791 contre les associations, elle
n'avait profité qu'aux bourgeoisies financières, lesquelles avaient
imposé le pouvoir absolu de l'État.
Proudhon voulait en
arriver au plus tôt à une réorganisation du travail. Une expérience de
l'Assemblée nationale en juin 1848 sous la IIe République le dégoûta à
jamais du parlementarisme : sa tiédeur à l'égard des “Ateliers
nationaux” de Louis Blanc qui ne remontaient pas aux vraies causes du
mal, ses propositions pour la réforme du crédit, son refus du jeu des
partis n'étaient guère compris. Pierre Bécat, dans L'Anarchiste Proudhon (Nouvelles Édiions latines) le décrit ainsi en ces années-là : «
Ennemi du pouvoir politique, Proudhon étale son aversion pour l'État et
ses vices corrosifs : l'étatisme, assorti de la centralisation et de la
bureaucratie, alors qu'il serait si simple de remédier à ces facteurs
de désordre et de tyrannie, par l'entente libre entre les travailleurs. » Il se reportait alors aux traditions exemplaires de la vie féodale, « maîtrises, corporations et droit d'aînesse », qui contribuaient à développer toujours la fraternité.
Ni communisme ni libéralisme
Il rompit très tôt
avec Karl Marx, lequel avait répondu à sa Philosophie de la misère par
La Misère de la philosophie… Proudhon, qui ne croyait pas à la lutte des
classes, entrevoyait déjà le communisme comme la pire des dictatures : «
Centralisation absorbante, destruction systématique de toute pensée
individuelle, corporative et locale, réputée scissionnaire, police
inquisitoriale, abolition ou restriction de la famille, à plus forte
raison de l'hérédité. »
Pas moins sévère avec le libéralisme, Proudhon nous semble parler pour notre temps : « Dans
leur théorie de la propriété, de la concurrence, du crédit, non
contents de professer une liberté illimitée que nous voulons aussi, ils
font abstraction des intérêts de la collectivité, qui sont le droit ; ne
comprenant pas que l'économie politique se compose de deux parties
fondamentales : la description des forces et phénomènes économiques en
dehors du droit, et leur régularisation par le droit. »
Anarchie ?
En somme si Proudhon
condamnait l'État, se posant ainsi en anarchiste dans le vrai sens du
mot, c'est parce que l'État, à ses yeux, dans le système capitaliste, ne
pouvait qu'être l'instrument des ploutocrates.
Homme de contradictions, il voulait dresser face à cette formidable puissance un contrepoids qui serait… la propriété ! « La propriété, écrivait-il dans sa Théorie
de la propriété, [est] la plus grande force révolutionnaire qui existe
et qui se puisse opposer au pouvoir […] Prenez la somme des forces
propriétaires : vous aurez une puissance égale à celle de l'État. » Et de souhaiter même la généralisation de la propriété, apparaissant ainsi comme un précurseur du “capitalisme populaire”…
Pour remplacer l'État tyran et planificateur, une solution, la mutualité : « Des
statistiques détaillées et souvent renouvelées, des informations
précises sur les besoins et les existences, une décomposition loyale des
prix de revient, la prévision de toutes les éventualités, la fixation
entre commerçants et consommateurs, après discussion amiable, d'un taux
de bénéfices en maximum et minimum selon les difficultés et les risques,
l'organisation de sociétés régulatrices : tel est à peu près l'ensemble
des mesures au moyen desquelles les partisans de la mutualité songent à
discipliner le marché. » Tout un programme qui mérite attention.
Vraiment l'anarchiste Proudhon n'était ni un destructeur ni un rêveur.
Son “anarchie” était tout le contraire d'un désordre.
Proudhon et Maurras
La société selon lui
reposait sur le contrat social, mais tout à l'opposé de celui dont avait
rêvé Rousseau : le contrat pour être social doit relier tous les
membres d'une nation dans un même intérêt. Il est « l'acte suprême
par lequel chaque citoyen engage à la société son amour, son
intelligence, son travail, ses services, ses produits, ses biens, en
retour de l'affection, des idées, travaux, produits, services et biens
de ses semblables, la mesure du droit pour chacun étant déterminée
toujours par l'importance de ses apports et le recouvrement exigible au
fur et à mesure des livraisons ».
Proudhon voit les choses en juriste également quand il aborde en matière régionale la question du fédéralisme, et Maurras, dans L'Idée de décentralisation,
a opposé au fédéralisme contractuel les fédérations historiques
réelles, comme on peut opposer au “contrat social” les organisations
professionnelles à l'image des grandes libertés de l'Ancien Régime. Il
n'en reste pas moins que Maurras a loué les lumières de Proudhon sur la
démocratie et sur le libéralisme. Il saluait même les efforts d'anciens
révolutionnaires curieux et de bonne foi qui trouvaient dans le
proudhonisme de quoi « les tirer du collectivisme et les conduire à la vue exacte des conditions réelles de la vie en société ».
N'oublions pas les
rapprochements entre syndicalistes et nationalistes d'Action française
qui eurent lieu avant 1914, sous le nom, justement, de Cercle Proudhon, dont Maurras a dit : « Les
Français qui se sont réunis pour fonder le Cercle Proudhon sont tous
nationalistes. Le patron qu'ils ont choisi pour leur assemblée leur a
fait rencontrer d'autres Français, qui ne sont pas nationalistes, qui ne
sont pas royalistes, et qui se joignent à eux pour participer à la vie
du cercle et à la rédaction des Cahiers. Le groupe initial comprend des
hommes d'origines diverses, de conditions différentes, qui n'ont point
d'aspirations politiques communes, et qui exposeront librement leurs
vues dans les Cahiers. Mais, républicains fédéralistes, nationalistes
intégraux et syndicalistes ayant résolu le problème politique ou
l'éloignant de leur pensée, tous sont également passionnés par
l'organisation de la cité française selon des principes empruntés à la
tradition française, qu'ils retrouvent dans l'oeuvre proudhonienne et
dans les mouvements syndicalistes contemporains... »
Vers le roi
Comme le dit Pierre Bécat dans son ouvrage déjà cité, Proudhon met sur la voie de Maurras voulant concilier « les libertés en bas, l'autorité en haut
». Ce qui a manqué à Proudhon, c'est de comprendre que l'organisation
sociale à laquelle il aspirait, si elle nécessitait le moins d'État
possible, forçait à rechercher quand même « un modèle d'État
indépendant des coteries et impartial, dégagé des préjugés de classes et
mu par la notion de l'intérêt national, dans le respect des intérêts du
travail fortement garantis ». Cet État que l'on a parfois présenté comme « l'anarchie plus un
», c'est assurément la monarchie qui eut la force de faire la France
sans jamais s'immiscer dans ce qui ne regardait que les Français
eux-mêmes, leurs familles, leurs professions, leurs collectivités
locales. Dans Calendal, Frédéric Mistral parle des Provençaux qui
savaient, quand le droit était dedans, laisser le roi dehors… Ce qui ne
les empêchait nullement d'aimer et de servir le roi, incarnation du
bien commun.
Proudhon mourut en
1865, trois ans avant la naissance de Maurras, qui allait enfin
enseigner les disciplines de l'intelligence et du coeur aux penseurs
comme Proudhon, sagaces, de bonne foi, mais encore trop brouillons.
MICHEL FROMENTOUX L’ACTION FRANÇAISE 2000 du 15 janvier au 4 février 2009
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire