La rhétorique que développe à l’envie M. Bouteflika ne tient pas devant la rigueur de l’historien, surtout s’il a pensé à s’armer d’une calculette… Jacques Marseille, dans une thèse désormais célèbre, a ouvert la voie à une autre histoire de la colonisation, pas l’histoire sentimentale, faite de repentance à sens unique et ponctué du fameux “sanglot de l’homme blanc”. Pas l’histoire officielle développée par le FLN, toujours au pouvoir en Algérie et qui ne sait plus comment masquer son échec…
À en croire Jacques Marseille lui-même, son aventure intellectuelle avait commencé en pleine orthodoxie marxiste léniniste : « Armé de [mes] certitudes [les colonies avaient beaucoup rapporté à la France et les guerres d’Indochine et d’Algérie s’expliquaient bien évidemment par la volonté des “trusts” de ne pas lâcher leur proie], d’un opuscule, l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme [de Lénine], et d’une calculatrice, j’entrepris de donner un contenu scientifique à mes certitudes. »
Mais très vite une question s’impose à l’esprit : comment la France qui semblait « avoir eu besoin de marchés protégés pour assurer sa croissance et le maintien de ses débouchés », a-t-elle pu connaître après la décolonisation une croissance aussi vigoureuse ? Pour preuve, le taux annuel d’accroissement des exportations de bien d’équipement – qui était de 5,2% pour la période 1951-1959 – est passé à 15 % pour la période 1959-1966. « Privée de ses colonies, la France comblait progressivement le retard qui la séparait des puissances les plus industrialisées. »
On ne triche pas avec les chiffres
Un double constat s’établit alors : d’une part, la France n’a aucunement pillé les matières premières de ses colonies, d’autre part, ces mêmes colonies ont coûté extrêmement cher à l’État français. L’exploitation des ressources minières et pétrolières a commencé le plus souvent à l’extrême fin de la période coloniale (1956 pour le pétrole en Algérie, 1957 au Gabon…), et les matières premières « seraient restées le plus souvent virtuelles si les colonisateurs n’avaient pas mis en place un système de plantations commerciales ». Quant au coût des colonies, deux exemples suffisent : En 1961, l’année qui précède l’indépendance, l’Algérie achetait 421 milliards de francs de marchandises à la métropole, qui lui en versait 638 pour rétablir le déséquilibre de son budget et de sa balance des paiements. Et de 1900 à 1970, les crédits offerts par la France à ses colonies ont représenté quatre fois le montant des emprunts russes, soit plus de trois fois le montant total des aides américaines à la France de 1945 à 1955 (!).
Chiffres à l’appui – comptes de 469 sociétés coloniales, chiffres du commerce extérieur de la France de 1880 à 1960, archives ministérielles et papiers privés de Paul Reynaud, Marius Moutet et de l’ancienne Union coloniale – Jacques Marseille arrive au constat suivant : « La balance commerciale entre la France et son empire présente, dans le long terme, un mouvement remarquablement alterné. En période de bonne conjoncture, le solde est positif pour la métropole ; en période de mauvaise conjoncture, il devient négatif. L’empire est un réservoir en période de difficulté, un débouché en période de prospérité […] Le débouché colonial aurait donc ainsi permis de freiner le déclin d’une industrie en perte de vitesse non seulement en France mais aussi dans les autres pays industrialisés. En freinant ce déclin plus particulièrement entre les deux guerres, on peut se demander si l’empire n’a pas, du fait même, contribué à ralentir la reconversion de la structure des exportations françaises par rapport à celles des autres pays européens. » Ainsi de l’industrie cotonnière qui réalisait 90% de ses ventes vers l’empire de la Deuxième Guerre mondiale à la décolonisation. La perte du débouché colonial précipita l’effondrement de cette industrie (1,6% des exportations françaises totales en 1958, 0,6 % en 1970).
