Entre 1945 et 1990, le monde avait offert une image claire. Les démocraties, et au premier rang les démocraties anglo-saxonnes avaient terrassé le totalitarisme nazi, et son frêle allié fasciste. Au second rang figuraient les démocraties qui avaient subi la contamination, l’occupation, la domination de l’ennemi et ne s’en relevaient qu’en se blottissant sous l’aile américaine pour faire face au totalitarisme communiste devenu tout puissant après qu’il eut comme allié participé à la victoire contre l’Axe. Il y avait donc un camp du bien, les démocraties occidentales, sous l’étendard de la liberté, et un camp du mal, l’Etat totalitaire communiste, ses prisons, son goulag, sa violence armée, ses agressions militaires, ses révolutions, ses répressions, ses massacres, mais aussi son retard économique grandissant.
Comme Janus, la liberté avait deux visages, la liberté politique de débattre, d’exprimer son opinion, et de choisir ses représentants pour décider de l’avenir des nations, la liberté économique d’entreprendre, de produire, d’échanger et de consommer avec pour résultat une amélioration sensible de la vie, une prospérité, un progrès technique qui écrasaient le bloc communiste. Le mal n’en finissait pas d’étaler ses vices : le mur de Berlin et l’emprisonnement de tout un peuple, l’asservissement des nations, la Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie sous la menace des chars, les “goulag” et leurs millions de victimes dans toutes les dictatures communistes, révélés dans le “Livre noir du communisme”. Les soviétiques avaient accusé les nazis du massacre des officiers polonais à Katyn. On sait désormais que les assassins étaient les soviétiques afin de priver la Pologne de son élite militaire pour mieux l’asservir.
Il y avait pourtant des ombres à ce tableau. Si, en Europe occidentale, le choix de l’Ouest libre paraissait évident, il s’accompagnait toutefois dans certains pays d’un parti communiste puissant, certes voué à demeurer dans l’opposition comme étant davantage à l’est qu’à gauche selon le mot du socialiste Guy Mollet. Par ailleurs, les dictatures anticommunistes étaient tolérées parce qu’étant bien à droite et à l’ouest. Hors de l’Europe, ce manichéisme, cette vision westernienne s’estompaient. Une dictature militaire sud-américaine est-elle préférable à une dictature communiste, Pinochet à Castro ? Si le réalisme à la Kissinger le pensait, beaucoup de voix s’élevaient contre. De même les guerres néocoloniales pour imposer des régimes pro-occidentaux contre un mouvement de libération nationale d’inspiration marxiste étaient de plus en plus contestées par les belles âmes occidentales, compagnons de route ou idiots utiles du communisme.
Entre 1974 et 1980, un déséquilibre se produit en faveur du bloc communiste : les Américains sont battus au Viet-Nam, les Portugais abandonnent leurs immenses colonies africaines, l’empereur d’Ethiopie est renversé, et partout des régimes marxistes s’installent. Enfin, le Shah d’Iran est chassé du pouvoir au profit cette fois d’un nouvel ennemi de l’occident, l’islamisme, en l’occurrence chiite. Dans le paysage binaire de la guerre froide, surgit une troisième force, religieuse, l’Islam. Sur le grand échiquier planétaire, le Moyen-Orient et le monde arabe, plus généralement, sont dominés depuis 1947 par la présence d’un nouvel Etat, Israël, dont la taille est sans proportion avec son importance symbolique, celle du peuple juif, l’une des deux sources de la civilisation judéo-chrétienne, et peuple martyr du nazisme, d’abord plutôt soutenu par les soviétiques contre les monarchies arabes, puis démocratie occidentale, figure de proue du camp du bien, implantée au milieu des dictatures nationalistes arabes et des monarchies musulmanes, si l’on excepte le Liban. Victime de la folie criminelle des nazis, puis de la haine des Arabes, Israël prenait place au premier rang du camp occidental, comme protégé privilégié des Etats-Unis, dont le grand allié dans la région était paradoxalement le royaume d’Arabie saoudite porteur du salafisme wahhabite, et donc grand ennemi d’Israël. Peu à peu, l’image d’Israël va évoluer : ce petit Etat possède une armée puissante, souvent victorieuse et son peuple de rescapés des camps de la mort devient celui des conquérants prospères du Grand Israël, remplaçant peu à peu jusqu’au Jourdain les habitants de la Palestine. Si les partisans du camp occidental soutiennent sans réserve Israël, des voix se font entendre en faveur du “peuple palestinien”, au sein même des pays occidentaux. Ce changement annonce le grand basculement.
Jusqu’en 1990, les Américains et leurs alliés sauvent les meubles, sans s’encombrer de morale ni d’idéologie. La dictature militaire est préférable au communisme en Indonésie comme au Chili. Dans le premier cas, on prend conscience de la force de résistance que représente l’islam à l’encontre du marxisme athée. Et cette idée lumineuse va jouer un rôle décisif dans la défaite des Soviétiques en Afghanistan, et dans l’effondrement du bloc de l’Est. Au sein de ce dernier, la Chine a pris une totale indépendance et commencé son expansion économique en associant un capitalisme brutal au maintien d’un parti communiste plus nationaliste que marxiste au pouvoir. Un autre immense Etat qui avait tenté de constituer naguère un troisième camp, celui des non-alignés, l’Inde, attend son heure. Les personnages d’une nouvelle pièce sont prêts à entrer en scène. Avec la chute du mur de Berlin, c’est un tout autre drame qui va, en effet, se jouer avec de nouveaux acteurs. Ceux qui demeurent vont changer de visage et de rôle. ( à suivre)
https://www.christianvanneste.fr/2023/06/03/le-grand-basculement-i/
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