mercredi 1 novembre 2023

Quelques penseurs de l’écologie (Bernard Charbonneau, Edward Goldsmith, Robert Hainard, Serge Moscovici)

 Bernard Charbonneau

Bernard Charbonneau (1910-1996) est une personnalité à part du monde écologiste. Pour quelle raison ? Parce qu’il a su, avant les autres, que l’existence de partis écologistes serait une erreur avec le risque de renier leurs convictions pour des avantages à court terme tant qu’une véritable révolution culturelle, un bouleversement volontaire des mentalités, ne serait pas réalisé.

Issu du Sud-Ouest de la France - il naquit à Bordeaux - et d’origine protestante, quoique relativement agnostique, doublement agrégé en histoire et en géographie, Bernard Charbonneau développe dans ses ouvrages une critique radicale de la société moderne. Ses critiques constituent une convergence toute personnelle entre l’anarchisme fédéraliste et le personnalisme. Cependant, il ne verse jamais dans le passéisme, la nostalgie ou le traditionalisme. Doté d’un solide bon sens, il observe son temps, constate la mutation de l’espace, décrit l’invasion de la Technique dans tous les pans de la vie quotidienne. Grand lecteur, il n’hésite pas à faire la dissection de la modernité. Il en dénonce toutes les manifestations : l’État centralisateur, les grandes entreprises, l’administration bureaucratique, les modes de consommation, l’automobile... Sa réflexion a grandement stimulé l’œuvre de son ami, le philosophe et juriste Jacques Ellul. A la différence des autres penseurs de l’écologie (sociologues, naturalistes, économistes...), Charbonneau pose toujours un regard d’historien et de géographe sur les faits qu’il analyse. Ainsi, il fait du pays, du paysage et du paysan les éléments centraux de sa recherche.

Si l’œuvre de Bernard Charbonneau - une quinzaine de livres - demeure encore largement méconnue, c’est peut-être parce qu’il a toujours refusé deux travers. Il récuse une conception écocentrique dans laquelle l’homme ne serait qu’un élément parmi d’autre de la Nature. Il estime que l’homme diffère du règne animal, et bien sûr des ordres végétal et minéral, parce qu’il est doué de conscience (et non d’intelligence). Cependant, il rejette aussi la vision habituelle anthropocentrique qui attribue à l’homme la maîtrise de l’univers.

La démarche de Bernard Charbonneau est tout autre. L’humanité est à la fois actrice et spectatrice. Il faut donc que s’instaure une symbiose, une coopération, entre l’homme et la nature qui sont les co-responsables de la Vie. Néanmoins, cette co-responsabilité n’est nullement une justification à la domination humaine.

Outre ses ouvrages, Bernard Charbonneau a aussi écrit dans RéformeFoi et VieLa Gueule ouverteLa République des Pyrénées. Ses livres sont très difficiles à se procurer. Une majorité a été publiée en auto-édition ronéotypée ou bien chez de petits éditeurs disparus. Il serait bien qu’un penseur de la qualité de Bernard Charbonneau ait enfin une Société d’Amis dont la première tâche consisterait à rassembler tous ses écrits afin de les publier en œuvres complètes.

Edward Goldsmith

Né en 1928 d’une mère auvergnate et d’un père britannique, Edward Goldsmith suit des cours d’économie, de sciences politiques, de philosophie et d’anthropologie avant de parcourir le monde. Au contact avec d’autres cultures, il attrape le « virus » de l’écologie. Frère de l’homme d’affaires, ancien patron de L’Express dans les années 1980 et député européen sur la liste de Villiers de 1994 à 1999, James Goldsmith, Edward lui cède sa part dans la gestion des affaires familiales.

 Dans les années 1960, son premier grand acte écologiste est la création de l’association Survival International consacrée à la défense des peuples indigènes. Il a compris qu’on ne peut pas préserver les écosystèmes sans protéger les peuples qui y vivent depuis des millénaires. La liaison qu’il établit entre la défense des milieux naturels et la protection des peuples indigènes contribue à répandre l’idée parmi certains cercles progressistes qu’Edward Goldsmith serait un conservateur, voire un réactionnaire écolo, chantre d’un enracinement ripoliné en vert ! Il est exact qu’Edward Goldsmith désavoue l’idéologie du progrès et la modernité. Dans ses écrits, il n’hésite pas à accuser l’individualisme de notre temps. Il exprime nettement sa préférence pour des modèles plus communautaires (la famille, le quartier, le terroir), ce qu’il appelle les communautés vernaculaires. Souvent pour scandaliser les bien-pensants, il salue l’exemplarité de l’organisation sociale des tribus paléolithiques.

En 1969, il lance le trimestriel The Ecologist qu’il dirige toujours. Par la qualité de ses contributions et la rigueur de ses enquêtes, The Ecologist devient la revue de référence de l’écologie. En 2000 est parue le premier numéro de sa version française L’Écologiste. Par ailleurs, plusieurs de ses articles ont été repris par l’hebdomadaire Courrier International. En 1971, il se rend célèbre avec son essai Can Britain survive ? (La Grande-Bretagne peut-elle survivre ?).

