dimanche 30 juin 2024

L’Ukraine. Un proxy de la CIA depuis 75 ans

 

par Gerald Sussman.

Il faut être un artiste pour se frayer un chemin dans le marasme de la propagande afin d’éduquer les grands médias américains (MSM) sur la crise russo-ukrainienne et le rôle des États-Unis dans l’instigation de ce conflit à des fins néfastes.

Les MSM ont construit un récit sans nuances sur « la guerre de Poutine » qui n’est fait que pour masquer l’expansion impérialiste de l’Amérique en Europe de l’Est. Il s’agit d’une tentative tout à fait orwellienne de projeter sur la Russie ce que les États-Unis et leur principal allié impérial, le Royaume-Uni (qu’un journaliste britannique a qualifié de « remorqueur de l’Amérique »), n’ont cessé de faire depuis 1945, voire depuis des siècles.

Si l’on regarde en arrière, les États-Unis, sous Truman, ont commencé la politique consistant à transformer les ennemis (Allemagne, Japon) en amis et les amis (l’importante alliance avec l’URSS pendant la guerre) en ennemis. La CIA, créée en 1947, a été le principal instrument clandestin de cette politique, travaillant en étroite collaboration avec l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN), une organisation néo-nazie, pour mener des actions de sabotage, de division et de déstabilisation de l’État soviétique.

L’OUN, en particulier la faction dirigée par l’allié des allemands, Stepan Bandera, et son commandant en second, Yaroslav Stetsko, l’OUN-B, était une organisation violemment antisémite, anticommuniste et antirusse, qui a collaboré avec l’occupation nazie et participé activement au massacre de millions de Polonais, de juifs ukrainiens et de communistes ethniquement russes et ukrainiens dans la région. Néanmoins, le Washington Post a traité Stetsko de héros national, de « patriote solitaire ».

Yaroslav Stetsko avec le vice-président de l’époque, George H.W. Bush. source : fpif.org

L’alliance entre l’OUN et l’Allemagne en 1941 est soutenue par les dirigeants des églises orthodoxe ukrainienne et grecque catholique ukrainienne. L’archevêque de cette dernière, Andrey Sheptytsky, rédige une lettre pastorale qui déclare : « Nous saluons l’armée allemande victorieuse en tant que libératrice de l’ennemi. Nous rendons nos hommages obéissants au gouvernement qui a été érigé. Nous reconnaissons M. Yaroslav Stetsko comme chef d’État … de l’Ukraine. »

À l’occasion de l’invasion allemande de l’Union soviétique, l’OUN a posé des affiches dans la ville de Lvov, dans l’ouest de l’Ukraine, sur lesquelles on pouvait lire : « Ne jetez pas vos armes maintenant ».

L’alliance entre l’OUN et l’Allemagne en 1941 est soutenue par les dirigeants des églises orthodoxe ukrainienne et grecque catholique ukrainienne. L’archevêque de cette dernière, Andrey Sheptytsky, rédige une lettre pastorale qui déclare : « Nous saluons l’armée allemande victorieuse en tant que libératrice de l’ennemi. Nous rendons nos hommages obéissants au gouvernement qui a été érigé. Nous reconnaissons M. Yaroslav Stetsko comme chef d’État … de l’Ukraine. »

À l’occasion de l’invasion allemande de l’Union soviétique, l’OUN a posé des affiches dans la ville de Lvov, dans l’ouest de l’Ukraine, sur lesquelles on pouvait lire : « Ne jetez pas vos armes maintenant. Prenez-les dans vos mains. Détruisez l’ennemi….Peuple ! Sachez ! Moscou, la Pologne, les Hongrois, les juifs sont vos ennemis. Détruisez-les !… Gloire à l’Ukraine ! Gloire aux héros ! Gloire au leader ! [Bandera] »

Il est à noter que cet appel au nettoyage ethnique ne provenait pas des Allemands qui occupaient alors l’Ukraine, mais des propagandistes fascistes et néonazis, les mêmes qui mènent aujourd’hui une guerre contre la région du Donbass et présentent leurs ancêtres comme des héros pour avoir défendu le nationalisme ukrainien contre les Soviétiques et l’Allemagne. Le Pentagone a réussi à faire pression sur le Congrès pour qu’il lève les restrictions sur la formation et l’assistance militaire aux groupes, tels que le bataillon Azov, qui sont basés sur l’idéologie fasciste ou néonazie.

Combattants du bataillon Azov avec le drapeau de l’OTAN à gauche et le drapeau nazi à droite. source : wsws.org

Comme par le passé, la politique étrangère américaine est prête à accueillir de tels extrémistes au sein de son cercle d’alliés. Le 16 décembre 2021, un projet de résolution de l’Assemblée générale de l’ONU a été intitulé « Combattre la glorification du nazisme, du néonazisme et des autres pratiques qui contribuent à alimenter les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée. »

Elle a été adoptée par un vote enregistré de 130 voix pour (principalement le tiers monde, qui constitue la grande majorité de la population mondiale), 51 abstentions (principalement l’UE, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada) et deux oppositions, les deux étant l’Ukraine et les États-Unis. Les pays d’Europe occidentale qu’Hitler a conquis et occupé ne condamnent donc pas les manifestations actuelles du nazisme et du fascisme.

Harry Truman, sénateur tristement célèbre, a déclaré en 1940, en réponse à l’opération Barbarossa, que « si nous voyons que l’Allemagne est en train de gagner, nous devrions aider la Russie et si la Russie est en train de gagner, nous devrions aider l’Allemagne et ainsi les laisser s’entretuer autant que possible ». Cela montre le peu de considération qu’il avait pour le peuple russe et les autres peuples soviétiques – ce qui est devenu plus évident lorsqu’il est devenu président.

Pendant son mandat à la Maison Blanche, les États-Unis ont aidé à reconstruire la capacité industrielle de l’Europe occidentale (en grande partie pour empêcher les communistes et les socialistes de gagner les élections), mais il a également lancé une guerre contre la Corée du Nord, détruisant pratiquement toutes les structures du pays par des bombardements, y compris des armes incendiaires et au napalm.

Il a lancé la guerre froide, augmenté massivement le budget militaire, organisé l’OTAN et utilisé des armes atomiques sur des populations civiles à Hiroshima et Nagasaki, en grande partie pour empêcher les Soviétiques alliés de gagner des territoires au Japon dans les derniers jours de la guerre.

L’initiative la plus destructrice de Truman fut peut-être la création de la CIA, un monstre qui, selon lui-même, était devenu incontrôlable, déclarant à un ami : « Je n’aurais jamais accepté la création de la Central Intelligence Agency en 47, si j’avais su qu’elle deviendrait la Gestapo américaine », bien qu’en tant que président, il ait soutenu ses activités clandestines en Europe de l’Est.

La cible immédiate fut l’Ukraine soviétique, que la CIA espérait, grâce à ses projets clandestins, « faire éclater » avec des saboteurs derrière les lignes ennemies.

Le président Harry S. Truman signant la création de la CIA. source : historydaily.org

Sa mission est un transfert de l’agence d’action secrète de la Seconde Guerre mondiale, l’OSS, qui avait travaillé avec des groupes de partisans résistant à l’occupation nazie. En Ukraine, les États-Unis ont tout simplement retourné l’ennemi en soutenant les organisations insurgées nazies qui luttaient contre l’Union soviétique, le pays qui venait de sauver l’Europe du fléau du Troisième Reich d’Hitler.

