Démos sera sauvé, du moins dans notre France, quand il saura cela. Il n'en saura rien tant qu'on lui laissera ignorer comment toute volonté démocratique multiplie indéfiniment les fonctionnaires, dont l'usage électoral et l'office centralisateur sont l'un et l'autre réunis au bénéfice d'un Etat totalisateur. Qui veut les libertés civiques doit renoncer au gouvernement électif. Qui préfère l'Election-Reine adopte et sauve par là-même toutes les ficelles dirigistes et étatistes qui paralysent et anémient le Gulliver français.
Telles sont les relations solides que, du fond du ciel aux profondeurs inférieures, forme la suite inflexible des causes de la vie et de la mort du peuple. On ne s'en affranchira point par des mots. Inscrire dans un Statut, nommé Constitution, le respect de la "personne humaine" ne mène à peu près à rien qu'à stimuler l'orgueil ou la paresse de l'intéressée: l'élément personnel et profondément respectable de l'homme réside dans la conscience de lui-même, dans sa mémoire et dans la maîtrise qu'il en a (sui conscia, sui memor, sui compos), à condition qu'elle ne se croie pas démiurge et ne veuille créer ce qu'il lui convient seulement de connaître. Aussi faut-il distinguer ce qu'elle a de vraiment humain d'avec le caprice de ses imaginations végétales, comme de ses passions animales, nées d'instincts pervertis et de bestialité insurgée. Car, la Personne et l'Individu sont deux: quand cet âne broute un chardon, c'est un individu qui en dévore un autre. Mais le choix personnel d'une volonté d'électeur peut être canonisé et divinisé par la Constitution: il ne fondera pas plus le droit domestique, politique ou social, que l'individu broutant ou brouté ne sera capable de former une unité sociale.
La vraie vie sociale reconnaît sa cellule fondatrice et régulatrice dans la famille. Livrer la société à al volonté de l'individu, c'est les perdre tous les deux. Les lois sont faites pour l'en sauver. Nous parlons d'un salut temporel accompli dans ce monde et non dans l'autre, sur lequel nous sommes insuffisamment informés: il ne semble pas y avoir de survie spirituelle des sociétés, pas même des ménages. La Cité de Dieu se définit comme un concert d'âmes affranchies. Il n'en est que plus curieux de prendre garde que la Loi de Moïse, à laquelle on m'excusera de me référer, dit à l'article IV: Honore tes père et mère si tu veux vivre longuement sur cette bonne terre que le Seigneur Dieu t'a donnée (version des Septante). C'est le seul Si du Décalogue; le reste y est ordonné, catégoriquement, indépendamment de tout si. Un tel si doit avoir un sens: voudrait-il dire que la Maison qui tiendra, la Nation qui vivra, doit avoir pratiqué la piété filiale en tête des autres devoirs ? Les Physiciens sociaux ne disent pas le contraire: l'un d'eux, Le Play, prouve que l'autorité paternelle, vivante et morte, règle la prospérité des Etats comme des Foyers.
Une déduction assez claire fait du mariage un sacrement et le rend indissoluble. Précisément parce qu'il a pris l'allure et le sens d'un contrat, il n'est pas laissé à la merci des volontés qui le forment; il les dépasse et les contraint en vertu d'une loi supérieure, s'ils sont unis au nom de Dieu. Cette nuance catholique a été fort bien saisie et combattue par l'école adverse; le contractualisme volontariste a imposé le divorce à la IIIème République, en alléguant le principe que la liberté humaine n'a pas le droit de se renoncer par des engagements sans terme. La logique du système aurait été d'aller jusqu'à interdire le mariage indissoluble. Le morceau étant un peu gros, l'on s'est contenté de prohiber les autres voeux éternels.
Il s'est ensuivi que l'on a refusé le droit d'enseigner leurs sciences aux plus savants maristes ou jésuites, capucins ou dominicains, considérés comme indignes du titre humain. Ce qu'on s'était laissé arracher du côté de l'indissolubilité du mariage était donc regagné sur les voeux monastiques. Qui y perdait ? La seule liberté de l'homme et la prospérité sociale.
Mais, dit-on, il n'y a pas de liberté contre la liberté ? C'est un Covenant comme un autre. Il ne tient guère, en soi. J'ai souvent pressé de mon questionnaire les Buisson, les Bourgeois et les autres porte-parole du faux positiviste Jules Ferry, sur ce que peut justifier cette liberté générale indéterminée. Quand je dis la liberté de quelque chose (de tester, d'enseigner) ou la liberté de quelqu'un (les braves gens et non les pires), mon dire contient un sens. Mais eux ! la liberté de qui ? La liberté de quoi ? Ma "colle' était trop difficile: ils n'y ont jamais répondu. Leur silence recouvre l'aveu secret de leurs deux malfaçons. Là où il fallait régler les fantaisies aisément aberrantes du divorce, ils ont dit aux couples de faire ce qu'ils voulaient: les enfants et la race et la nation l'ont payé. Là où il fallait faire taire les ridicules topos de leur Droit public et laisser le champ libre au dévouement et au sacrifice des congrégations, les entraves mises à la liberté des bons se sont soldées par la licence des mauvais, sans compter d'énormes manques à gagner infligés au pays. On a souvent fait remarquer à MM. les volontaristes et contractualistes qu'ils composaient dans la nation française une oligarchie allogène. On n'a pas assez dit combien leur valeur intellectuelle et morale s'avérait inférieure à la moyenne de la Nation.