Ami des principaux ténors écologistes de la planète dont l’Américain Ralph Nader, Edward Goldsmith est directeur du Schumacher College en Grande-Bretagne. Il est l’un des fondateurs du Green Party anglais. Il a aussi enseigné à l’université du Michigan aux États-Unis et a été conseiller au ministère canadien de l’Environnement.

Outre l’édition, les conférences et l’enseignement, Edward Goldsmith continue son combat en faveur d’un monde plus soucieux de son équilibre naturel et de ses différences culturelles. Porte-parole des tribus des forêts tropicales dévastées, dénonciateur infatigable des multinationales (Monsanto, par exemple) et des institutions internationales (Banque mondiale, F.A.O., O.M.C.), Edward Goldsmith voit son action récompensée en 1992 par le Right Livelihood (sorte de prix Nobel alternatif).

Bien que cofondateur avec Denis de Rougemont, Jacques Ellul et Jean-Marie Pelt de l’association écologiste européenne ECOROPA en 1976, Goldsmith ne prête pas une attention particulière à la question européenne. Ses interventions n’évoquent la construction européenne que d’une manière partielle, sauf quand il s’agit de critiquer les décisions bureaucratiques de Bruxelles et le traité de Maastricht ! Cette indifférence est dommageable, car on ne peut pas penser qu’Edward Goldsmith conçoive son chemin écologique en le faisant reposer que sur deux éléments : des communautés locales vernaculaires très restreintes dans l’espace et une coordination planétaire intercontinentale, effaçant de ce fait tous les autres paliers intermédiaires. Ce serait réducteur.

Robert Hainard

Né en 1906 à Genève en Suisse, Robert Hainard exerce une très grande influence sur la pensée écologiste tout en restant méconnu du grand public. Autodidacte, fait doctor honoris causa en 1969 par l’Université de sa ville natale, Robert Hainard est d’abord un artiste talentueux. Élève aux Beaux-Arts, il grave, peint, sculpte et dessine. Très tôt, il aime croquer les animaux qu’il observe en forêt. Son goût pour le monde animal l’amène rapidement à s’intéresser à la vie sauvage ; il devient naturaliste. Ses études sont réputées. La recherche naturaliste le conduit à l’écologie. Toutefois, il se montre plus passionné par les questions philosophiques que par la politique dont - à ses dires - il n’y comprendrait rien...

De ses longues observations forestières, il en conclut que le monde vivant s’organise autour de deux pôles en tension permanente : la Nature et la Culture.

À ses yeux, la Révolution néolithique (la découverte de l’agriculture et de l’élevage) est une catastrophe majeure pour la Nature ; c’est le point de départ de la crise écologique. Le paysan, parce qu’il cultive la terre et aménage son milieu, est le premier destructeur de la Nature, son prédateur...

Versant parfois dans un naturalisme conservateur et agressif envers la société moderne, Robert Hainard peut choquer ses lecteurs en prenant des positions abruptes sur certains problèmes actuels. Il n’hésite jamais à tenir un discours radical et à se considérer comme un écologiste anarchiste anxieux pour l’avenir des hommes et des animaux. Robert Hainard n’en demeure pas moins un brillant théoricien. En France, Solange Fernex, Philippe Lebreton et Antoine Waechter, entre autres, lui sont redevables de leur engouement en faveur de la protection des écosystèmes.

Serge Moscovici

Né en 1925 en Roumanie, Serge Moscovici est le principal théoricien de l’écologie politique. Arrivé en France en 1948 après avoir survécu aux persécutions antisémites dans son pays, il suit les cours de psychologie et de sociologie. Afin de payer ses études universitaires, il travaille comme ouvrier ajusteur en usine, confectionneur en atelier, ingénieur... Dès qu’il a du temps libre, il fréquente Saint-Germain-des-Prés où il se lie d’amitié avec Paul Celan. Cette jeunesse très active et des journées lourdement chargées ne l’empêchent pas de devenir enseignant à l’École des hautes études en sciences sociales (E.H.E.S.S.) de Paris, à Princeton, New-York, Louvain et Genève. Son champ d’étude porte sur un domaine méconnu, la psychologie sociale, d’où il publiera deux essais majeurs Psychologie des minorités actives (1979) et L’Âge des foules (1981).

Dès le début des années 1960, en collaboration avec le bouillant ethnologue Robert Jaulin, grand contempteur de la modernité occidentale et défenseur zélé des peuples indigènes, Serge Moscovici développe un naturalisme contestataire qui s’appellera rapidement le « naturalisme subversif » (entendu ici au sens de « contre-culture »). Il refuse l’opposition entre la Nature et la Société qu’il juge contestable et infondée. Il estime qu’il existe des sociétés animales et que la société humaine s’est construite dans le milieu naturel. Il penche plutôt pour une continuité et une interaction entre la nature et la culture. Il arrive à considérer que les engrais chimiques agricoles participent aux processus naturels. Dans cette perspective, le paysan est un élément déterminant des écosystèmes. Par son travail incessant, il met en forme la nature et organise les paysages.

