Depuis le milieu du VIIIe siècle, la vallée de la Seine est devenue une cible privilégiée des Vikings. Malgré l'installation de ponts fortifiés,
les souverains carolingiens ne peuvent les empêcher de remonter le
fleuve et ses affluents. Au fil des décennies, ils ont perdu tout
contrôle sur la basse vallée de la Seine.
À l'automne 911, le roi des Francs Charles III, dit le Simple (893-923), décide de rompre avec les stratégies perdantes de ses prédécesseurs. Ce lointain descendant de Charlemagne se résout à traiter avec Rollon, un chef viking un peu plus accommodant que les autres.
Il le rencontre à
Saint-Clair-sur-Epte, aujourd'hui paisible village du parc naturel du
Vexin, à l'ouest de Paris, et lui cède la basse vallée de la Seine, à
charge pour lui de la protéger contre… ses congénères. Rollon, en
échange, consent à recevoir le baptême. Ainsi serait née la province
plus tard appelée Normandie.
Le traité et ses mystères
Sur la date et la
réalité même du traité de Saint-Clair-sur-Epte, les témoignages sont
maigres et ne permettent que d'esquisser à grands traits un scénario
aux détails assez flous.
Il n'existe en effet aucune annale ou chronique contemporaine précise pour les années 901-918. Les «Annales de Saint-Vaast» s'éteignent en 900 et les «Annales»
du chanoine rémois Flodoard ne débutent qu'en 918. Or, c'est entre ces
deux dates que tout se joue. Certains documents nous permettent
cependant d'y voir un peu plus clair.
C'est
le cas de deux chartes du roi Charles le Simple. L'une date du 17
décembre 905. Elle est la dernière trace connue du gouvernement
carolingien sur l'actuel territoire de la région Haute-Normandie. La
seconde date du 14 mars 918 et mentionne indirectement un accord entre
Charles et les Vikings.
Le Carolingien a bien
compris qu'il ne peut chasser les envahisseurs par les armes et il
entend maintenant jouer la carte de la diplomatie.
Il envisage de
concéder aux Vikings un territoire sur lequel il ne possède plus qu'une
autorité théorique, en échange de leur conversion au christianisme et
de leur engagement à protéger la vallée de la Seine. Il espère ainsi
préserver Paris et le cœur de son royaume d'autres attaques païennes.
Les Scandinaves ont pour leur part à gagner la légalisation de leur
présence et la possibilité de s'implanter durablement et officiellement
dans le royaume des Francs.
Charles saisit
l'opportunité qu'il attendait, juste après une lourde défaite essuyée
par une armée viking sous les murs de Chartres. Il est toujours
préférable de négocier en vainqueur plutôt qu'en vaincu. La bataille de
Chartres est rapportée par plusieurs textes tardifs. L'un d'entre-eux,
la «Chronique» d'Hugues de Fleury, nous donne une précision
importante : elle a lieu le samedi 13 des calendes d'août, (samedi 20
juillet). Il n'existe de samedi 20 juillet qu'en 911 et en 916. Nous
verrons un peu plus loin que l'année 916 ne peut être retenue.
L'accord de Saint-Clair-sur-Epte
En 948, le chanoine Flodoard, dans son «Histoire de l'Église de Reims», évoque en termes sybilins l'accord passé dans la foulée de l'affrontement de Chartres :
«Après la
bataille que le comte Robert livra contre eux à Chartres, ils
consentirent à recevoir la foi du Christ, alors que leur étaient
concédées certaines contrées en bordure de mer, avec la ville de Rouen,
qu'ils avaient presque détruite, et d'autres terres en dépendant.»
Plus de précisions nous sont apportées par le chanoine Dudon de Saint-Quentin, dans son œuvre intitulée «Mœurs et actes des premiers ducs de Normandie».
Mais ce clerc picard, au style emphatique et pesant, écrit autour de
l'An Mil, soit un siècle après les faits qu'il relate. Il est par
ailleurs un fidèle des ducs de Normandie Richard Ier (942-996) et
Richard II (996-1026), et se montre souvent partial dans son récit. Il
est donc considéré avec circonspection par les historiens modernes.