Ils ont établi la lutte des classes à l'endroit où les classes devraient coopérer. Ils ont installé des barrages administratifs sur les emplacements où devraient vivre et régner les libres mouvements républicains des premiers groupes naturels et professionnels: ils veulent tout mener comme l'armée, la marine, les finances et la justice générale ! Ils font peser une tyrannie implacable, quoique anonyme et irresponsable, sur les domaines du foyer et de l'enseignement, comme si tout chef de famille normal était suspect pour en savoir plus long en de telles matières que tous les technocrates et bureaucrates conjurés. Plus on s'enfonce à travers ces désordres pour les approfondir, mieux on sent qu'on n'a même plus affaire à l'Anti-France: c'est l'Anti-Physique qui mène ce jeu contre nature. On se cramponne à la division "départementale", même rabougrie d'un quart de siècle à l'autre, parce qu'elle contredit les anciennes provinces et contrarie la carte naturelle de la Patrie. On s'éloigne de la Charte du Travail à proportion qu'elle concilie les intérêts qui doivent produire et consommer ensemble. L'excellent est mis à l'index. Dûment légitimé, le Pire bénéficie de tous les appuis, bien qu'on ne se fasse pas faute de le déclarer inévitable et fatal: alors pourquoi tant y pousser ? On ne veut pas lui laisser faire son dégât tout seul !
...Il est à peine utile de montrer combien ces considérations associent étroitement les intérêts religieux et les intérêts sociaux. Par là-même, théologiens et physiciens s'y trouvent réunis contre les maîtres de l'économisme libéral qui prétendent régler l'ouvrage sans égard à l'ouvrier. Là aussi, notre vieux maître Auguste Comte et sa réintégration du prolétaire dans la société se trouvait en merveilleux accord avec les empiriques romains, avec l'école sociale catholique fondée par nos Anciens, continuée par nos meilleurs amis, avec la vieille Droite conservatrice et progressiste qui s'honora par le nombre et la valeur des propositions de loi en faveur de la classe ouvrière, lois que l'opportunisme ou le radicalisme républicain rejetait de la même horreur. Si nous nous disions un peu moins tapageusement "sociaux" que d'autres, c'était en vertu de l'observation d'un fait que voici: tant qu'il y aura un parti professionnellement constitué pour vivre de la dilacération de la société, de l'exploitation de ses antagonismes et, pour tout dire, de ses plaies, toute entreprise d'accord social subira l'échec dû à la surenchère vitale organisée par cette lutte des classes que le mécanisme électif appelle à la prépondérance. Notre programme politique n'était pas moins généreusement pénétré de toutes les conditions de paix sociale; quand il le fallait, nous le montrions bien. Ce qu'il pouvait nous rester de "paternaliste" tenait à notre désir de fraternité: on n'a pas encore inventé d'avoir des frères sans la médiation d'un père commun.
Voilà ce que nous étions. Voilà nos personnes et nos principes. Non les monstres appliqués à subvertir la religion par la politique ni la politique par une physique sociale tirée des rêveries d'un faux déterminisme. L'éclaircissement régulier de notre pensée ne pouvait qu'accentuer l'entente avec les vieux français dont la foi religieuse n'était pas partagée (ou pas encore) par quelques uns d'entre nous. Ces progrès de lumières accentuaient un premier degré d'amitié d'esprit. Un esprit aussi peu accommodant que le sourcilleux cardinal Billot, divus Thomas redivivus, le nouveau saint Thomas d'Aquin, comme l'appelait Rome entière, n'avait pas été offusqué des petits compléments qu'une jeune philosophie apportait à sa théologie. La première édition de son Tractatus Ecclesiae Christi avait cité en note tel et tel de nos textes, comme : Il faut exclure le principe de gouvernement du nombre, parce qu'il est absurde dans sa source, incompétent dans son essence, pernicieux dans ses effets; ou : le gouvernement du Nombre tend à la désorganisation du pays; il détruit par nécessité tout ce qui le tempère, tout ce qui diffère de lui: religion, famille, classes, organisations de tout genre.....
Pas plus que les Ouvriers européens de Frédéric Le Play ne sortaient des Encycliques, mes vues expérimentales, venues d'Auguste Comte ou formées à son école, ne découlaient de saint Thomas. Mais la concordance finale existe ou n'existe pas. Si elle n'existe pas, il est difficile d'imaginer qu'elle ait été rêvée simultanément par des dogmatistes croyants et des observateurs incroyants que tout séparait. Si elle existe, est-il rien de plus normal ? Comment les uns et les autres n'auraient-ils pas appréhendé la même vérité, malgré la diversité de leurs voies et de leurs esprits ? Ou, pour voir l'ordre de saisons, faudra-t-il se munir d'un billet de confession ? C'est ce qu'ont soutenu contre nous quelques fanatiques, qui n'ont pas fini de divaguer:
-Voilà, diront-ils, qui est bel et bon. Mais si nous concédons le laissez-passer à votre Physique sociale tirée de l'observation pure, tels esprits sommaires et violents en concluront très bien qu'ils n'ont plus que faire d'aucune théologie; ils diront, comme le cosmographe astronome, que, pour leur compte, ils n'ont pas "eu besoin de ces hypothèses".
Réplique: d'esprits sommaires et violents, de sommaires violences seront toujours attendues à coup sûr. Mais sont-ils seuls au monde ? Il existe d'autres esprits. Tenons un compte particulier de ceux qui, partant de l'anarchisme ou du pyrrhonisme, viendront adhérer à telle vérité naturelle sur la société. Plusieurs d'entre eux, beaucoup peut-être, seront tentés de transcender ces vérités ou de leur trouver quelques fondements métaphysique absolu. Comme la connaissance du cantique des Sphères, la découverte d'une législation du physique et d'un ordre régulier des Sociétés peut-être fort capable d'inspirer à ces esprits la recherche et l'idée de la gloire de Dieu...
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