Le plan de la CIA, qui s’inscrivait dans le cadre de ses opérations « stay behind » en Europe centrale et orientale, consistait à parachuter des groupes d’ultra-nationalistes ukrainiens, en particulier l’OUN-B, ce qui impliquait la contrebande d’armes, l’utilisation de transmissions de communication secrètes, des espions, des commandos, du banditisme, des assassins et du sabotage.

Un historique secret déclassifié de la CIA montre que l’Agence a refusé d’extrader le criminel de guerre de l’OUN, Bandera, vers les Soviétiques afin de préserver le mouvement clandestin et ses efforts de déstabilisation en Ukraine.

Au lieu de cela, deux branches de la CIA, l’Office of Policy Coordination (OPC) pour les opérations secrètes et l’Office of Special Operations (OSO) pour les projets clandestins pour lesquels le gouvernement américain fournissait une couverture, ont protégé l’OUN et ont travaillé en étroite collaboration avec l’Armée insurrectionnelle d’Ukraine (UPA) antisoviétique « pour des activités de guerre psychologique dirigées contre des cibles polonaises, tchécoslovaques et roumaines à la frontière de l’Ukraine ».

L’OPC et l’OSO « conviennent que l’organisation ukrainienne [Conseil suprême de libération de l’Ukraine], l’organe directeur de l’OUN, offre des possibilités inhabituelles de pénétrer en URSS et d’aider au développement de mouvements clandestins derrière le rideau de fer ».

L’opération de la CIA portait le nom de code PBCRUET-AERODYNAMIC, basé sur un document top secret daté du 17 juin 1950.

L’Armée insurrectionnelle ukrainienne – L’un des mouvements de résistance les plus étranges de la Seconde Guerre mondiale – MilitaryHistoryNow.com

L’OUN

Le congrès du parti OUN d’août 1939 appelle à la création d’un État « ethniquement uniforme », un concept qui s’intensifie après 1941 avec l’engagement d’une « opération de purification contre tous les ennemis de la race ». Les juifs d’Ukraine, au nombre d’environ 1,5 million, ont été pratiquement anéantis par les Allemands, aidés par l’Armée insurrectionnelle ukrainienne de l’OUN, la police ukrainienne et les citoyens ukrainiens ordinaires. L’OUN était composée d’une série de fascistes, de nazis et d’autres éléments extrêmes ukrainiens, mais elle comprenait également des gardes slovaques Hlinka, des SS ukrainiens de la 14e division des Grenadiers Waffen-SS (Galicie) et des SS allemands mercenaires.

Le massacre des Polonais (estimé entre 100 000 et 200 000 tués) s’intensifie en 1943, avec la participation active de l’UPA. L’OUN-UPA collabore également avec les Allemands pour exterminer des milliers de Russes ukrainiens. Son « Premier ministre » autoproclamé, Yaroslav Stetsko, décrivait les Russes comme une race barbare, non européenne, descendant des Mongols et des Huns.

Après la guerre, les États-Unis n’ont vu aucun problème à travailler en étroite collaboration avec Stetsko qui, dans sa propre biographie (1941), écrivait : « Je considère que le marxisme est un produit de l’esprit juif, qui a été appliqué dans la prison des peuples moscovites par le peuple moscovite-asiatique avec l’aide des juifs. Moscou et la juiverie sont les plus grands ennemis de l’Ukraine et les porteurs des idées internationales bolcheviques corrompues…. Je soutiens donc la destruction des juifs et propose d’amener en Ukraine les méthodes allemandes d’extermination de la juiverie, en interdisant leur assimilation… »

Ni sa folie, ni les camps de la mort nazis, ni les trois millions de prisonniers de guerre russes morts dans les camps de concentration, ni la barbarie totale des invasions allemandes et alliées n’ont changé le cours de la pensée officielle américaine sur la façon dont les nazis et les fascistes de haut rang pouvaient être utiles à la guerre de l’Amérique contre le socialisme soviétique. Stetsko a reçu un large accueil à Washington, où il a été fêté par Ronald Reagan et George H.W. Bush en tant que dirigeant estimé du Bloc des nations anti-bolcheviques, qui était à l’origine une formation nazie allemande (noté par Stephen Dorril), et délégué permanent de l’ABN à la Ligue anticommuniste mondiale.

Retour en arrière

Au début des années 1950, après avoir parachuté 85 agents en Ukraine, dont les trois quarts ont été capturés, la CIA admet que le projet est un échec cuisant. Cela n’a pas empêché les guerriers de la guerre froide d’utiliser des mercenaires pour changer le régime dans d’autres pays, notamment lors de l’échec de la baie des Cochons dix ans plus tard. Le mouvement insurrectionnel ukrainien ayant été écrasé, de nombreux banderistes, dont Mykola Lebed, l’un des fondateurs de l’OUN et un lieutenant de Bandera formé par la Gestapo aux méthodes de torture impitoyables, sont devenus des émigrés.

Lebed, qui avait été ministre des affaires étrangères de l’organisation et chef de sa célèbre police secrète, était décrit par l’armée américaine comme un « sadique bien connu et un collaborateur des Allemands. « Après la guerre, il a émigré à Munich, où il a joué un rôle important dans la nouvelle Radio Free Europe, l’organe de propagande financé par les États-Unis qui émettait vers l’Europe de l’Est et qui était secrètement géré par la CIA. RFE a été rejointe par Radio Liberty (également gérée par la CIA et dirigée vers l’Union soviétique) et la Voix de l’Amérique pour diffuser non seulement de la propagande mais aussi pour relayer des messages codés unidirectionnels aux saboteurs « restés à l’arrière ».

Pendant la guerre, Lebed aurait été un bon élève et le favori de la Gestapo allemande. Par la suite, relocalisé à Munich, Lebed a bénéficié du patronage (tout comme Bandera) de l’officier de renseignement nazi, Reinhard Gehlen, qui avait lui-même des relations opérationnelles étroites avec la CIA.

Gehlen est ensuite devenu le chef des services secrets ouest-allemands, employant les nazis avec lesquels il avait travaillé pendant la guerre et aidant la CIA en partageant des informations sur l’Europe de l’Est. Lorsque Lebed s’est brouillé avec l’OUN-B en Allemagne après la guerre, la CIA l’a fait passer clandestinement aux États-Unis, ainsi que de nombreux autres ultranationalistes ukrainiens.

Avec l’aval du directeur de la CIA, Allen Dulles, Lebed a travaillé à New York (et a vécu dans le riche comté de Westchester) sous un faux nom en tant qu’agent de renseignement antisoviétique et a obtenu la citoyenneté. Les Ukrainiens d’extrême droite d’hier et d’aujourd’hui sont depuis longtemps les instruments d’une politique de guerre froide. « Les anciens membres de l’underground ukrainien qui se trouvent actuellement aux États-Unis », écrit la CIA dans un document top secret de 1950, « seront exploités dans toute la mesure du possible. »

Au début de la guerre froide, des centaines, voire des milliers de nazis, y compris des criminels de guerre comme l’officier SS Otto von Bolschwing (l’un des principaux organisateurs de la Solution finale et un adjoint d’Adolf Eichmann), ont été amenés aux États-Unis depuis l’Allemagne, l’Ukraine, les Balkans, les États baltes et la Biélorussie.

