03/10/2014 Troisième numéro de l’excellente revue de géopolitique “Conflits” : au sommaire ce mois-ci, un gros dossier sur le Japon, ses choix géopolitiques, l’état de ses forces armées, sa politique économique et sociale, son rapport au monde.
Mais également des entretiens avec Martin Motte et Robert D. Kaplan, un article sur Davutoglu, prophète de l’ottomanisme, un article sur l’europe des régions, un reportage sur la route du Grand Nord et enfin, un zoom sur la Suède et sa géopolitique
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Ci-dessous, en exclusivité, l’éditorial de Pascal Gauchon
Selon Napoléon la politique des États est dans leur géographie. La formule de l’Empereur fournirait un beau sujet de controverse à Yves Lacoste et Lucio Caracciolo, contempteurs du déterminisme géographique, comme à Robert D. Kaplan qui appelle dans ce numéro 3 à une « revanche de la géographie ». Le Japon, qui fait l’objet du dossier de ce numéro, fournira des arguments aux uns et aux autres. Le milieu naturel détermine les lignes de force de la géopolitique japonaise ; mais ce sont les Japonais qui les ont tracées.
Première réalité du Japon, l’insularité. Elle a encouragé les Japonais à se considérer comme un peuple autochtone, à l’instar des Athéniens de l’Antiquité ; les mers leur ont permis de s’isoler du monde pendant plus de deux siècles, elles ont protégé des invasions, elles ont freiné les flux migratoires jusqu’à aujourd’hui. Ainsi les Japonais se voyaient, conformément à la philosophie du kokutai, comme une grande famille issue de l’Empereur. Le sentiment d’identité et la cohésion sociale, qui a impressionné lors de la catastrophe de Fukushima, en découlent tout comme le refus de l’immigration, le droit du sang et les « exceptions japonaises ».
Pour d’autres, l’unité du peuple japonais est un mythe puisque ses habitants sont venus autrefois de Chine, de Corée et peut-être d’Asie du Sud-Est. Ce mythe aurait été bâti dans le dernier tiers du XIXèmesiècle, en un mouvement d’« invention de la tradition », afin de mobiliser la population autour d’un projet commun, la modernisation sous l’égide de l’Empereur.
Fruit de l’insularité et du nationalisme de la période Meiji, le sentiment identitaire japonais confirme la connivence entre géographie et politique.
Le milieu naturel détermine les lignes de force de la géopolitique japonaise ; mais ce sont les Japonais qui les ont tracées.
Au XVIIIème siècle, au temps de la marine à voile, il fallait trois ans pour effectuer le trajet aller-retour entre Londres et Tokyo. Cet éloignement a amorti le choc du contact avec l’Occident que toutes les civilisations ont affronté. Il contribue à la résistance du Japon face à la menace extérieure. Sa réponse tient dans l’expérience du Meiji que résume la formule Wakon-Yosai, « une âme japonaise, une technique occidentale ». Pour mieux rester lui-même, le Japon copie les méthodes venues de l’Ouest.
Il n’est pas le seul à avoir tenté cette synthèse. Ne prenons qu’un exemple, au début du XIXème siècle, l’Égypte de Méhémet Ali. Parmi toutes les raisons qui expliquent son échec, on retiendra l’hostilité du Royaume-Uni. Londres ne pouvait admettre l’émergence d’une puissance moderne sur la route des Indes.
L’explication géographique ne suffit pourtant pas. À la mort de Méhémet Ali, ses réformes sont abandonnées, rejetées par une société méfiante envers les nouveautés. Pauvre Égypte, si loin de la modernité, si près de l’Angleterre !
Heureux Japon si loin de l’Europe ! Et heureux Japon dont les élites ont su créer une combinaison fragile mais efficace de tradition et de modernité.
Le manque de ressources et de terres aurait contraint le « frugal Japon » à une expansion d’abord militaire, puis commerciale à partir de 1945. Marquée par le déterminisme géographique le plus total, cette interprétation est fausse. Avant l’époque du Meiji, le Japon avait fait éclore une société civilisée au plus haut point en utilisant efficacement des ressources qui ne sont pas si minces : des pluies qui permettent deux récoltes par an dans le Sud ; une mer « cultivée » (Augustin Berque) ; la soie et le chanvre pour l’activité textile ; quelques gisements de fer ; la paille de riz pour le tatami… Le Japon ancien vivait en adéquation avec une nature un peu chiche, sans doute, mais il en tirait le meilleur parti.
C’est le choix de la modernisation qui déstabilise cet équilibre fragile. Il faut du charbon, du fer, et le Japon n’en produit pas assez. La croissance de la population s’accélère grâce aux progrès médicaux et il faut plus de terres. Et du coton pour Osaka, le « Manchester japonais », et plus tard du pétrole, du caoutchouc… Alors l’expansion s’impose comme une nécessité.
Tout se passe comme si la géographie du Japon avait changé en 1868, lors de la révolution du Meiji. Les nouvelles orientations en font brutalement un territoire pauvre en ressources.
Pascal Gauchon
Historien de formation, j’ai été amené à me spécialiser en économie, puis en géographie. Par ailleurs, je suis venu à l’écriture par l’enseignement. J’en garde le souci, dans les ouvrages que je rédige et que je fais rédiger, de l’utilité : pas de prétention “scientifique”, pas d’originalité de principe, mais le souci de publier des livres efficaces. Je dirige la collection Major aux PUF depuis 1992.
On peut concéder aux déterministes que la géographie fait la géopolitique ; à condition qu’ils admettent que la politique fait la géographie.
Photo : DR
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