mercredi 9 décembre 2009

L’Histoire à l’endroit : Coloniser pour libérer

La première expansion coloniale française fui laïque et républicaine. Philosophiquement, une partie de la gauche fut colonialiste au nom des "droits de l’homme" et de la mission civilisatrice de la France républicaine. Plus tard, Léon Blum résuma bien cette philosophie quand, le 9 juillet 1925, il déclara à la Chambre des députés : « Nous avons trop l’amour de notre pays pour désavouer l’expansion de la pensée, de la civilisation française. Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de les appeler aux progrès réalisés grâce aux efforts de la science et de l’industrie ». Jusque dans les années 1890, la "droite" nationaliste considéra au contraire avec méfiance l’idée d’expansion coloniale. Sa priorité allait, en effet, à la Revanche et toutes les énergies nationales devaient, selon elle, être utilisées pour récupérer l’Alsace et la Lorraine. D’ailleurs, Bismarck n’avait-il pas déclaré : « Nous autres, Allemands, n’avons pas besoin de colonies », affirmant ainsi que le véritable champ d’expansion du Reich était l’Europe ? C’est très précisément "l’humanitaire" qui fit évoluer les conceptions de la droite catholique française quand, par charité, elle décida de soutenir les entreprises du cardinal Lavigerie.
Depuis plusieurs années, l’opinion européenne commençait, en effet, à être sensibilisée aux horreurs de la traite quand, le 1er juillet 1888, dans l’église Saint-Sulpice, à Paris, Mgr Lavigerie déclara : « Sans doute, l’esclavage a toujours existé en Afrique centrale, mais jamais dans les proportions où il se révèle aujourd’hui, car il menace désormais d’anéantir tout un peuple ». L’assistance à peuple en danger venait d’être inventée. L’engrenage de la colonisation allait en découler. Très vite, il allait, en effet, apparaitre que les voeux pieux, les déclarations d’intention ne pouvaient rien contre les esclavagistes et que le seul moyen de combattre la traite était de constituer des expéditions armées à caractère privé puisque les gouvernements européens étaient alors hostiles à une intervention de type colonial. C’est en intervenant militairement, puis en colonisant que les grandes puissances européennes firent cesser les pratiques esclavagistes. En 1822, les Britanniques imposèrent au sultan de Zanzibar, Seyid Said, la limitation du commerce des esclaves ; réalistes, ils savaient cependant qu’ils n’avaient pas les moyens de mettre un terme à la traite sans une installation, une occupation effective. Durant plus de soixante années, Londres hésita à franchir le pas, freinant, ralentissant, tentant de contrôler puis de contenir la traite sans jamais avoir la possibilité de la faire véritablement cesser. Les Britanniques procédèrent par étapes. Ainsi, le 2 octobre 1845, le traité Hamerton interdisait-il, sous peine de blocus de l’île de Zanzibar, toute exportation d’esclaves hors des possessions africaines du sultan. En 1871, la marine britannique instaura un blocus effectif de l’île, puis, en 1873, le nouveau sultan, Seyid Bargash, eut vingt-quatre heures pour fermer le marché de Zanzibar. Mais la traite clandestine à destination de l’Arabie, de la Perse et du Pakistan prit immédiatement le relais avec l’essor des ports de Somalie et de ceux du nord du Mozambique. L’engrenage humanitaire contraignit bientôt les puissances à prendre le contrôle de tous ces ports ; c’est ainsi que les Britanniques s’installèrent à Aden dès 1839, les Français à Obock en 1862 puis à Djibouti en 1884, les Italiens en Somalie, à Berbera et à Mogadiscio. Lorsque tous ces ports furent occupés par les Européens, la traite se fit selon d’autre axes et fut détournée par l’Erythrée où les Italiens durent prendre pied. Mais, en brousse, les esclavagistes continuaient leurs dévastations. Il fallut donc aller jusqu’au bout de la logique interventionniste et décider de pénétrer à l’intérieur du continent où la traite recula peu à peu sous les assauts inlassables menés par les missions religieuses. Les protestants de la Church Missionary Society fondèrent leur première mission en 1844, à Mombasa. En 1862 et en 1873, les Pères du Saint-Esprit s’installèrent à Zanzibar et à Bagamoyo ; mais le mouvement missionnaire prit sa véritable ampleur avec les Pères Blancs du cardinal Lavigerie qui arrivèrent en Afrique orientale en 1878, avant de quadriller toute l’Afrique de l’Est. Les esclavagistes furent également traqués par les associations privées, dont l’Association internationale pour l’exploration et la civilisation de l’Afrique centrale qui organisa des expéditions destinées à bâtir des postes aux carrefours des pistes qu’ils empruntaient. Elle en fonda deux sur le lac Tanganyika et envoya Stendley créer des stations sur le fleuve Congo. Au Soudan et dans le nord de l’Ouganda, là où la traite était en partie égyptienne, la réaction européenne prit tout d’abord une forme diplomatique. Le khédive Ismaël dut céder devant l’indignation de l’opinion mondiale et, afin de montrer qu’il était de bonne foi, il nomma des gouverneurs européens chargés de combattre les esclavagistes. La prise de Khartoum par les mahdistes et le massacre, en 1885, de son gouverneur Gordon, provoquèrent l’intervention directe de l’armée britannique. Puis, quand ces entreprises eurent montré leurs limites, la mobilisation de l’opinion par les missionnaires catholiques et protestants entraîna la classe politique. Une fois le relais prit par les puissances, il fut alors nécessaire de coloniser. Coloniser pour libérer.
Ce fut une véritable révolution dans les esprits car, jusque-là et comme nous l’avons vu, les Européens n’avaient connu de l’Afrique que son littoral.
Dans les années 1880-1885, l’Europe changea donc de politique et décida de prendre véritablement le contrôle des espaces africains. Elle se partagea le continent et, désormais, aux initiatives privées, religieuses ou laïques, succédèrent les visions impériales des Etats. Mais, pour que la vente des hommes cesse totalement, il fallut cependant que les puissances montent d’importantes expéditions militaires. Sur le lac Victoria, les Allemands durent livrer de véritables batailles navales aux flottilles esclavagistes. Au Congo, les Belges luttèrent pied à pied contre les chefs esclavagistes, dont le célèbre Tippo-Tip. Ils ne triomphèrent de lui qu’au terme de longues et difficiles campagnes militaires. Nulle part, la traite ne prit fin par enchantement. Sans la conquête coloniale, des millions de Noirs auraient continué à prendre le chemin des marchés d’esclaves de Zanzibar, de Mascate et de toute la péninsule arabique.

par Bernard Lugan : (24 mars 1995) Texte publié dans Le Libre Journal n°63

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