Parmi eux se trouvait également Adolf Heusinger, « l’un des nombreux hauts responsables nazis et fascistes qui avaient été intégrés dans les réseaux militaires et de renseignement américains ». Heusinger avait été le chef d’état-major général de l’armée d’Hitler et, de 1961 à 1964, il a été nommé président du Comité militaire de l’OTAN, tant la transition entre le statut de nazi de haut rang et celui de commandant militaire du « monde libre » était fluide.

Pendant ce temps, la demande de Bandera pour un contrôle total de l’OUN entraîne des frictions au sein de la direction fasciste basée en Allemagne. En 1950, les États-Unis et le Royaume-Uni planifient des opérations conjointes en Ukraine, mais la CIA décide alors de travailler plus étroitement avec le ZP/UHVR (représentation étrangère du Conseil suprême de libération ukrainien, l’organisation qui chapeaute toutes les formations nationalistes de droite), tandis que le MI6 britannique fait de Bandera son principal contact parmi les Ukrainiens.

Lorsque Bandera est assassiné en 1959 après que les États-Unis ont refusé de l’extrader vers l’Union soviétique pour crimes de guerre, Stetsko prend la tête de l’OUN.

Avec l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, les États-Unis pensent avoir enfin la Russie à portée de main. Sous le règne autocratique de Boris Eltsine, qui carbure à la vodka, les États-Unis ont été invités à guider un programme néolibéral de « thérapie de choc », qui a entraîné la destruction complète de l’économie russe.

Le capitalisme à l’américaine a engendré une grave dépression accompagnée d’un chômage massif, d’une baisse des salaires, d’une perte des pensions, d’une prise de contrôle par les oligarques d’anciennes industries d’État, d’une augmentation des inégalités et de la pauvreté, d’une hausse de l’alcoolisme et d’un déclin significatif de l’espérance de vie.

Bien qu’Eltsine ait opposé une certaine résistance, l’administration Clinton a réussi à étendre l’OTAN à la Pologne, à la République tchèque et à la Hongrie, en violation des accords conclus entre George H.W. Bush et Mikhaïl Gorbatchev sur le fait de ne pas étendre l’organisation militaire « d’un pouce » vers l’est. Cette fausse promesse était censée être une concession aux Soviétiques pour ne pas bloquer la réunification de l’Allemagne et son adhésion à l’OTAN.

C’est ainsi qu’a commencé la progression constante de l’élargissement de l’OTAN, qui a certifié à l’Ukraine son statut de futur membre et membre associé de facto, et qui a apporté des livraisons d’armes, des formations en armement et des exercices militaires coordonnés avec l’armée ukrainienne en prévision d’une guerre avec la Russie – ainsi que des comptes bancaires pour les politiciens ukrainiens coopérants.

Vladimir Poutine s’est révélé être un leader russe de loin supérieur, en redressant l’économie, en mettant au pas de nombreux oligarques et en restaurant la confiance dans l’État russe. En Ukraine, les États-Unis ont vu dans l’élection présidentielle de 2004 une occasion d’arracher l’Ukraine à l’influence de la Russie.

Outre les visites de hauts fonctionnaires dans le pays, les États-Unis sont intervenus en utilisant plusieurs autres canaux, notamment les organisations de changement de régime, le National Endowment for Democracy, l’USAID, Freedom House, l’Open Society Institute de George Soros (aujourd’hui Fondations) et l’omniprésente CIA, pour bloquer l’élection de Viktor Ianoukovitch, favorable à la Russie, et installer à la présidence un néolibéral pro-américain, Viktor Iouchtchenko.

Avec l’aide des États-Unis, Iouchtchenko l’a emporté mais a échoué lamentablement en tant que président. L’alarme incendie s’est de nouveau déclenchée pour les États-Unis en 2010, lorsque Ianoukovitch a été élu président. À ce moment-là, Iouchtchenko était totalement discrédité en tant que dirigeant, n’ayant obtenu que 5,5% des voix au premier tour, ce qui l’a éliminé.

Les manifestations antigouvernementales de 2013-2014, qui avaient commencé pacifiquement sur la (place) Maïdan de Kiev, ont été énergisées par les visites dans les rues de la sous-secrétaire d’État américaine et spécialiste du changement de régime, Victoria Nuland, qui a rencontré à plusieurs reprises des putschistes. Elle a été rejointe par les sénateurs John McCain (R-AZ) et Chris Murphy (D-CT), qui sont montés sur une estrade sur la place avec le leader néonazi Oleh Tyahnybok pour offrir le soutien des États-Unis, vraisemblablement sans autorisation officielle, au renversement illégal de Ianoukovitch.

Les sénateurs McCain et Murphy participent à une manifestation antigouvernementale massive en Ukraine et menacent de sanctions | Fox News

Cette fois, la CIA s’est plus pleinement impliquée pour se débarrasser du président proche de la Russie et a très probablement aidé à préparer les milices d’extrême droite qui ont pris part aux tirs de sniper et aux massacres de policiers et de manifestants sur la place Maïdan, ce qui a forcé Ianoukovitch à fuir. Le New York Times a faussement attribué les fusillades à son gouvernement. Cela a déclenché une résistance à ce coup d’État dans la région fortement russophone du Donbass, qui a été à son tour accueillie par un assaut du gouvernement putschiste de Kiev et la mort, jusqu’en 2022, de 14 000 soldats et civils.

Petro Porochenko, qui était un informateur à l’ambassade des États-Unis à Kiev avant que les États-Unis ne le parrainent pour qu’il devienne président de l’Ukraine. source : ndtv.com

Dans des entretiens avec des journalistes européens en juin 2022, Petro Porochenko, qui était un informateur régulier à l’ambassade des États-Unis à Kiev avant d’être parrainé par les États-Unis pour devenir président en 2014, a déclaré que, pendant son mandat, il a signé les accords de Minsk avec la Russie, la France et l’Allemagne et a accepté un cessez-le-feu simplement comme stratagème pour gagner du temps dans la construction de l’armée et la préparation de la guerre. « Notre objectif, » a-t-il expliqué, « était d’abord de mettre fin à la menace, ou au moins de retarder la guerre, afin de nous assurer huit ans pour rétablir la croissance économique et créer des forces armées puissantes. »

La guerre de propagande

Le président Biden et d’autres responsables publics ont utilisé à plusieurs reprises l’expression « attaque non provoquée » pour caractériser les motivations de la Russie comme n’étant rien de plus qu’une agression territoriale. Ces affirmations sont faites sans preuves crédibles, comme si l’invocation du nom de Poutine suffisait à établir toute déclaration le concernant ou concernant l’État russe comme une preuve en elle-même.

Le problème, comme l’ont noté de nombreux observateurs, est que les grands médias ne sont guère plus qu’un outil de transmission et d’amplification graphique national et international de l’État et du consensus de la classe dirigeante. Ce n’est évidemment pas nouveau, puisqu’on a découvert que plus de 400 journalistes des médias grand public ont servi d’yeux et d’oreilles à la CIA pendant une grande partie de la guerre froide, comme l’a rapporté le journaliste du Watergate, Carl Bernstein. Il existe des preuves qu’au moins certains journalistes continuent d’agir comme des messagers pour l’Agence.

Ces initiés du Beltway de Washington ont du mal à comprendre ce qui constitue une provocation. L’expansion des forces hostiles des États-Unis et de l’OTAN et les exercices militaires menés jusqu’aux portes de la Russie, y compris le projet d’ajouter l’Ukraine et la Géorgie à la liste des membres, sont clairement des provocations. Et si la mémoire de Biden est un tant soit peu intacte, il se rappellera comment l’administration Kennedy a traité la présence d’une seule base militaire soviétique dans l’hémisphère occidental (à Cuba) comme une menace pour la sécurité des États-Unis. Dans ce cas, les Soviétiques ont eu le bon sens de faire marche arrière.