Défenseur de toutes les minorités, Serge Moscovici en vient à établir un parallèle entre la disparition des Amérindiens et celle des paysans européens, disparitions qu’il déplore et dont il accuse la société industrielle. Contre la logique de la réification de tout dans une orientation marchande, Moscovici propose « le réenchantement du monde ».

Candidat écologiste aux élections municipales en 1977 et européennes en 1984, il voit dans les militants écologistes « les seuls à former un mouvement existentialiste. On s’occupe de l’existence des gens ». Dans son esprit, « le mouvement écologiste est moins un mouvement social, économique, qu’un mouvement “anthropologique”, c’est-à-dire qu’il s’adresse à des groupes qui ont un certain enracinement dans un certain territoire, à des groupes qui n’ont pas une expression directe sur le plan social ou économique, comme les femmes et les jeunes ». Ses écrits ont fortement influencé à la fin des années 1970 les Amis de la Terre, Brice Lalonde et Dominique Voynet, ministre de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement de 1997 à 2001.

Serge Moscovici est le père de Pierre Moscovici, ministre délégué aux Affaires européennes du gouvernement de Lionel Jospin entre 1997 et 2002. 

Bibliographie

d’Edward Goldsmith :

*Changer ou disparaître, Édition Stock, 1971. *5000 jours pour sauver la planète, Éditions du Chêne, 1972. *Rapport sur la planète Terre, Édition Stock, 1990.  *Le Défi du XXIe siècle. Une vision écologiste du monde, Éditions du Rocher, 1994.*Le procès de la mondialisation, Fayard, 2001

de Bernard Charbonneau

*L’État, auto-édition, ronéotypée, 1949, réédition : Économica, 1987. *Teilhard de Chardin, prophète d’un âge totalitaire, Denoël, 1963. *Dimanche et lundi, Denoël, 1966.  *Célébration du coq, Robert Morel, 1966.  *Le jardin de Babylone, Gallimard, 1969, réédition : L’Encyclopédie des nuisances, 2002.  *La fin du paysage (avec Maurice Bardet), Anthropos, 1972. *Prométhée réenchaîné, auto-édition, ronéotypé, 1973, réédition : La Table ronde, La Petite Vermillon, 2001. *Le système et le chaos, Anthropos, 1973, réédition : Économica, 1989. *Tristes campagnes, Denoël, 1973.  *Notre table rase, Denoël, 1974.  *Le feu vert. Autocritique du mouvement écologique, Karthala, 1980. *Je fus. Essai sur la liberté, auto-édition, Imprimerie Marrimpouey, 1980, réédition : Éditions Opales, 2000. *Une seconde nature, auto-édition, Imprimerie Marrimpouey, 1981.*Nuit et Jour, Économica, 1991.  *Sauver nos régions, Éditions Sang de la terre,1991  *Il court, il court, le fric, Éditions Opales, 1996.  *Un festin pour Tantale. Nourriture et Société industrielle, Éditions Sang de la terre, 1997.

de Robert Hainard

-  Ouvrages de Robert Hainard 

*Et la nature ? Réflexions d’un peintre, 1943, réédition : Éditions Hesse, 1994. *Nature et mécanisme, 1946, réédité sous le titre Le Miracle d’être. Science et nature, Sang de la terre, 1986 et 1997. *Les Mammifères sauvages d’Europe, deux tomes, 1948 et 1949, réédition : Éditions Delachaux & Niestlé, 1961 et 1962. *Défense de l’image, Neuchâtel, 1967, réédité en 1987. *Chasse au crayon. En dessinant les bêtes sauvages, Éditions de La Baconnière, 1969. *Une morale à la mesure de notre puissance, 1963, réédité sous le titre Expansion et nature. *Une morale à la mesure de notre puissance, Le Courrier du Livre,1972. *Les réserves naturelles de Suisse, Éditions Avanti, 1973. *Croquis de terrain, Éditions Payot, 1975. *Quand le Rhône coulait libre..., Éditions Tribune, 1979. *Images du Jura sauvage, Éditions Tribune, 1983. *Le Guetteur de lune, Hermé Tribune éditions, 1986. *Le Monde sauvage, Éditions Duculot, 1988. *Croquis d’Afrique, Éditions Hesse, 1989. *Le Monde plein, Édition Melchior, 1991.

-  Sur Robert Hainard

*Tensions avec la nature, entretien avec Roland de Miller, Éditions d’Utopie, 1980. *Témoignages autour de Robert et Germaine Hainard, ouvrage collectif, Éditions Melchior, 1991.

• de Serge Moscovici

*La Société contre nature, U.G.E., 1972, réédition : Le Seuil, 1994. *Hommes domestiques et hommes sauvages, U.G.E., 1974, réédition : Christian Bourgeois, 1979. *Essai sur l’histoire humaine de la nature, Flammarion, 1977, réédition en 1991.  *De la Nature. Pour penser l’écologie politique, Métailié, 2001.  *Réenchanter la nature. Entretiens avec Pascal Dibie, Éditions de l’Aube, 2002. *Chroniques des années égarées. Récit autobiographique, 1997, Stock.

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