Au
début du XIe siècle, deux évêques, Adalbéron de Laon et Gérard de
Cambrai formulaient en des termes voisins la théorie des trois ordres
ou, mieux, des trois fonctions : la société chrétienne était composée de
ceux qui prient, de ceux qui combattent et commandent, et de ceux qui
travaillent : oratores, bellatores, laboratores ; une société
en trois groupes hiérarchisés et solidaires. Un siècle plus tard, en
1120, neuf chevaliers conduits par Hugues de Payns, un champenois,
fondaient à Jérusalem la chevalerie des “pauvres compagnons de combat du Christ et du Temple de Salomon” ;
l'ordre du Temple était né. Qu'ils aient été Templiers, Porte-Glaive,
Teutoniques, chevaliers de Calatrava, d'Alcàntara ou de Santiago,
Hospitaliers de Saint-Jean…, ces hommes de foi et d'épée ont en quelque
sorte transcendé cette dichotomie entre oratores et bellatores.
Après avoir soulevé maints débats au Moyen-Âge, cette ambivalence est
devenue un thème de recherche pour les historiens contemporains ;
certains y trouvent une influence du ribât musulman, alors que
d'autres les analysent comme une synthèse de la réforme grégorienne et
de la croisade. L'historien Alain Demurger nous en dit plus sur les
origines de cette chevalerie.
Une nouveauté radicale
À l'issue de
la première croisade et de la prise de Jérusalem en 1099 aux dépens des
“infidèles” - ainsi appelait-on les musulmans, qui ne partageaient pas
la foi chrétienne - sont fondés les États latins d'Orient : Édesse,
Antioche, Jérusalem qui est un royaume, et enfin Tripoli. Les pèlerins
chrétiens affluaient dans une Jérusalem désormais sous contrôle chrétien
pour visiter les lieux marqués par la vie terrestre de Jésus :
Bethléem, le Jourdain, le Mont des Oliviers, le Saint Sépulcre. D'Acre
ou de Jaffa à la ville sainte, les routes n'étaient pas sûres. Le
premier objectif annoncé par Hugues de Payns et ses compagnons étaient
de protéger et défendre, au besoin par la force, ces pèlerins ; mais ils
voulaient agir ainsi tout en menant une vie religieuse et en
respectant une règle. Bien vite d'ailleurs, au-delà de ces opérations
de police, les templiers sont amenés à participer aux combats pour la
défense des États latins contre leurs voisins musulmans.
Le problème
posé était sérieux : était-il possible d'exercer le métier des armes
sous l'habit religieux ? Était-il licite de réunir dans un même
institut l'orator et le bellator ? Comme toujours on peut expliquer cette “nouveauté” radicale par des facteurs endogènes ou par des facteurs exogènes.
L'ordre religieux-militaire, fils de la réforme grégorienne et de la croisade… ?
On peut
trouver dans la société occidentale des XIe et XIIe siècle les raisons
du développement des ordres religieux-militaires : essor économique
accompagné de la mise en place des structures seigneuriales ;
hiérarchisation, par les institutions féodales, de la classe des
maîtres, les seigneurs ; pour imposer leur contrôle sur la paysannerie,
les seigneurs se servent des chevaliers de leur familia ou
“maisnie”. Ce sont des spécialistes du combat à cheval, mais ils vont se
hisser dans l'échelle sociale et leur éthique va bientôt conquérir la
catégorie des puissants. Enfin il y a l'Église, l'Église de la réforme
grégorienne. Une réforme qui vise à corriger les abus et les
insuffisances du clergé, mais aussi à organiser et à contrôler
l'ensemble de la société chrétienne. L'Église fait sa place aux bellatores
et à son avant-garde agressive qu'est la chevalerie. Il s'agit de
rendre l'Église libre et indépendante des laïcs mais dans le même temps
d'assigner à ceux-ci une mission compatible avec leur genre de vie et
leur état de combattant et conforme aux intérêts de la chrétienté, de
l'Église qui l'encadre et de la papauté qui la dirige. Il s'agit de
christianiser la violence et d'offrir une voie de salut à ceux qui en
usent.