Le coup d’État du Maïdan en 2014, dont même le président fantoche des États-Unis, Porochenko, a admis qu’il était anticonstitutionnel (c’est-à-dire illégal), ainsi que l’interdiction de la langue russe qui s’en est suivie et l’appel à un nettoyage ethnique général dans les institutions publiques et les médias par son gouvernement, étaient des provocations. Il en est de même des assauts militaires contre la région du Donbass, instigués par le bataillon néonazi Azov, armé et entraîné par les États-Unis, à partir de 2015. Juste avant l’invasion russe du début d’année, Kiev avait installé une concentration massive de troupes à la frontière avec les oblasts séparatistes, Donetsk et Lougansk.

La sécession du Kosovo, après 78 jours de bombardements américains sur la Serbie, alliée de la Russie, a bénéficié du plein soutien de Washington et, pour les Russes, a servi de précédent au démembrement de la Crimée. Avant l’invasion russe, Volodymyr Zelensky a lancé des purges autoritaires contre les partis d’opposition accusés de donner la parole aux Ukrainiens russophones. Porochenko et Zelensky ont refusé de respecter les accords de Minsk. Il s’agissait là aussi de provocations.

En effet, les 75 ans d’histoire des efforts des États-Unis pour détruire la souveraineté des États soviétiques et russes sont une provocation sans fin. L’agression des États-Unis et de l’OTAN contre les alliés russes en Syrie et en Serbie (et contre la Chine), les « révolutions de couleur » en Biélorussie, en Serbie, en Géorgie, en Ukraine et ailleurs dans l’ancienne région soviétique, ainsi que la liste croissante des sanctions contre la Russie sont d’autres formes d’agression. L’amnésie des médias grand public dans cette histoire récente serait difficile à comprendre si l’on ne comprenait pas qu’ils servent en fait de porte-voix de la propagande d’État, ce que Louis Althusser appelait les appareils idéologiques d’État.

Comme l’a exprimé Noam Chomsky : « Il est assez intéressant de constater que, dans le discours américain, il est presque obligatoire de désigner l’invasion par l’expression « invasion non provoquée de l’Ukraine. Cherchez sur Google, vous trouverez des centaines de milliers de réponses. Bien sûr, elle a été provoquée. Sinon, ils n’y feraient pas référence tout le temps comme à une invasion non provoquée ». Si Chomsky n’est pas assez convaincant, peut-être les bellicistes des États-Unis et de l’OTAN pourraient-ils écouter le pape François, certainement pas russophile, qui a constaté que l’invasion est le résultat « des aboiements de l’OTAN aux portes de la Russie… Je ne peux pas dire si elle a été provoquée, mais peut-être, oui ».

Le déluge de propagande médiatique contre la Russie et la censure des voix qui remettent en question l’histoire officielle concernant le coup d’État de 2014 et le conflit Russie-Ukraine montrent que la démocratie américaine est un modèle qui n’est pas digne d’être imité. Il n’existe que peu d’États autoritaires, voire aucun, où la suppression des informations est d’une telle ampleur et aussi institutionnellement ancrée qu’aux États-Unis.

J’ai déjà évoqué ailleurs la présence massive d’anciens responsables de l’armée et des services de renseignement liés aux industries de la défense sur les chaînes d’information du câble et de la télévision en tant qu’« analystes experts », ainsi que l’utilisation de l’idéologie de la suprématie blanche par les journalistes des médias grand public pour dépeindre les Ukrainiens déplacés comme un groupe spécial de « victimes dignes de ce nom ».

Un élément central des reportages médiatiques et de la culture des célébrités a été la représentation de Zelensky comme un « héros », défendant de manière désintéressée l’Ukraine contre la tyrannie. L’image du héros en Amérique est un vieux trope issu d’une longue lignée d’exemples militaires plus grands que nature, comme les personnages de John Wayne pendant la Seconde Guerre mondiale, la transformation du criminel de guerre au Vietnam, John McCain, en « héros de guerre », la poule mouillée qu’était Ronald Reagan en faucon, Rambo, le tueur d’Indiens Daniel Boone, et tant d’autres.

Un président en état de siège ? Les Zelensky en couverture du magazine Vogue. source : vogue.com

La propagande est désormais ouvertement une partie importante de l’arsenal de guerre des États-Unis, et le gouvernement ne fait pas grand-chose pour cacher ce fait. Outre les livraisons massives d’armes que les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN fournissent aux Ukrainiens pour tuer des Russes nationaux et étrangers, environ 150 sociétés de relations publiques américaines et internationales, selon PRWeek, y compris une société britannique ayant des liens étroits avec le parti conservateur au pouvoir, ont proposé de fournir à l’Ukraine des outils de propagande – des armes de tromperie massive.

Dans le même temps, il n’y a eu pratiquement aucun reportage sur le bilan peu reluisant de Zelensky en matière de corruption, un problème endémique pour l’Ukraine, qui est classée par Transparency International, une organisation financée par les États-Unis, le Royaume-Uni et les entreprises, comme le pays le plus corrompu d’Europe. Outre le fait qu’il n’a pas réussi à faire tomber les oligarques qui dirigent le pays (50 d’entre eux détiennent 45% de la richesse du pays), y compris son propre patron, le milliardaire ukrainien, israélien et chypriote Igor Kholomoisky, corrompu et sanctionné par les États-Unis, Zelensky lui-même a été démasqué dans les « Pandora Papers » comme étant un voleur, avec des millions de dollars cachés sur des comptes offshore dans les îles Vierges britanniques et dans des propriétés à Londres. En raison de la censure de l’ensemble de l’opposition politique, médiatique et intellectuelle, il est difficile pour les Ukrainiens d’avoir vent de ses machinations financières peu héroïques.

Si l’on expose ces réalités dans les médias sociaux américains et britanniques ou dans des livres et des revues, on se fait qualifier de « bot » russe ou d’« idiot utile de Poutine ». L’idiot utile le plus authentique est peut-être le Rambo du Russiagate Adam Schiff, démocrate de Californie et président du House Permanent Select Committee on Intelligence, qui, à l’occasion des audiences de destitution de Trump en janvier 2020, a déclaré : « Nous combattons la Russie là-bas pour ne pas avoir à les combattre ici. »

C’est ce qui passe pour de l’intelligence au Congrès.

Conclusion

Il faut prendre au sérieux la perspicacité du théoricien politique allemand Carl Schmitt, qui a soutenu que les États-nations puissants ont besoin d’avoir des ennemis pour définir qui ils sont, et que leurs « actions et motifs politiques peuvent être réduits à la distinction entre ami et ennemi ». Pour Schmitt, l’« ennemi » n’a pas besoin d’être considéré comme mauvais, mais pour les États-Unis, l’ennemi est toujours lié à des notions religieuses d’immoralité.

Schmitt a fini par mettre son intelligence au service du Troisième Reich, mais les États-Unis eux-mêmes ont confirmé par leurs premières actions de « stay behind » en Ukraine et dans d’autres parties de l’Europe qu’ils étaient prêts à adopter certaines des mêmes tactiques, sinon l’idéologie, de leurs recrues nazies.

