Perpétrés à l'automne 1943 et surtout au printemps 1945, avec entre ces deux dates des épisodes sporadiques de violence incontrôlée, les massacres à l'encontre dès populations italiennes par les partisans titistes Slovènes et croates restent une très sombre page d'histoire quasiment inconnue en France. En Italie même, une chape de plomb et de silence les recouvrit pendant une trentaine d'années et il fallut attendre encore plus longtemps pour les voir étudiés de manière scientifique et pour qu'ils fussent reconnus officiellement.
Les territoires où se déroulèrent ces massacres sont le Frioul-Vénétie Julienne, qui borde l'actuelle Slovénie, l'Istrie — cette péninsule située en face de la lagune vénitienne et qui a la forme d'un triangle renversé, pointe en bas — et la Dalmatie, aujourd'hui partie intégrante de la Croatie. Ces régions ont traditionnellement constitué une frontière entre culture latino-vénitienne et civilisation slave. Après avoir appartenu longtemps à la République de Venise, elles firent partie, de 1797 à 1918, de l'empire austro-hongrois. Au XIXe siècle, marqué par un irrédentisme italien dans ces régions, on constatait déjà un écart social et culturel considérable entre la communauté italienne et les Slaves. Au début du XXe siècle, alors que la première était prospère, comptant dans ses rangs des armateurs et des commerçants, des médecins, des magistrats, des enseignants, chez les Slaves, souvent paysans, les analphabètes étaient encore nombreux. La consistance effective des différentes minorités donnait déjà lieu à des batailles de chiffres. C'est ainsi que le recensement autrichien de 1900 avait enregistré 42,8 % d'Italiens, 48.1 % de Slaves, plus quelques “autres”, à savoir des personnes nées dans le royaume d'Italie et venues s'installer dans ces territoires de l'Est. Mais selon un recensement italien de 1921, la situation était bien différente : la population italienne représentait 58,2 % des habitants, les Slaves seulement 37,6 %. Au lendemain de la Grande Guerre, le traité de Versailles restitua à l'Italie le Trentin-Haut-Adige et, pour le point d'histoire qui nous occupe, ratifia l'annexion de la Vénétie Julienne. Le traité de Rapallo du 12 novembre 1920 ajouta la ville de Zara (Zadar) en Dalmatie et quatre îles situées au large de la côte adriatique. Enfin, le pacte de Rome du 27 janvier 1924 permit à l'Italie de récupérer Fiume (Rijeka), qui avait été le théâtre, de septembre 1919 à décembre 1920, d'une aventure politico-militaire conduite par le « voyant borgne » Gabriele D'Annunzio.
Les différences sociales et culturelles évoquées plus haut étaient déjà, en elles-mêmes, porteuses de conflits. Il faut ajouter à ces facteurs le changement d'administration qui eut lieu à partir de 1918. Les Slaves regrettèrent très vite l'administration autrichienne, efficace, honnête et dotée d'une expérience pluriséculaire pour faire cohabiter des minorités disparates. L'administration italienne, elle, se montra trop souvent brouillonne, inefficace et corrompue. En 1920, la « Maison nationale Slovène » de Trieste fut incendiée par une escouade fasciste. Quant au nouveau régime, force est de reconnaître qu'il prit bientôt envers les Slaves des mesures vexatoires qui n'étaient pas propres à calmer les esprits : italianisation forcée des patronymes et des toponymes, fermeture des écoles Slovènes et croates, interdiction de parler en public une langue “étrangère”. Ces pratiques durèrent malheureusement, semble-t-il, tout au long du régime fasciste : c'est ainsi qu'à la fin de la guerre, après un bombardement allié sur la ville de Muggia, près de Trieste, les autorités de la RSI interdirent aux familles des victimes slaves de chanter, durant l'office religieux, des cantiques en Slovène.
Pour autant, rien de tout cela ne saurait justifier les massacres véritablement abominables des partisans titistes, massacres commis avec la complicité passive et parfois même active des communistes italiens.
