dimanche 3 avril 2011

Tocqueville, l’armée et les guerres américaines

L’Amérique est en guerre perpétuelle depuis 1941, et on peut considérer qu’auparavant elle n’était pas en reste, qu’il s’agît de déclarer la guerre à l’Espagne impotente pour lui voler Cuba et les Philippines, d’intervenir de manière récurrente en Amérique centrale ou dans le Pacifique ; ou bien de l’incapacité résolue de Roosevelt de résoudre la crise de 1929, jointe à l’évident désir de répandre la croisade démocratique (mais pourquoi en veut-on à Claude Guéant ?), histoire de justifier l’entrée dans la deuxième guerre mondiale. En imposant l’embargo sur le pétrole au Japon, les Etats-Unis voulaient provoquer un Pearl Harbour que leur intelligence avait d’ailleurs prévu, et qu’ils laissèrent faire.
L’existence de l’Union soviétique tempéra quelque peu cette ardeur au combat ; mais depuis la chute de l’URSS, on ne se retient plus. Dans les années 80, les budgets militaires explosent en même temps que les déficits ; on conçoit la ridicule guerre des étoiles, substitut à l’impuissance de persévérer dans la conquête spatiale, et dans l’ombre on finance, on manipule, on crée une armée innombrable et plus moderne, toujours plus coûteuse.
C’est le moment de relire Tocqueville(1), au lieu de citer son nom :
Car la même agitation d’esprit qui règne parmi les citoyens d’une démocratie se fait voir dans l’armée ; ce qu’on y veut, ce n’est pas de gagner un certain grade, mais d’avancer toujours. Si les désirs ne sont pas très vastes, ils renaissent sans cesse.

Tocqueville développe un long passage sur l’avenir des guerres démocratiques qui n’ont cessé d’agiter les siècles récents. Pour lui, un peuple démocratique est long à sortir de la guerre, s’il est long à y entrer. Car il crée une clientèle de la guerre, avatar de l’économie de services dont on nous a rebattus les oreilles depuis la désindustrialisation forcée. Sans avoir connu Eisenhower et son lobby militaro-industriel, notre penseur écrit :
Un peuple démocratique qui augmente son armée ne fait donc qu’adoucir, pour un moment, l’ambition des gens de guerre ; mais bientôt elle devient plus redoutable, parce que ceux qui la ressentent sont plus nombreux.
Depuis quinze ans, les USA dépensent la moitié du budget militaire mondial, cherchant systématiquement, çà et là, un rogue state, pour reprendre l’expression de l’impayable Albright, à corriger. Cette agitation est allée de pair avec l’explosion des budgets militaires et les besoins d’une hiérarchie désireuse de guerres. L’outil crée sa fonction, et l’armée son conflit. On conçoit qu’alors les militaires américains ne s’arrêtent pas plus que le Tom Cruise de Collateral qui ne peut cesser de tuer - et donc meurt - que lorsque son chargeur est vide. En Afghanistan ou ailleurs, il leur faut toujours plus d’hommes et de moyens. Comme s’il s’agissait de syndicats de fonctionnaires bien français…
Tous les ambitieux que contient une armée démocratique souhaitent donc la guerre avec véhémence, parce que la guerre vide les places et permet enfin de violer ce droit de l’ancienneté, qui est le seul privilège naturel à la démocratie.
On comprend alors pourquoi on a besoin de terrorisme, de tyrans, de bad guys, de menaces visibles et invisibles, de toutes ces choses. C’est comme pour la vache folle ou la grippe A. il ne faut pas baisser la garde, et surtout pas les donations en argent. L’Amérique a besoin de la guerre comme le malade de son psychanalyste ; et c’est surtout parce que le soldat a besoin d’un ennemi, et le psychanalyste de son client.
Les Etats-Unis ont laissé détruire toute leur industrie pour satisfaire aux exigences des marchés financiers : mieux vaut un peuple ruiné qu’un actionnaire mécontent. C’est la règle du post-capitalisme, même si les actions sont moins chères qu’il y a quinze ans. Mais ils ont développé une industrie de guerre dont ils ne peuvent plus se passer, celle que Tocqueville, avec son génie visionnaire habituel, pressent, non sans quelque inquiétude toutefois :
La guerre, après avoir détruit toutes les industries, devient elle-même la grande et unique industrie, et c’est vers elle seule que se dirigent alors de toutes parts les ardents et ambitieux désirs que l’égalité a fait naître.

La gesticulation militaire, remarquait l’excellent Olivier Todd, est l’apanage des empires agonisants. Ils commettent souvent le geste irréparable. Gageons qu’avec le prix Nobel de la paix Obama, à la recherche d’un nouvel alibi en Libye, nous arrivons en bout de course.
par Nicolas Bonnal http://www.france-courtoise.info/
(1) ”De la démocratie en Amérique“, tome II, troisième partie, chapitres XXII, XXIII et XXIV

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