Faire de l’Union soviétique, puis de la Russie, un ennemi a au moins trois utilités : créer une menace nationale pour détourner l’attention du public des inégalités massives au sein de l’économie capitaliste ; justifier la construction d’un État et d’un empire de sécurité nationale (policier, impérialiste), construit sur un complexe militaro-industriel-médiatique, avec un niveau extraordinaire de dépenses militaires comme protection contre la dépression économique ; et organiser un vaste complexe de propagande sur le modèle de l’Office of War Information de la Seconde Guerre mondiale pour maintenir la légitimité de l’État en tant que force morale dans un monde menacé par des dirigeants maléfiques qui cherchent à priver les Américains de leur liberté.

En réalité, ce sont les États-Unis eux-mêmes qui dépouillent le pays de ses fameuses « quatre libertés » et qui privent les autres pays, en particulier ceux du tiers monde, de leurs voies indépendantes vers le développement et la liberté.

L’argument principal de l’anti-impérialisme n’est pas de défendre la guerre en Ukraine mais d’examiner plus profondément ses causes. Les États-Unis sont depuis longtemps une société hautement militarisée et n’ont pas été guerre que pendant 15 ans de leur existence.

Et quand les États-Unis n’envahissent pas directement (84 pays à ce jour), ils parrainent des invasions et des coups d’État contre des pays qui vont à l’encontre de leurs intérêts stratégiques (Chili, Nicaragua, Indonésie, Yémen, Brésil, Argentine, Angola, Venezuela, R. D. Congo, Gaza, Grèce, Équateur, Ghana et bien d’autres).

Carte des pays dans lesquels les États-Unis ont combattu ou qu’ils ont occupés. Les frappes aériennes et les opérations des forces spéciales n’y sont pas inclues. source : reddit.com

La crise ukrainienne est également une guerre sponsorisée, car l’assaut de Kiev sur la région du Donbass était en fin de compte dans l’intérêt des États-Unis, car ses ressources, y compris une « industrie du charbon hautement développée, une industrie métallurgique ferreuse, la construction de machines, l’industrie chimique et l’industrie de la construction, d’énormes ressources énergétiques, une agriculture diversifiée et un réseau de transport dense » sont convoitées par la finance et le capital transnationaux.

Au-delà de l’Ukraine se trouve le vaste territoire de la Russie et son incalculable richesse en énergie, en minéraux stratégiques et en autres ressources qui interpellent un système capitaliste d’entreprise expansionniste et militariste mondial comme celui des États-Unis. Il existe certainement des moyens de sortir de la crise actuelle en Ukraine, mais ils nécessitent la neutralisation du pays et sa conversion en un État démilitarisé qui, avec l’alliance des États-Unis, respecte et applique les droits et l’égalité de sa population d’origine russe.

L’Occident doit également reconnaître, dans une certaine mesure, les intérêts légitimes de la Russie en matière de sécurité, qui ont été compromis par la horde des forces de l’OTAN bien trop proche de ses frontières. Le concept de sécurité de l’État est inscrit dans la Charte des Nations unies, et pour éviter une catastrophe encore plus grande, il faut que les États-Unis agissent en conformité avec le dictat de l’ONU pour la paix et suppriment leurs obstacles à un règlement négocié, qui est dans l’intérêt à long terme de l’Ukraine, de la Russie et du reste du monde.

source CovertAction Magazine

traduction Wayan, relu par Hervé, pour Le Saker Francophone

https://reseauinternational.net/lukraine-un-proxy-de-la-cia-depuis-75-ans/

samedi 29 juin 2024

Au Moyen-Âge les cerveaux ne fuyaient pas la France, bien au contraire

 De plus en plus de Français très diplômés quittent la France pour s’installer à l’étranger. Mais cette « fuite des cerveaux » n’a pas toujours existé. Au Moyen Âge, le flux était même inversé: les étudiants venaient de toute l’Europe pour étudier à Paris.

« L’Italie a le pape, l’Allemagne a l’empereur, la France a l’Université » : le proverbe, apparu vers 1220, souligne à quel point l’université de Paris, spécialisée en théologie, est prestigieuse. C’est une des premières d’Europe, et elle est toute récente à l’époque, née de la rencontre entre l’enseignement de clercs sur la montagne Sainte-Geneviève et le dynamisme de l’école cathédrale de Notre-Dame. Des lettrés de toute l’Europe accourent pour s’y former.

Le développement d’un tel lieu de savoir n’est pas pour déplaire au roi, le tout jeune Louis IX, et à sa mère Blanche de Castille. Car selon le chroniqueur Guillaume de Nangis, « l’étude des lettres et de la philosophie » est « le plus grand trésor », « le joyau le plus précieux ». Cette métaphore est capitale : elle souligne à quel point l’étude et les connaissances sont en train, au cours du XIIIe siècle, de devenir une richesse et une ressource sociale et politique.

Le temps est à une « valorisation politique du savoir », comme le montre l’historien Antoine Destemberg. Dans un monde où les postes de pouvoir sont généralement réservés aux nobles et au haut clergé, cela contribue à bouleverser les hiérarchies sociales. Les juristes, les théologiens, les linguistes, les médecins deviennent de plus en plus importants dans les structures politiques du temps.

Mais cela implique aussi de rassembler de nombreux jeunes, venus de toute l’Europe, dans ce qui deviendra le Quartier Latin, et déjà les voisins se plaignent du bruit. En 1229, une soirée arrosée lors du carnaval dégénère et les sergents du guet rétablissent l’ordre en tuant plusieurs étudiants. Or ces derniers sont tous des clercs et le pouvoir séculier n’a en théorie pas le droit de juger lui-même les clercs, encore moins de les brutaliser – c’est ce qu’on appelle le privilège du « for intérieur ».

Un bras-de-fer s’engage donc entre l’Université et le pouvoir royal, en l’occurrence Blanche de Castille, régente. Les maîtres et les étudiants décident aussitôt d’interrompre les cours. C’est le début d’une longue tradition de grève étudiante et professorale…

Mais Blanche de Castille ne plie pas : si les étudiants désirent rester à Paris, ils doivent accepter d’être soumis aux lois du royaume. Les étudiants décident alors de quitter Paris, ce qui force le jeune roi à intervenir en personne pour les faire revenir dans la capitale. Leurs conditions sont finalement acceptées : en tant que clercs, ils ne pourront être jugés par les autorités laïques.

En 1231, le pape Grégoire IX – lui-même ancien élève de l’université parisienne – émet une bulle par laquelle il reconnaît l’autonomie des universités et le droit des universitaires de faire grève dès que leurs droits seront menacés. L’immense majorité des étudiants et des maîtres reviennent à Paris, qui s’affirme plus que jamais comme la ville du savoir, la « nouvelle Athènes », la capitale intellectuelle de la chrétienté.

C’est là que les grands intellectuels du XIIIe siècle, Thomas d’Aquin en tête, étudieront, enseigneront et écriront. Les étudiants (et les professeurs) y gagnent plus de liberté, et le pouvoir royal évite une catastrophe majeure : la perte de sa jeune université.

Mais le départ des étudiants de Paris en 1229 a suscité un autre phénomène qui a peut-être aussi pesé sur la décision royale : lorsque les étudiants parisiens quittent la ville en 1229, les grands princes européens sautent sur l’occasion et cherchent à les attirer dans leurs propres universités. Il s’agit ni plus ni moins que de capter l’élite intellectuelle parisienne. C’est l’invention du brain drain !