L'idéologie
trifonctionnelle faisait sa place aux combattants. L'ordre
religieux-militaire canalise et sacralise leur activité au service de
l'Église. Entre ces deux pôles, il y a deux maillons intermédiaires : le
mouvement de la paix et de la trêve de Dieu qui régule la violence des
chevaliers et leur impose des interdits ; la croisade, œuvre de paix
également, mais positive en ce sens qu'elle oriente la violence
chevaleresque vers une œuvre pieuse, pacificatrice et unificatrice de la
chrétienté : libérer Jérusalem, délivrer le tombeau du Christ de
l'oppression des infidèles. L'ordre religieux-militaire est le point
d'aboutissement de la croisade et de la réforme car il offre une ascèse
propre aux laïcs. Il transforme le croisé dont le vœu de croisade est
temporaire, en un miles christi, un “chevalier du Christ” qui
prononce des vœux - irrévocables - d'obéissance, de chasteté et de
pauvreté et accepte de vivre selon une règle. Ce sont des religieux, non
des moines ; ils restent des laïcs car ils ne sont pas ordonnés
prêtres ; seuls les frères chapelains, indispensables à l'encadrement
spirituel, le sont.
Cette
nouveauté est cependant si radicale et si contraire à l'idéologie
trifonctionnelle qu'elle a choqué. Le cistercien Isaac de Stella y voit
une « monstruosité » ; Guigues, le prieur des Chartreux s'inquiète
d'une évolution pleine de dangers ; son opinion rejoignait d'ailleurs
le premier sentiment de saint Bernard qui ne voyait pas l'intérêt d'une
telle institution alors que s'offrait au laïc pieux qui voulait faire
son salut, le cloître cistercien. Plus généralement certains
n'acceptaient pas l'idée que l'on verse le sang au nom du Christ ; ils
rejoignaient sur ce point la position de l'Église byzantine hostile à
l'idée même de la croisade.
Le
christianisme primitif a condamné la violence ; mais il a dû évoluer et
définir - avec saint Augustin, puis Isidore de Séville - la notion
d'une violence légitime. Pourtant, au XIe siècle encore, l'emploi de la
violence, même en situation légitime, restait un péché exigeant
pénitence. Constatant ce fait, des historiens ont pensé que le
renversement opéré avec la croisade et l'ordre religieux-militaire - la
violence, la guerre contre l'infidèle deviennent des formes de la
pénitence - était tellement contraire à la tradition chrétienne que
seule une influence extérieure pouvait l'expliquer. Parmi les facteurs
exogènes susceptibles d'avoir pesé sur la création des ordres
religieux-militaires en Occident, on trouve le ribât.
… ou élaboré sur le modèle du ribât musulman ?
Apparu dès 750, le ribât
a longtemps été décrit comme une sorte de couvent-forteresse jalonnant
les frontières de l'Islam, où des hommes pieux faisaient retraite et
servaient militairement pour une période donnée en vertu de l'obligation
coranique de djihâd - ou guerre sainte - qui est une notion complexe ; on cite ceux de Sousse et M onastir sur la côte tunisienne. Dès 1820 José Antonio Condé voyait dans le ribât
musulman le modèle de l'ordre religieux-militaire. Ses théories,
abandonnées, ont connu une nouvelle jeunesse avec l'anthropologie
historique. Pour les anthropologues, la question de l'influence dans les
domaines culturels ne se pose pas dans les termes documentaires
familiers aux historiens ; l'existence de traits identiques, liés de
façon identique dans deux cultures différentes mais voisines prouve une
influence ou une diffusion. Il ne s'agit pas évidemment d'une influence
directe, d'une copie pure et simple d'un modèle. Pour Elena Lourie le ribât
ne pouvait pas être repris tel quel par le monde chrétien ; ce dernier
devait se le réapproprier, le réinventer pour le rendre conforme à ses
propres normes. L'union de la prière et du combat, le service
temporaire, le bâtiment lui-même sont trois éléments majeurs du ribât
repris, mais transformés, pour être intégrés à la tradition monastique
(bénédictine) chrétienne. Pour Elena Lourie les confréries de
chevaliers, nombreuses dans l'Espagne de la reconquête, sont le chaînon
reliant le ribât à l'ordre du Temple. Ainsi la confrérie de Belchite -
du nom d'un château - a été créée par le roi Alphonse le Batailleur
pour défendre les abords de Saragosse reconquise en 1118 et réunit des
chevaliers accomplissant un service militaire permanent ou temporaire
et vivant selon une règle religieuse.