Après la capitulation et l'armistice signé par Badoglio avec les Alliés le 8 septembre 1943, le Mouvement pour la libération de la Yougoslavie dirigé par le Croate Josip Broz dit Tito déclara l'annexion du « littoral slovène » de l'Îstrie et du « littoral croate ». Dès le lendemain, les troupes allemandes prirent le contrôle de Trieste, puis de Pola (ville située tout en bas de la péninsule de l'Istrie), enfin de Fiume, laissant dégarni le reste de la Vénétie Julienne. Dès le 13 septembre, à Pisino, le Conseil de libération croate pour l'Istrie proclama le rattachement de celle-ci à la Croatie. La première grande vague de massacres eut lieu durant les trente-cinq jours qui suivirent, période pendant laquelle Trieste et l'Istrie restèrent aux mains des partisans titistes. Elle fit, sans que l'on puisse être aujourd'hui encore plus précis, entre 600 et 1 500 victimes.
Ce furent les premiers massacres dits, en italien, « des foibe ». Le mot foiba (fojba en serbo-croate) est une corruption dialectale du latin fovea, qui signifie «-”fosse”. Les foibe sont des puits naturels, des gouffres en forme d'entonnoirs renversés' formés par l'érosion. Ce sont en quelque sorte ce que les géologues appellent des dolines, des dépressions fermées dans les régions à relief karstique. Il se trouve que l'Istrie est, comme disent les géologues, une énorme éponge pétrifiée, qui compte de très nombreux gouffres. C'est précisément à l'époque dont il est question ici qu'est apparu en italien le verbe infoibare pour désigner la liquidation d'un groupe de personnes par précipitation dans ces gouffres, après ou sans exécution par balles.
Tous les témoignages relatifs à ces massacres — qui, interrompus en octobre 1943 grâce à la reprise en main de la région par les troupes allemandes, recommencèrent de plus belle, et sur une plus grande échelle, du 1er mai au 12 juin 1945, jour de l'arrivée des Alliés — concordent sur l'incroyable barbarie des actes commis. Les victimes, essentiellement des membres de l'élite sociale et de la classe moyenne, étaient généralement arrêtées de nuit. Quand la sauvagerie était à son comble, on leur liait les mains avec du fil de fer et on les menait au bord d'un gouffre pour les y jeter vivantes. Les femmes étaient systématiquement violées au préalable. Quant aux hommes, certains furent éviscérés ou émasculés avant d'être jetés dans les gouffres. Mais dans la plupart des cas, les prisonniers étaient d'abord abattus par balles avant d'être précipités dans les foibe. Les mines de bauxite et les carrières, également nombreuses dans la région, remplissaient le même office sinistre. En raison de l'horreur suscitée par cette façon particulière de tuer, on considéra longtemps que la plupart des victimes des tueurs titistes avaient été jetées dans les gouffres. En fait, un nombre plus élevé mourut dans les camps et prisons yougoslaves, ou bien d'épuisement durant les marches de transfert. En Dalmatie, les bourreaux profitèrent de la proximité de la mer pour innover dans la méthode. C'est ainsi qu'à Zara occupé par les titistes le 1er novembre 1944 les Italiens visés moururent par noyade : on les jetait à l'eau lestés de lourdes pierres.
Alors que la première vague de massacres, en 1943, avait revêtu, sous certains aspects, le caractère d'une jacquerie extrême et avait visé surtout des responsables et des membres du parti fasciste, la deuxième vague, celle de 1945, fut plus systématiquement anti-italienne. À la fin de la guerre, il s'agissait pour les titistes d'arrêter et d'éliminer tous ceux qui pouvaient s'opposer à la future annexion de la Vénétie Julienne à la Yougoslavie. Cela incluait donc aussi l'élimination de représentants non communistes du Comité de libération nationale (CLN), l'organe central de la Résistance en Italie. C'est pourquoi les titistes prirent soin d'éliminer des responsables démocrates-chrétiens, des membres du Parti d'Action (centre-gauche) et des socialistes. À l'occasion, Slovènes et Croates eux-mêmes n'étaient pas épargnés, quand ils s'avéraient potentiellement gênants : c'est pourquoi de nombreux prêtres catholiques d'origine slave furent liquidés. Durant toute cette période et dans ces régions, l'attitude du Parti communiste italien fut impitoyable mais cohérente : sous la direction du célèbre Palmiro Togliatti, elle fut conforme à l'internationalisme le plus strict et à la haine de classe la plus inexpiable. Rentré en Italie le 27 mars 1944 au terme d'un long périple qui l'avait conduit de Moscou à Naples, Togliatti rencontre à la mi-octobre, à Rome, trois émissaires de Tito. Il accepte de fait la position yougoslave sur la question territoriale et l'intégration des formations partisanes italiennes de Vénétie Julienne dans l'armée de Tito. Un épisode bien connu en Italie a illustré cette collusion des communistes italiens avec les titistes. Il s'agit du massacre commis dans le village de Porzus, près d'Udine, par un groupe de combattants communistes intégrés au IXe corps d'armée slovène et commandés par Mario Toffanin.