Trois princes sont sur les rangs. D’abord, le comte de Bretagne, qui rêve de fonder l’université de Nantes – celle-ci ne verra le jour qu’en 1460. Au sud, Raymond VII de Toulouse est quant à lui obligé de fonder une université : c’est l’un des points du Traité de Paris qui met fin à la croisade contre les Albigeois. Pour séduire les étudiants, le comte de Toulouse insiste sur les avantages de sa ville : non seulement on pourra y étudier les livres d’Aristote, interdits à Paris, mais surtout, à Toulouse, il fait beau et les femmes sont belles…

Attirer les étudiants – qui sont, faut-il le rappeler, des clercs – en leur promettant des belles femmes, il fallait oser. Le troisième compétiteur est d’un autre rang : c’est Henri III Plantagenêt, roi d’Angleterre, qui les invite à venir s’installer dans une université encore peu connue, Oxford et sa jumelle Cambridge.

Finalement beaucoup d’étudiants restent dans le bassin parisien, en attendant que le roi cède. Leur présence dynamise notamment l’université de Reims, d’Angers ou plus encore d’Orléans : en 1231, celle-ci devient la première université de droit romain en France. D’autres étudiants et professeurs, moins nombreux, acceptent les invitations qu’on leur lance : Jean de Garlande, célèbre grammairien, devient l’un des principaux maîtres de l’université de Toulouse – on vous laisse décider ce qui l’a attiré, Aristote, le soleil ou les jolies filles. En Angleterre, « Oxbridge » prend peu à peu de l’importance, jusqu’à concurrencer Paris sur son propre terrain, la théologie.

Les événements de 1229 rappellent donc deux choses. D’abord, ils soulignent que la pratique consistant à débaucher les élites intellectuelles est très vieille : en 1229 comme aujourd’hui, les savants participent pleinement au prestige, donc à la puissance, d’un État. Aujourd’hui, les grandes universités attirent les prix Nobel en leur faisant miroiter des salaires mirobolants et des conditions de travail idéales, espérant ainsi remonter de quelques places dans le classement de Shanghai.

Par ailleurs, la grève de 1229 rappelle le souvenir d’un temps où les étudiants étaient considérés comme des joyaux par le pouvoir. À l’heure où les budgets consacrés à l’enseignement supérieur ne cessent de diminuer, et où les étudiants sont chaque année accueillis dans des conditions de moins en moins bonnes, il serait peut-être bon de rappeler ces événements aux divers décideurs ; et, pour résister à la « destruction de l’université française », invoquer une époque dans laquelle les pouvoirs avaient à cœur de construire le monde universitaire.

Pour aller plus loin :

  • Antoine Destemberg, L’Honneur des universitaires au Moyen Âge. Étude d’imaginaire social, Paris, PUF, 2015 ; et son compte-rendu sur Nonfiction.
  • Jacques Le Goff, Les Intellectuels au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1957.
  • Jacques Verger, L’Essor des universités au XIIIe siècle, Paris, Cerf, 1997.
  • Guy Hervier, « États-Unis : le phénomène du brain drain »Géoéconomie, 2010, n°  53, p. 69-87.

Actuel Moyen-Âge

https://www.fdesouche.com/2016/08/31/au-moyen-age-les-cerveaux-ne-fuyaient-pas-la-france-bien-au-contraire/

Munich 1938 : la paix impossible, avec Maurizio Serra

Qui étaient les druides ? avec Jean-Louis Brunaux

L’ouverture du Mur était une conséquence de Gorbatchev (II)

 

par Rafael Poch de Feliu.

Le Mur était une conséquence de Hitler (I)

C’est Moscou qui a éveillé les sociétés au changement historique de 1989 en Europe de l’Est.

Si le Mur et la division allemande étaient une conséquence d’Hitler, la chute du Mur et la réunification étaient une conséquence de Gorbatchev. Combien de choses ont été dites sur l’effondrement du socialisme réel, en oubliant les plus évidentes. La paternité de cet effondrement a été attribuée à toutes sortes de personnages, de ce président de peu de lumières qu’était Ronald Reagan à un Pape polonais, mais s’il s’agit de personnes, c’est à Gorbatchev qu’il faut l’attribuer.

Entre août et décembre 1989, en quatre mois, les régimes de Pologne, de Hongrie, de Tchécoslovaquie, d’Allemagne de l’Est, de Roumanie et de Bulgarie sont tombés ou ont abdiqué. En été, Solidarnosc a remporté les élections polonaises. En Hongrie, le Parti de l’État a été dissous et a donné naissance à un système pluraliste. En octobre, la « Révolution de Velours » commençait en Tchécoslovaquie. En novembre, Teodor Jivkov démissionnait en Bulgarie et le Mur de Berlin tombait. En décembre, commençaient les violences en Roumanie, qui ont pris fin avec la chute de Ceaușescu.

Les mouvements sociaux ont joué un grand rôle dans ce changement. De la révolte de 1953 à Berlin-Est à celle de 1980 en Pologne, en passant par la République tchèque en 68 et la Hongrie en 56, l’Europe de l’Est connaît depuis plus de trente ans des révoltes, des mobilisations et des révolutions, certaines armées, d’autres pacifiques, bien plus intenses que 1989, mais sans résultat. Tout était tourné contre Moscou. Pourquoi cela n’est-il pas arrivé en 1989 ? La réponse standard est : la « société civile ». En fait, ce qui a été décisif, c’est l’attitude de Moscou et en particulier sa « Doctrine Sinatra ».

Au cours des cinq années qui ont précédé 1989, j’étais certainement le seul « free lance » espagnol à me consacrer de manière intensive à la société civile de l’Est, parcourant toute la région depuis Berlin-Ouest avec de faux documents d’identité et restant chez l’opposition. J’étais plus intéressé par les gens ordinaires, les travailleurs, les étudiants et les intellectuels que par les « personnalités », mais j’en ai rencontré beaucoup, et d’autres inconnus qui en sont devenus plus tard.

Passer en revue les notes et les souvenirs de cette époque, ajoute quelques nuances au texte sur les « révolutions de l’Est ». Quand elles se sont produites, j’étais déjà à Moscou, d’où les impulsions décisives du grand changement européen ont commencé. Mes impressions, piégées dans le tourbillon des effondrements soviétiques, étaient très particulières, mais sûrement plus réalistes que celles de ceux qui, pour ainsi dire, n’ont découvert l’existence de l’Europe de l’Est qu’en 1989, lorsque la région est devenue un volcan en éruption sociale.

La Doctrine Sinatra

Alors qu’en Occident on prétendait que le « monde libre » avait vaincu la Guerre Froide, à Moscou il y avait une nuance importante : que l’Occident était vaincu par le retrait volontaire de son adversaire. Quelque chose d’extraordinaire que personne n’avait prévue, et sans précédent dans l’Histoire : une retraite impériale pacifique et pratiquement inconditionnelle. C’était la « Doctrine Sinatra ».

Le terme a été inventé par le porte-parole soviétique des Affaires Étrangères Gennadi Gerasimov, un libéral amateur de whisky qui avait un poste destiné à Washington pour plusieurs années. En contraste avec le droit d’intervenir avec des chars d’assaut lorsque que les États de l’Est se révoltaient, connu sous le nom de « Doctrine Brejnev », Moscou a annoncé avec Gerasimov le droit de chaque pays à se gouverner comme il l’entendait, aussi simplement que cela, et l’a appelé la « Doctrine Sinatra », pour la chanson « My Way » de cet auteur. On disait aux anciens vassaux de faire ce qu’ils voulaient. « À leur manière ».

