Le Figaro Magazine - 13/03/2010
Philippe Chenaux raconte soixante-dix ans de confrontation entre l'Église catholique et le communisme, en Europe, de Benoît XV à Jean-Paul II et de Lénine à la chute du système soviétique.
Le 6 juin prochain, la cérémonie de béatification du père Jerzy Popieluszko aura lieu à Varsovie. En 1984, alors que la Pologne était encore communiste, ce prêtre avait été enlevé, puis torturé à mort, par la police politique. Ses « messes pour la patrie », célébrées après le coup de force du général Jaruzelski contre le syndicat Solidarnosc, en 1981, rassemblaient des milliers de fidèles : le pouvoir avait décidé de le faire taire. La béatification de celui qui rejoint l'interminable liste des martyrs du communisme aura lieu, symboliquement, sur la place où Jean-Paul II avait célébré la messe lors de sa première visite dans le pays, en 1979.
Le père Popieluszko, s'il vivait, aurait aujourd'hui 62 ans : le face-à-face entre l'Église et le communisme, en Europe, ne relève donc pas d'un passé lointain. Cette histoire, toutefois, a connu des phases différentes, et ne s'est pas traduite que par un bras de fer : des deux côtés, catholique comme marxiste, il y a eu aussi des tentatives de séduction. C'est ce que raconte, dans une lumineuse synthèse, l'historien suisse Philippe Chenaux, à qui l'on devait déjà une excellente biographie de Pie XII (Cerf, 2003). Professeur d'histoire de l'Église à l'université du Latran, à Rome, l'auteur est un chercheur : il s'appuie sur les archives, et non sur des partis pris. Schématiquement, il distingue trois grandes périodes. De 1917 à 1945, confrontée à deux grands systèmes totalitaires (le bolchevisme et le nazisme), l'Église refuse de choisir « entre Charybde et Scylla » ; de 1945 à 1958, elle est, en partie malgré elle, assimilée au camp occidental en lutte contre l'empire soviétique ; de 1959 à 1989, elle contribue à la chute de cet empire.
« Là où règne le pouvoir des bolcheviks, l'Église chrétienne est persécutée avec plus de férocité qu'aux trois premiers siècles de la chrétienté. » Cet avertissement est lancé par l'archevêque (orthodoxe) d'Omsk, le 7 février 1919, dans un télégramme envoyé au pape. Le 2 avril suivant, ayant entendu cet appel au secours, Benoît XV demande à Lénine, par l'entremise de son secrétaire d'État, le cardinal Gasparri, de mettre fin aux persécutions antireligieuses : « L'humanité et la religion vous en seront reconnaissants. » La réponse, écrit Chenaux, sera « aussi irrévérencieuse dans la forme que ferme sur le fond ». Aussi étrange que cela paraisse, le Saint-Siège mettra du temps à mesurer la violence du nouveau régime.
Au nom de la politique concordataire qui était alors la règle au Vatican, Rome cherche d'abord un accord avec les soviets. Lénine, comprenant l'intérêt d'un compromis en vue de la normalisation internationale de son régime, n'y fait pas obstacle. Ainsi une convention sera-t-elle conclue entre le Saint-Siège et l'Union soviétique, au sujet de l'aide aux victimes de la famine russe : signé le 12 mars 1922, l'accord Pizzardo-Vorovskij reconnaît aux prêtres catholiques la liberté de se déplacer en Russie, clause essentielle aux yeux de Pie XI, nouvellement élu. La mission catholique se soldera néanmoins par un échec.
Dès 1929, l'offensive antireligieuse s'intensifie. Cette période voyant aussi la montée du nazisme, il est envisagé de publier une encyclique qui condamnerait à la fois le communisme et le nationalisme raciste. Finalement, deux documents paraîtront presque en même temps. Le 14 mars 1937, Mit brennender Sorge condamne le régime nazi et, le 19 mars suivant, Divini Redemptoris dénonce le communisme comme « intrinsèquement pervers ».[btr]
Philipe Chenaux, qui fait justice de la légende d'un Pie XII admirateur d'Hitler, montre que, pendant la Seconde Guerre mondiale, la neutralité apparente de l'Église dissimule un jeu officieux : le rapprochement du Saint-Siège et des Etats-Unis. À l'issue du conflit, alors que Staline étend son emprise sur l'Europe de l'Est et que Mao contrôle la Chine, le Vatican représente une pièce importante sur l'échiquier de la guerre froide. En réponse au poids des partis communistes français et italien, Pie XII pousse à la formation d'une Europe dont la démocratie chrétienne (Schuman, De Gasperi, Adenauer) prendrait la barre.
Jean XXIII, élu en 1958, et son successeur, Paul VI, pape en 1963, se voulant hommes de dialogue, pratiquent l'ouverture à l'Est. Le concile Vatican II, en dépit de la demande présentée par 200 évêques, se refuse à renouveler la condamnation du communisme. Une omission peu appréciée par les « Églises du silence », qui ont eu l'impression d'être lâchées par Rome, au profit d'une stratégie dont les bénéfices seront maigres.
À la Libération, la France avait déjà subi la crise du progressisme chrétien, avec ses prêtres-ouvriers adeptes de « la main tendue » aux communistes. Après le concile, par milliers, des militants catholiques cèdent à la tentation : Chenaux parle d'un « moment gauchiste » de l'Église. En 1990, le cardinal Decourtray, archevêque de Lyon, en fera l'aveu rétrospectif, regrettant « une certaine connivence » de sa génération de prêtres avec l'idéologie marxiste.
Tout change en 1978 avec l'élection de Jean-Paul II, pape slave qui a expérimenté de l'intérieur la réalité du communisme. En ébranlant le régime en Pologne, par le moyen de son soutien à Solidarnosc, le pape déclenche une vague qui déferlera sur tout le système soviétique.
Chenaux reprend la formule de Maritain, qui qualifiait le marxisme d'« hérésie chrétienne ». Le communisme soviétique, en effet, avec ses dogmes, ses rites et son clergé, avait tout d'une contre-Église. Aujourd'hui, en Europe, le catholicisme doit affronter le vide du consumérisme libéral-libertaire, ou la concurrence de l'islam. À tous égards, c'est une autre histoire qui a commencé.
Jean Sévillia http://www.jeansevillia.com/
L'Église catholique et le communisme en Europe (1917-1989), de Philippe Chenaux, Cerf, « Histoire ».
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