Dudon nous raconte qu'après la défaite de Chartres, Charles entre en contact avec Rollon, le chef des Vikings :
«Le roi fait venir l'archevêque Francon [ndla : de Rouen], et l'envoie
en toute hâte vers le duc Rollon, lui promettant que, s'il veut se
faire chrétien, il lui donnera tout le territoire maritime qui s'étend
depuis la rivière Epte jusqu'aux confins de la Bretagne […] Le duc
ayant, de l'avis des siens, accepté cette offre avec empressement,
renonce à ses dévastations et accorde au roi une trêve de trois mois.»
Ces négociations ont
sans doute lieu dans les deux à trois semaines qui suivent la bataille
de Chartres. Les trois mois de trêve nous amènent donc autour
d'octobre-novembre 911.
Voici ce que nous dit Dudon :
«Au temps fixé,
ils arrivèrent au lieu désigné et que l'on appelle Saint-Clair [ndla :
Sanctum Clerum, très certainement Saint-Clair-sur-Epte]. Le roi et
Robert, duc des Francs, se tiennent au delà de la rivière Epte, Rollon
et son armée en deçà […] Le roi donna […] la terre qui avait été
convenue, en bienfonds et en alleu, depuis le fleuve Epte jusqu'à la
mer, et toute la Bretagne afin qu'il pût en vivre.»
Survient alors une scène légendaire, particulièrement douteuse :
«Rollon n'ayant
pas voulu baiser le pied du roi, au moment où il reçut de celui-ci le
duché de Normandie, les évêques lui dirent : Celui qui reçoit un tel
don doit s'empresser de baiser le pied du roi. Mais Rollon leur
répondit : Jamais je ne fléchirai mes genoux devant les genoux de
quelqu'un, ni ne baiserai le pied de quelqu'un. Cependant, se rendant
aux prières des Francs, il ordonna à l'un de ses guerriers de baiser le
pied du roi. Le guerrier saisit le pied aussitôt, le porta à sa bouche
en se tenant debout, le baisa en faisant tomber le roi à la renverse.
Alors il s'éleva de grands éclats de rire et un grand tumulte dans le
petit peuple.»
Les limites de la
concession ont fait couler beaucoup d'encre. Les historiens s'accordent
aujourd'hui pour les fixer approximativement dans les frontières de
l'actuelle région Haute-Normandie, peut-être augmentées de la partie
orientale du Calvados. Rollon est par ailleurs baptisé en 912, ce qui
exclut de facto la date de 916 pour l'accord de Saint-Clair-sur-Epte.
L'existence de cet accord est confirmée par la charte de 918 évoquée
plus haut, dans laquelle Charles le Simple parle des terres «accordées
aux Normands de la Seine, c'est-à-dire à Rollon et à ses compagnons,
pour la sauvegarde du royaume.»
Les extensions de la Normandie
C'est en 924 que
Rollon obtient un premier accroissement de ses terres. Il a cette fois
affaire au roi Raoul et c'est Flodoard qui est notre témoin :
«Les Normands
firent la paix avec les Francs, par l'entremise du comte Hugues [ndla :
le Grand, ancêtre des Capétiens], Herbert [de Vermandois] et de
l'archevêque Séulf [de Reims], en l'absence du roi Raoul. C'est
cependant avec son consentement que l'on accrut leur terre et le traité
de paix leur concéda le Maine et le pays de Bayeux.»
Là encore, la
formulation ambigüe ne peut pleinement satisfaire les curieux. On
s'accorde toutefois à reconnaître dans ces propos obscurs, la cession
du Bessin et du département de l'Orne.
Le second accroissement de la Normandie est encore rapporté par Flodoard, en 933 :
«Guillaume
[Longue-Épée, fils et successeur de Rollon], se recommande au roi
[Raoul] et le roi lui donne la terre des Bretons située sur le rivage de
la mer.»
Il s'agit cette fois
très certainement du département de la Manche, sous tutelle bretonne
depuis 867. Avec la concession de 933, la Normandie atteint presque se
frontières modernes. Guillaume le Conquérant l'arrondira du Passais (région de Domfront) dans l'hiver 1051-1052, et son fils Henri Beauclerc de la seigneurie de Bellême en 1113. Stéphane William Gondoin http://www.herodote.net/
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