Le message a donné des ailes aux régimes potentiellement réformateurs (Hongrie, Pologne), il a déconcerté et fait tomber ceux qui ne voulaient pas de réformes et dont le principal soutien était l’immobilisme traditionnel de Moscou (Tchécoslovaquie, Allemagne de l’Est), et renversé par un coup d’État avec la complicité de Moscou, ceux qui étaient autonomes et dictatoriaux, comme Ceaușescu. La « Doctrine Sinatra » a également donné des ailes à la société civile du bloc. Sans elle, le bloc de l’Est aurait continué à languir, comme ce fut le cas au cours des cinq années précédant le changement lorsque je l’ai découvert et parcouru de bout en bout.

Sociétés endormies et déprimées

« Le scepticisme, la passivité et le cynisme politique ont pris racine dans cette société« , ai-je écrit dans mon premier rapport sur la société civile tchèque en décembre 1984. Les dissidents ne peuvent quitter leur pays que s’ils sont expulsés à jamais. « Traverser la frontière est toujours possible« , m’a affirmé avec sarcasme Petr Uhl, 43 ans, à l’époque l’ancien prisonnier politique le plus connu du pays, récemment libéré de sa deuxième incarcération de cinq ans, en plus des quatre précédentes, « la mauvaise nouvelle c’est que ce sera pour l’éternité« .

200 des 1000 signataires de la « Charte 77 » avaient émigré en Occident. Uhl, qui était ingénieur, gagnait sa vie en vérifiant les chaudières de chauffage dans des emplois précaires. Alexandre Dubckek, Secrétaire Général communiste du Printemps de Prague, était jardinier, d’autres anciens ministres et universitaires travaillaient comme plombiers ou chauffeurs de taxi pour des raisons politiques.

À Prague, l’équipe dirigeante était composée des personnes qui avaient démantelé le « Printemps » de 1968 sur ordre de Moscou et avec Gorbatchev, ils étaient en désaccord, explique Jiri Hajek, l’ancien Ministre des Affaires étrangères de l’époque de Dubcek. Dans son appartement moderniste du centre de Prague, un autre interlocuteur, Vaclav Havel, qui était déjà un admirateur libéral de droite de Thatcher et Reagan, considérait Gorbatchev comme « un conte ». Le brillant ancien Ministre Hajek, décédé en 1993, a été le seul interlocuteur à exprimer des espoirs concrets lors de la conférence que le Parti Communiste d’URSS devait tenir en juin 1988, la 19e Conférence du PCUS, le grand événement qui a ouvert la porte au pluralisme à Moscou et au grand changement à l’Est.

« Je ne pense pas que Gorbatchev va nous arranger les choses« , m’a dit en décembre 1988 Ana Marvánova, ancienne journaliste devenue nettoyeuse de latrines pour avoir signé la « Charte-77 ». Elle me l’a dit dans une interview pendant laquelle elle gardait la télévision allumée tout le temps au cas où il y aurait des micros dans sa propre maison. « Tout ce qui se passe à Moscou est un spectacle, un Gorbashow« , a déclaré son compagnon caricaturiste Jiri Gruntorad.

Attentes lointaines (dans le meilleur des cas)

A Berlin-Est, où les dirigeants étaient encore plus opposés à Gorbatchev que leurs collègues tchèques, l’écrivain Stephan Heym m’a dit en juillet 1986 que bien que la majorité de la population était « critique » du régime, « je ne crois pas que des conflits vont éclater en RDA dans un avenir proche, mais plutôt qu’avec le développement des technologies et les impératifs de la société moderne, le spectre social du pays va également changer« . Son point de vue était le suivant : « Si une phase de baisse des tensions devait commencer entre les deux superpuissances, il y aurait aussi plus de détente entre les deux États allemands. Si le siège devait être levé, cela donnerait plus de liberté et la mentalité de pays assiégé de la RDA pourrait être abandonnée« .

Trois ans avant 1989, il n’y avait pas de rêve de réunification allemande. À Berlin-Est, c’était l’une des questions que j’aimais poser parce qu’on vous prenait pour un excentrique. L’écrivain Christa Wolf, auteur d’un célèbre livre intitulé « Der Geteilte Himmel » (« Le ciel divisé », 1963) m’a dit en 1986 : « La réunification est absolument irréelle, car aucun des voisins des deux États allemands ne la veut, et aucun des puissants ne veut d’une grande Allemagne« . Wolf n’en voulait pas non plus, elle défendait la tradition culturelle spécifique de la RDA de Bertold Brecht et Anna Seghers, qui donnait « des accents différents » à la littérature est-allemande par rapport à sa sœur de l’Ouest. « Je ne veux pas renoncer à cela et je ne veux pas que cette tradition succombe en échange d’une grande expansion du marché« , a-t-elle déclaré.

Dans la Hongrie réformiste et ouverte de 1983 à 1986, mes interlocuteurs, écrivains, étudiants, activistes, ont exprimé un énorme vide. Dans la philosophie nationale, il n’y avait aucune trace de György Luckács, le grand auteur de « Histoire et conscience de classe » dont on vient de célébrer le centenaire. Ses disciples György Markus, Mihaly Vadjda, Agnes Heller et d’autres avaient émigré en Occident dans les années 1970. Heller qualifiait Gorbatchev de « machiavélique » et n’attendait rien de lui. Je me souviens avoir interrogé un philosophe local sur la validité de Luckács. Il n’a pas montré le moindre intérêt, et m’a fait un éloge passionné du travail de…Ortega y Gasset.

Janos Kis, l’un des animateurs de la revue clandestine/tolérée « Beszélő » (« Parloir »), qui sera plus tard le leader des libéraux hongrois, ne voit pas de grandes possibilités d’évolution dans le régime et avoue être « pessimiste » sur ce que Gorbatchev peut apporter à la situation stagnante à l’Est, tout comme son compagnon Miklós Haraszti, alors un dissident chevelu. Le plus optimiste d’entre eux s’est avéré être l’écrivain György Konrad qui parlait d’une « Finlandisation de l’Europe de l’Est« . « Si la souveraineté était restaurée en Europe Centrale et si les troupes étrangères s’étaient retirées, il y aurait une démocratisation dans les pays ayant de bonnes relations de voisinage avec l’URSS« , a-t-il déclaré.

J’ai trouvé l’affirmation la plus prometteuse à Vienne, où Zdenek Mlynar m’a dit, en octobre 1985, que l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir à Moscou pourrait conduire à « un développement dynamique de la situation » à l’Est, ouvrant « de nouvelles possibilités« . Mlynar avait été l’un des dirigeants du « Printemps de Prague » en 1968 et avait été camarades de classe avec Gorbatchev à la faculté de droit de Moscou dans les années 1950. Mort en 1997, Mlynar était un « animal politique ». Son diagnostic était le plus précis, mais il vivait en exil à Vienne depuis dix ans. C’était un observateur attentif, mais un étranger.