« La Corrèze avant le Zambèze »
Pourtant, et c’est la deuxième idée force de sa thèse, un divorce s’installa entre la population française et son empire. En 1931, 34 millions de visiteurs admirèrent l’exposition coloniale. En 1944, le député communiste Mercier affirmait qu’il fallait « souder à la métropole l'ensemble des colonies ». En 1949, 81% des Français étaient attachés à la garde de l’empire colonial. Mais en 1955, Pierre Moussa, directeur des affaires économiques et du Plan, parlait du “complexe hollandais” : la perte de l’Indonésie, loin d'être une catastrophe pour l'économie néerlandaise, fut au contraire favorable à l'expansion économique des Pays-Bas. En 1956, Raymond Cartier, journaliste à Paris-Match, lance son fameux “la Corrèze avant le Zambèze”. En parlant de la Hollande, il écrira : « [elle] ne serait peut-être pas dans la même situation si, au lieu d'assécher son Zuyderzee et de moderniser ses usines, elle avait dû construire des chemins de fer à Java, couvrir Sumatra de barrages, subventionner les clous de girofle des Moluques et payer des allocations familiales aux polygames de Bornéo ». Enfin De Gaulle déclara en 1961 : « c'est un fait : la décolonisation est notre intérêt et, par conséquent, notre politique. »
Il est évident que pour les pays anciennement colonisés, le réveil fut rude : « Pendant longtemps, la France a fait croire aux pays d'outre-mer que l'argent était monnaie courante et que la réduction des déséquilibres ne nécessitait aucun effort particulier. […] Le sévère apprentissage des contraintes est aujourd'hui le prix de ce laxisme que la France a pratiqué pendant de trop longues années. »
Mais – et c’est le principal grief que l’on peut faire à cette thèse brillante – n’oublions pas que nous parlons en termes d’économie, science pour qui l’affect ne signifie rien, où l’homme n’est représenté que par des croix dans des cases. Le coût humain est incalculable, aussi bien dans un sens que dans l’autre. Comment intégrer dans tous ces comptes la mort des quelque 75 000 “coloniaux” lors de la Grande Guerre ? Et celle de tous ceux qui reposent en Afrique, Algérie ou ailleurs et qui avaient la foi dans une mission que l’on qualifiait de “sacrée”.
Louis Kolle Objections - n°3 - février 2006
http://revue.objections.free.fr
À en croire Jacques Marseille lui-même, son aventure intellectuelle avait commencé en pleine orthodoxie marxiste léniniste : « Armé de [mes] certitudes [les colonies avaient beaucoup rapporté à la France et les guerres d’Indochine et d’Algérie s’expliquaient bien évidemment par la volonté des “trusts” de ne pas lâcher leur proie], d’un opuscule, l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme [de Lénine], et d’une calculatrice, j’entrepris de donner un contenu scientifique à mes certitudes. »
Mais très vite une question s’impose à l’esprit : comment la France qui semblait « avoir eu besoin de marchés protégés pour assurer sa croissance et le maintien de ses débouchés », a-t-elle pu connaître après la décolonisation une croissance aussi vigoureuse ? Pour preuve, le taux annuel d’accroissement des exportations de bien d’équipement – qui était de 5,2% pour la période 1951-1959 – est passé à 15 % pour la période 1959-1966. « Privée de ses colonies, la France comblait progressivement le retard qui la séparait des puissances les plus industrialisées. »
On ne triche pas avec les chiffres
Un double constat s’établit alors : d’une part, la France n’a aucunement pillé les matières premières de ses colonies, d’autre part, ces mêmes colonies ont coûté extrêmement cher à l’État français. L’exploitation des ressources minières et pétrolières a commencé le plus souvent à l’extrême fin de la période coloniale (1956 pour le pétrole en Algérie, 1957 au Gabon…), et les matières premières « seraient restées le plus souvent virtuelles si les colonisateurs n’avaient pas mis en place un système de plantations commerciales ». Quant au coût des colonies, deux exemples suffisent : En 1961, l’année qui précède l’indépendance, l’Algérie achetait 421 milliards de francs de marchandises à la métropole, qui lui en versait 638 pour rétablir le déséquilibre de son budget et de sa balance des paiements. Et de 1900 à 1970, les crédits offerts par la France à ses colonies ont représenté quatre fois le montant des emprunts russes, soit plus de trois fois le montant total des aides américaines à la France de 1945 à 1955 (!).