Séduisante, cette théorie souffre cependant de quelques défauts. La définition du ribât
est bien plus complexe ; il n'est qu'exceptionnellement un
couvent-forteresse ; c'est un lieu, ou un bâtiment quelconque parce
qu'on y fait ribât. Ainsi en péninsule Ibérique de nombreux lieux sont appelés rabida, arrabida, rapita
sans que l'on y trouve d'édifices spécifiques ; le mot s'applique
aussi à des lieux et à des actions totalement dépourvus de caractère
militaire. Autre problème posé par la théorie d'Elena Lourie, celui de
la chronologie et des lieux. Ce sont des auteurs espagnols s'appuyant
sur des exemples espagnols ou maghrébins qui sont à l'origine de cette
idée d'influence. Les ordres religieux-militaires espagnols de
Calatrava, Alcàntara, Santiago, fondés après 1150 au moment de la grande
offensive sont à l'origine des confréries de chevaliers, semblables à
celle de Belchite. L'ordre du Temple cependant est né en 1120 - avant
même Belchite - et en Syrie-Palestine. Et si le ribât est connu
dans ces régions, il n'a pas du tout, ou il n'a plus, les mêmes formes
ni les mêmes fonctions que dans l'Islam occidental. Je pense donc que
c'est en amont, au niveau des rapports entre djihâd islamique et guerre
sainte chrétienne qu'il faut chercher l'idée d'une influence, d'une
diffusion, plutôt qu'au niveau ribât/ordre religieux-militaire.
Ceci dit, certaines caractéristiques des ordres espagnols, mais aussi
du Temple et de l'Hôpital - particulièrement bien installés dans les
États de la Couronne d'Aragon et cela dès 1130 - peuvent avoir des
rapports avec certaines expériences musulmanes : les confréries de
chevaliers par exemple ou l'importance très grande de la catégorie des
frères ad terminum, “servant à terme”, dans les ordres du Temple et de l'Hôpital.
Abandonnons
donc cette piste. Les facteurs propres à l'évolution de la société
occidentale suffisent pour expliquer l'origine du concept d'ordre
religieux-militaire. En précisant bien cependant que c'est dans une
société occidentale « transportée » en Orient par la croisade et
confrontée aux problèmes nés du succès de cette croisade que cette
expérience neuve de la chrétienté occidentale s'est développée.
“Une chevalerie d'une espèce nouvelle vient de naître et cela dans cette région qu'autrefois 'le soleil levant, présent dans la chair, a visitée d'en haut.” (Saint Bernard, Éloge de la nouvelle chevalerie)
À l'ombre du Saint Sépulcre de Jérusalem
Dès qu'ils se
furent rendus maîtres de Jérusalem, les Latins installèrent un
patriarche latin et un chapitre de vingt chanoines au Saint Sépulcre ;
des biens, des terres, des droits furent affectés à l'un et à l'autre,
en Orient comme en Occident. Pour les protéger, les chanoines
s'adressèrent à des chevaliers croisés restés sur place, comme cela se
faisait en Occident : pensons aux “chevaliers de Saint Pierre” à Rome.
