Aujourd’hui, l’Afrique souffrante est souvent celle qui était déjà en perdition au XIXe siècle et qui fut alors sauvée par la colonisation. Tragique permanence des réalités africaines simplement mises entre parenthèses durant le bref entracte colonial.
Dans les années 1820-1890, la situation de vastes régions africaines était en effet apocalyptique. Au sud, l’empire zoulou se constitue dans les années 1810-1820, par la destruction de tous les peuples qui refusaient de s’intégrer à la nation zouloue. L’ethnocide pratiqué dépeuple toute une partie de l’Afrique australe et se fait sentir jusqu’au nord du lac Tanganyika.
Certains peuples qui fuyaient l’impérialisme zoulou se réfugièrent même jusque dans les réglons comprises entre le sud du lac Victoria et l’est du lac Tanganyika, c’est-à-dire dans la partie centrale de la Tanzanie actuelle. A l’ouest, le XIXe siècle fut une période d’expansion des peuples noirs islamisés. Un immense territoire compris entre l’océan Atlantique et le Nil fut ravagé. Ce fut l’époque de la constitution de grands empires pastoraux ou commerciaux, celui des Foulbé de Rabah, d’El-Hadj-Omar ou encore de Samory. Leur essor se traduisit par l’élimination de nombreuses ethnies ou tribus, massacrées ou vendues sur les marchés aux esclaves.
Au nord, les Senoussistes venus de Libye traversaient le désert du Sahara à la recherche d’esclaves. Ils vidèrent ainsi de ses habitants le sud du Tchad et une partie de l’actuelle République Centre-Africaine. Plus à l’est, L’expansion mahdiste ravageait l’actuel Soudan. Dans l’est-africain, les esclavagistes arabes avaient fait de l’île de Zanzibar la base de leurs expéditions à travers le continent. La chasse aux captifs désola les actuels Etats de Somalie, d’Ethiopie, du Kenya, de l’Ouganda, de la Tanzanie, du Burundi, du Zaïre, du Malawi et du Mozambique. A partir de Zanzibar, antique comptoir arabe où les Yéménites sont présents depuis le premier millénaire avant J-C., les musulmans pénétrèrent à l’intérieur du continent vers les années 1810-1815, ils remontèrent les routes de la traite. Jusqu’alors, elles étaient seulement empruntées par leurs auxiliaires des tribus de l’intérieur, qui leur livraient de l’ivoire ou des esclaves. En 1840, la capitale du sultanat de Mascate fut transférée sur l’île de Zanzibar où le sultan Seyid Said résida désormais. Depuis des siècles, les Arabes possédaient des comptoirs sur le littoral de l’Afrique orientale, de la Somalie au Mozambique. Jusqu’au XIXe siècle, ils s’y cantonnèrent, attendant, eux aussi, que leurs courtiers noirs leur livrent ivoire et esclaves.
Nous connaissons jusqu’à l’unité le nombre des esclaves vendus à Zanzibar (des centaines de milliers) car les sultans avaient des services fiscaux et chaque boutre arabe qui accostait devait acquitter une taxe par tête d’esclave débarqué.
Dans les années 1820, décidant de se passer des intermédiaires, les Zanzibarites s’enfoncèrent vers le coeur de l’Afrique. En 1840, ils atteignirent le lac Tanganyika et, en 1844, le Buganda. Bientôt, ils pénétrèrent dans la cuvette du Congo. La traite ravagea alors toute cette partie de l’Afrique, depuis le sud du Soudan jusqu’au Mozambique, afin d’alimenter en captifs le marché de Zanzibar.
Ces pratiques sont connues grâce aux nombreux témoignages laissés par les voyageurs européens. Ils alertent, sensibilisent puis mobilisent les opinions publiques qui, à leur tour, font pression sur les gouvernements afin de les forcer à agir.
Les livres de Burton, de Cameron, de Stanley et ceux de Livingstone s’arrachent. Livingstone, fils de pasteur lui-même, eut une influence considérable sur le mouvement antiesclavagiste en raison de son sentimentalisme et de ses descriptions doloristes. Ses livres fourmillent de détails propres à sensibiliser les âmes charitables de l’Angleterre victorienne. L’Europe est indignée par ces horreurs et elle se mobilise. En France, chaque écolier catholique donne une piécette de monnaie pour permettre aux missionnaires de racheter un enfant noir aux esclavagistes. Le riz des écoliers de France ne fut pas une nouveauté inventée par M. Kouchner... Cette question est bien connue grâce aux archives missionnaires conservées à Rome. Le témoignage des Pères blancs fut, dans une certaine mesure, à l’origine du tournant observé au milieu du XIXe siècle, s’agissant de la colonisation. Car ce sont eux qui, présents sur place, réclamèrent, les premiers, l’intervention des puissances européennes afin de mettre un terme aux pratiques esclavagistes. La présence religieuse a ainsi, parfois, précédé la pénétration coloniale, notamment en Afrique orientale. Dans cet immense domaine, les Britanniques et les Allemands avaient, en effet, laissé les missionnaires pénétrer librement les premiers. C’est ainsi que les Pères blancs s’étaient installés en Ouganda bien avant les Britanniques et au bord du lac Tanganyika avant les fonctionnaires allemands. Mais ces missionnaires comprirent vite qu’ils étaient impuissants car ils avaient en face d’eux de véritables armées esclavagistes. Des armées arabes ou composées de métis, les swahili, ou encore formées de peuples noirs travaillant pour les Arabes.
L’opinion occidentale se mobilisa et une véritable croisade anti-esclavagiste fut prêchée par le cardinal Lavigerie. Elle touche toute l’Europe, pays catholiques et pays protestants. Au début, la plupart des gouvernements européens furent pourtant réticents. Durant cette période, les Britanniques se contentèrent de s’assurer des points d’appui sur le littoral pour contrôler la route des Indes. Quand ils intervenaient en Afrique australe, c’était uniquement pour protéger Le Cap, point essentiel sur la route des Indes. Mais ils ne tenaient pas à se mettre sur les bras trop de problèmes : ceux qu’ils avaient avec les Boers leur suffisaient.
Les Allemands ne furent pas plus enthousiastes : Bismark, qui suivait une politique d’expansionnisme en Europe, estimait que l’Allemagne, qui venait tout juste de faire son unité, n’avait pas les moyens d’engager des hommes et du matériel en Afrique qui, avait-il coutume de dire, « doit être une compensation laissée aux Français ».
par Bernard Lugan (15 mars 1995)
Texte publié dans Le Libre Journal n°62.
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