Ces hommes arrêtèrent et exécutèrent par balles, le 7 février 1945 et dans les jours qui suivirent, vingt-deux membres de la Résistance appartenant à la brigade Osoppo, brigade composée notamment de militants catholiques. On compta parmi les victimes le frère du futur écrivain et cinéaste communiste Pier Paolo Pasolini. Les communistes leur reprochaient, entre autres choses, d'avoir entamé des tractations avec la fameuse Décima Mas du commandant Borghese et avec la division de chasseurs alpins “Tagliamento” pour empêcher l'annexion par la Yougoslavie des territoires de l'Est. Réfugié en Slovénie après la guerre, Toffanin fut condamné par contumace, en 1954, à la réclusion à perpétuité. Il ne profita pas de la dernière amnistie, promulguée en 1975, ni même de la grâce que lui accorda en juillet 1978 le président de la République, le socialiste Sandro Pertini, car il devait encore purger des peines pour des délits non politiques, ce qui situe le personnage. Comme d'ailleurs les criminels de guerre croates et Slovènes impliqués dans ces massacres, Toffanin ne fut jamais inquiété. Il mourut tranquillement en Slovénie le 22 janvier 1999.
En ce qui concerne les seuls massacres de 1945, les chiffres fournis en 2002 par l'auteur le plus fiable sur le sujet, Gianni Oliva, étaient les suivants : 994 victimes exhumées, 326 victimes établies mais non retrouvées, 5 643 victimes présumées en fonction de signalements locaux ou d'autres sources (état civil, etc.), 3 174 personnes déportées qui trouvèrent la mort dans les camps ; soit un total de 10 137 victimes. Entre 1945 et 1947, 90 % de la population concernée choisirent l'exode. En fin de compte, au sortir de la guerre, Trieste et la Vénétie Julienne restèrent à l'Italie, mais celle-ci dut céder Gorizia, toute l'Istrie ainsi que le littoral dalmate, avec Fiume et Zara.
L'Italie officielle d'après 1945, issue de la Résistance, eut le plus grand mal à reconnaître la tragédie des territoires de l'Est. Il fallut attendre 1982 pour voir les gouffres de Basovizza et de Monrupino, situés tous deux près de Trieste (et les seuls à faire partie aujourd'hui du territoire italien), être classés « monuments d'intérêt national ». Après 1989 et le délitement de l'URSS, les choses changèrent cependant. Le 3 novembre 1991, le président de la République, le démocrate-chrétien Francesco Cossiga, vint s'incliner devant l'entrée du gouffre de Basovizza. Peu à peu, on érigea des stèles commémoratives ; des places, avenues ou rues furent rebaptisées, notamment à Trieste, pour rendre hommage aux suppliciés. Et après les ouvrages consacrés aux massacres par les associations de réfugiés, ouvrages toujours taxés de partialité, on vit paraître, chez de grands éditeurs, des études véritablement scientifiques.
À partir de l'année 2005, le 10 février, jour anniversaire de la signature du traité de Paris (10 février 1947) qui ratifia les annexions yougoslaves, a été déclaré « Jour du souvenir » en Italie. Et l'aveu décisif vint le 10 février 2007, avec le discours à Rome du président de la République, Giorgio Napolitano, élu à ce poste honorifique en mai 2006 après avoir exercé d'importantes fonctions au sein du PCI. Ce jour-là, l'ancien (?) communiste devenu le garant de l'unité nationale parla, à propos des massacres de l'Est, d'une « conspiration du silence », puis évoqua « la phase moins dramatique mais encore plus amère et démoralisante de l'oubli ». Il appela la nation à « assumer la responsabilité d'avoir nié, ou d'avoir eu tendance à ignorer la vérité à cause de préjugés idéologiques et par aveuglement politique, et de l'avoir refoulée pour des calculs diplomatiques et des convenances internationales ». L'aveu, bien que très tardif, avait du moins le mérite de la clarté.
Philippe BAILLET. RIVAROL du 3 décembre 2010
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