Chiffres à l’appui – comptes de 469 sociétés coloniales, chiffres du commerce extérieur de la France de 1880 à 1960, archives ministérielles et papiers privés de Paul Reynaud, Marius Moutet et de l’ancienne Union coloniale – Jacques Marseille arrive au constat suivant : « La balance commerciale entre la France et son empire présente, dans le long terme, un mouvement remarquablement alterné. En période de bonne conjoncture, le solde est positif pour la métropole ; en période de mauvaise conjoncture, il devient négatif. L’empire est un réservoir en période de difficulté, un débouché en période de prospérité […] Le débouché colonial aurait donc ainsi permis de freiner le déclin d’une industrie en perte de vitesse non seulement en France mais aussi dans les autres pays industrialisés. En freinant ce déclin plus particulièrement entre les deux guerres, on peut se demander si l’empire n’a pas, du fait même, contribué à ralentir la reconversion de la structure des exportations françaises par rapport à celles des autres pays européens. » Ainsi de l’industrie cotonnière qui réalisait 90% de ses ventes vers l’empire de la Deuxième Guerre mondiale à la décolonisation. La perte du débouché colonial précipita l’effondrement de cette industrie (1,6% des exportations françaises totales en 1958, 0,6 % en 1970).
« La Corrèze avant le Zambèze »
Pourtant, et c’est la deuxième idée force de sa thèse, un divorce s’installa entre la population française et son empire. En 1931, 34 millions de visiteurs admirèrent l’exposition coloniale. En 1944, le député communiste Mercier affirmait qu’il fallait « souder à la métropole l'ensemble des colonies ». En 1949, 81% des Français étaient attachés à la garde de l’empire colonial. Mais en 1955, Pierre Moussa, directeur des affaires économiques et du Plan, parlait du “complexe hollandais” : la perte de l’Indonésie, loin d'être une catastrophe pour l'économie néerlandaise, fut au contraire favorable à l'expansion économique des Pays-Bas. En 1956, Raymond Cartier, journaliste à Paris-Match, lance son fameux “la Corrèze avant le Zambèze”. En parlant de la Hollande, il écrira : « [elle] ne serait peut-être pas dans la même situation si, au lieu d'assécher son Zuyderzee et de moderniser ses usines, elle avait dû construire des chemins de fer à Java, couvrir Sumatra de barrages, subventionner les clous de girofle des Moluques et payer des allocations familiales aux polygames de Bornéo ». Enfin De Gaulle déclara en 1961 : « c'est un fait : la décolonisation est notre intérêt et, par conséquent, notre politique. »
Il est évident que pour les pays anciennement colonisés, le réveil fut rude : « Pendant longtemps, la France a fait croire aux pays d'outre-mer que l'argent était monnaie courante et que la réduction des déséquilibres ne nécessitait aucun effort particulier. […] Le sévère apprentissage des contraintes est aujourd'hui le prix de ce laxisme que la France a pratiqué pendant de trop longues années. »
Mais – et c’est le principal grief que l’on peut faire à cette thèse brillante – n’oublions pas que nous parlons en termes d’économie, science pour qui l’affect ne signifie rien, où l’homme n’est représenté que par des croix dans des cases. Le coût humain est incalculable, aussi bien dans un sens que dans l’autre. Comment intégrer dans tous ces comptes la mort des quelque 75 000 “coloniaux” lors de la Grande Guerre ? Et celle de tous ceux qui reposent en Afrique, Algérie ou ailleurs et qui avaient la foi dans une mission que l’on qualifiait de “sacrée”.
Louis Kolle Objections - n°3 - février 2006
http://revue.objections.free.fr