En juin et juillet 1986, j’avais parcouru la Roumanie sur un voyage de mille kilomètres à bicyclette qui s’est terminé par une radiographie insolite de ce pays, pauvre, triste, malheureux, mais très beau dans sa nature, qui fut ensuite publiée sous le pseudonyme « Lettre Internationale » et publiée dans La Vanguardia. Ce voyage s’est terminé un mois plus tard par mon arrestation par la célèbre « Securitate » – qui m’a gentiment ramené à la frontière hongroise en voiture – et par l’interpellation de presque tous mes interlocuteurs, heureusement, après avoir envoyé le carnet avec les notes de voyage à Berlin, à l’ambassade allemande à Bucarest. C’était l’année de Tchernobyl, les gens étaient très effrayés par les conséquences de l’accident. Le pronostic le plus intéressant que j’ai reçu était celui d’un intellectuel qui me murmurait dans sa propre maison, éclairée par une ampoule de 40 watts, et qui appelait Ceaucescu avec crainte « Lui ». « La liberté viendra quand l’empire soviétique s’effondrera« , a-t-il dit. Deux ans plus tard, cet empire se démantelait et un an et demi plus tard, les Roumains se tiraient dessus dans la rue.

« Nous ne nous attendons pas à ce que Moscou nous livre à l’Occident« 

Et la Pologne ? C’était toujours cette grande nation indubitablement agitée, l’Italie de l’Est, sympathique, cléricale et conservatrice, mais le cliché du romantisme suicidaire polonais s’était dissout. Libéré en 1983 de l’état de siège imposé par le Général Jaruzelski et avec à peine une vingtaine de prisonniers politiques, rien ne s’y passait. Un réalisme froid et paralysant semblait s’être emparé de son peuple, réfugié dans la solution des problèmes pratiques de la vie quotidienne. De jeunes étudiants d’une vingtaine d’années m’ont dit que « Solidarnosc » avait eu raison, mais que leur projet était « géopolitiquement non viable« .

Le grand mouvement de Solidarnosc appartient au passé. Jacek Kuron, sûrement l’un des esprits les plus clairs des dissidents de l’Est, alors ministre, décédé en 2004, m’a ainsi expliqué la stagnation polonaise chez lui à Varsovie, où il était emprisonné avec une bronchite violente qui ne l’empêchait pas de continuer à fumer ; « nous avons un pouvoir qui ne reconnaît pas la société car il ne reconnaît ni sa volonté ni son organisation ni son pluralisme intérieur. D’un autre côté, nous avons une société qui ne reconnaît pas le pouvoir, mais le gouvernement ne peut pas non plus chercher une autre société, ni choisir un autre gouvernement« .

« La solution à nos problèmes se trouve à l’extérieur de nos frontières« , conclut plusieurs de mes interlocuteurs à Varsovie, Gdansk et Cracovie au cours de l’hiver 1986, dont le gentil et brillant Adam Michnik et le compatriote Lech Walesa. La clé était l’URSS, mais personne ne se faisait d’illusions. Parlant des perspectives que Gorbatchev pourrait ouvrir, Michnik m’a dit que ses réformes étaient « une stratégie préventive contre la crise de la stagnation« . Kuron, qui a admis certains changements, a conclu en disant, « mais, naturellement, nous n’attendons pas l’impossible, comme l’URSS qui nous livre à l’Ouest« . Mais c’est précisément ce qui s’est passé.

C’était sans compter sur la « Doctrine Sinatra ». C’est Moscou qui a éveillé les sociétés au changement historique de 1989 en Europe de l’Est. Trente ans ont passé, une génération, mais ce simple et clair fait historique semble déjà flou. En 1989, le Mur n’est pas tombé : il a été ouvert depuis Moscou.

source : La apertura del Muro fue resultado de Gorbachov (II)

traduit par Réseau International

La fin du Mur : l’occasion perdue (….et III)

https://reseauinternational.net/louverture-du-mur-etait-une-consequence-de-gorbatchev-ii/

Histoire économique de la France, avec Charles Serfaty

samedi 1 juin 2024

Geneviève de Galard, « l’ange de Ðiện Biên Phủ », vient de mourir : sa place est au Panthéon !

 

Geneviève de Galard

Même Emmanuel Macron, peu suspect de nostalgie envers les guerres coloniales, n’a pas pu faire autrement que de se fendre d’un tweet. 

C’est vous dire à quel point Geneviève de Galard était une icône.

 Ou alors, il doit y avoir, parmi ses « plumes », des gens plus cultivés, plus patriotes que lui, pour lui tirer la manche. L’ange de Ðiện Biên Phủ a rejoint le Paradis, à 99 ans, ce 30 mai 2024.

Geneviève de Galard était née dans une vieille famille originaire de Gascogne. Orpheline de père à l’âge de neuf ans, elle quitte, au tout début de la guerre, la capitale pour Toulouse, puis, à son retour, en même temps qu’elle étudie l’anglais à la Sorbonne, consacre son temps aux handicapés. La passion de servir et de consoler ne la quittera pas : infirmière, puis convoyeuse de l’air, elle a déjà une idée précise de ce qu’elle veut faire de sa vie. Ainsi, en mai 1953, alors que la IVe République se désintéresse petit à petit d’un conflit colonial qui s’enlise, elle demande à être affectée en Indochine et débarque à Hanoï, d’où elle s’occupe d’organiser les évacuations sanitaires des soldats malades ou blessés au feu - dont, dès janvier 1954, ceux de Ðiện Biên Phủ.

Le "courage tranquille"

En mars, la situation devenant très difficile dans la tristement célèbre cuvette, elle doit être déposée sur place. Son avion est détruit. Il lui faut rester. Elle choisit de servir comme infirmière à l’hôpital de campagne. Seule femme du détachement médical, elle fait très rapidement l’admiration de tous. Déjà, la presse anglo-saxonne la surnomme « l’ange de Ðiện Biên Phủ ». Jamais la célèbre citation de Guy de Larigaudie sur les jeunes filles (« Leur présence est un apaisement. Elles sont un sourire et une douceur dans notre cercle de luttes ») ne s’est si bien incarnée qu’en cette femme héroïque et douce dont le général de Castries, commandant le camp retranché, saluera le « courage tranquille » et le « dévouement souriant » en lui remettant la Légion d’honneur.

 Ce jour-là, nous sommes le 29 avril 1954. Ðiện Biên Phủ se rendra moins de dix jours plus tard.

Libérée fin mai, Geneviève de Galard débarque à Orly sous les vivats et fait la une de Paris Match. En juillet, elle est accueillie en grande pompe aux Etats-Unis par le président Eisenhower. Et puis, tranquillement, avec une admirable humilité, l’héroïne s’efface. Elle se marie avec un capitaine rencontré en Indochine, dont elle aura trois enfants, et ne fera plus parler d’elle, sauf par son action sur les autres, comme une rivière souterraine. Tant d’honneur, tant de courage, tant d’humilité ne se rencontrent plus guère : son rayonnement en fit par exemple un modèle pour l’une de ses amies proches, Michèle de Castelbajac, qui deviendra, en cachette de ses parents puisqu’elle était encore mineure, convoyeuse de l’air à dix-neuf ans.

Une femme pour le Panthéon

Voici maintenant Geneviève de Galard au bout du voyage. Là-haut, il y a tout un monde pour l’accueillir : des héros au cœur pur, fauchés pour une guerre que nous avons oubliée ; de jeunes soldats, presque des enfants, dont le regard souffrant ne cessa de la hanter pendant des décennies ; sans doute y aura-t-il aussi, car nous sommes la religion de Marie-Madeleine, les prostituées du BMC, qui s’improvisèrent courageusement infirmières, et que des historiens petit-bourgeois ont préféré oublier. Ici-bas, en revanche, la seule place qui convienne à Geneviève de Galard – et il va sans doute falloir se mobiliser pour cela - est le Panthéon. Adieu, Madame, vous voici infirmière des âmes : priez pour nous et pour la France « dans notre cercle de luttes ».

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