Tout près du Saint Sépulcre, un hôpital, fondé dans les années 1070 par
des marchands d'Amalfi, hébergeait et soignait les pèlerins. Trois
fonctions étaient donc rassemblées autour du Saint Sépulcre : la
fonction spirituelle, exercée par les chanoines, la fonction
hospitalière et la fonction militaire, confiée à des chevaliers du
siècle. Très vite, ce que Kaspar Elm a appelé le « consortium augustin »
du Saint Sépulcre, du nom de la règle de Saint Augustin suivie par les
chanoines, éclate : le pape Pascal II, en 1113, érige l'hôpital en
chef de l'ordre indépendant des hospitaliers de Saint-Jean de
Jérusalem, ordre voué à la charité ; et en 1120 le groupe de chevaliers
formé autour d'Hugues de Payns, s'affranchit, avec l'accord du
patriarche et du roi de Jérusalem Baudouin II, de la tutelle des
chanoines du Saint Sépulcre pour former l'ordre du Temple. Un texte
peut-être quasi contemporain de l'événement, interpolé dans la
chronique d'Ernoul, décrit parfaitement ce qui s'est passé :
“Quand les
chrétiens eurent conquis Jérusalem, un assez grand nombre de chevaliers
se rendit au temple du Sépulcre […] et ils obéissaient au prieur du
Sépulcre […]. [Puis] ils prirent conseil entre eux et dirent :
“Nous avons quitté nos terres et nos amis, et sommes ici venus pour
élever et exalter la loi de Dieu. Et nous sommes ici arrêtés pour boire
et pour manger et pour dépenser sans rien faire. Nous n'agissons pas
ni ne faisons œuvre d'armes alors qu'il en est besoin en la Terre. Et
nous obéissons à un prêtre et ne faisons pas œuvre d'armes. Prenons
conseil et faisons l'un de nous Maître […] qui nous conduira en
bataille quand il faudra”.” (Chronique d'Ernoul et de Bernard le Trésorier, chap. II).
Le concile de Troyes et saint Bernard
Bien que
soutenu par le roi Baudouin II, la « pauvre chevalerie du Christ »
végète ; elle doit obtenir la reconnaissance de l'Église pour devenir
enfin légitime. En 1128-1129 le maître du Temple Hugues de Payns vient
en Occident ; en janvier 1129, un concile provincial réuni à Troyes, en
présence de saint Bernard et de nombreux abbés cisterciens, reconnaît
le nouvel ordre et lui donne une règle. Peu après, saint Bernard,
convaincu de la validité de l'expérience des templiers, écrit pour eux
son “Éloge de la nouvelle chevalerie” dans lequel il exalte leur
genre de vie et leur mission. Dès lors le succès est foudroyant et les
donations se multiplient, en Champagne et Bourgogne, en Anjou, mais
aussi en Angleterre, en Provence, en Catalogne, au Portugal. En 1139 la
bulle Omne datum optimum du pape Eugène III achève ce processus de
légitimation commencé à Troyes dix ans auparavant. Ce n'est qu'une fois
ce processus achevé que d'autres ordres religieux-militaires peuvent
naître. La transformation de l'ordre de l'Hôpital en ordre
religieux-militaire n'a donc pu intervenir qu'après 1129, voire 1139.
Elle est intéressante en ce sens que l'Hôpital conserve sa fonction
hospitalière à laquelle il associe la fonction militaire. Par la suite,
d'autres ordres religieux-militaires apparaîtront, en Terre sainte mais
aussi sur les terrains où les chrétiens luttent contre les musulmans,
comme en Espagne, et contre les païens, comme sur la Baltique. Les
ordres ainsi créés suivront soit le modèle purement militaire du Temple,
c'est le cas de l'ordre de Calatrava et de ses affiliés Alcàntara et
Avis en péninsule Ibérique, ou des Porte-glaives en Baltique ; soit le
modèle hospitalier et militaire de l'Hôpital, c'est le cas des
Teutoniques, créés en Terre sainte mais actifs aussi en Baltique. Il y a
une parenté entre les ordres religieux-militaires et les hôpitaux,
hospices et autres maisons Dieu qui prolifèrent en Occident : dans les
structures - avec la direction d'un maître - et dans le recrutement, ces
ordres et institutions s'adressant principalement à des laïcs. Et les
ordres religieux-militaires ne seront pas sans influencer les ordres
mendiants, franciscains, dominicains, augustins apparus au XIIIe siècle.
Alain DEMURGER http://www.theatrum-belli.com/
Source du texte : CLIO.FR
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