L’éclosion de la Sécession et des mouvements qui l’ont accompagnée ne s’est pas faite en rupture avec l’empire. La modernité viennoise n’avait que des ambitions esthétiques, ceux qui en furent les phares restaient les fidèles sujets d’une Autriche-Hongrie dont nul n’imaginait qu’elle allait disparaître.
Artistique ou littéraire, le patrimoine autrichien des années 1900 est aujourd’hui l’objet d’un engouement toujours plus vif. En France, cet effet de mode peut être daté de l’exposition qui lui a été consacrée, en 1986, par le centre Beaubourg.
Mais le phénomène s’accompagne généralement d’un contresens historique, accusé par le titre même de cette manifestation : « l’Apocalypse joyeuse ». Beaucoup croient que, avant 1914, le mouvement culturel viennois a prévu, et même préfiguré par son esprit, la catastrophe finale qui, en 1918, a englouti l’empire des Habsbourg. Il s’agit d’une vision purement rétrospective. Comme le souligne Jean-Paul Bled, auteur d’une monographie sur Vienne (Fayard, 1998), « aucun des créateurs des ces années n’a vu venir l’effondrement de la monarchie. Et pourquoi l’auraient-ils vu, celui-ci n’ayant rien d’inéluctable ? »
La vérité est que la modernité viennoise n’était porteuse d’aucune pensée politique, son champ d’action était purement esthétique. Jean-Paul Bled cite Max Graf, un musicologue qui appartint à cette génération intellectuelle et qui, plus tard, analysera le sentiment de ses amis : « Nous ignorions que la monarchie des Habsbourg, dont Vienne était le centre, était condamnée à périr ; aucun de nous ne pensait que cette lumière, qui brillait d’un éclat si vif, était celle d’un crépuscule flamboyant. »
Si le mouvement viennois se veut rupture, il porte dans ses gènes l’héritage des courants qui l’ont précédé. C’est ainsi qu’en peinture, Gustav Klimt a été influencé par Hans Makart, maître de l’école historisante qui triompha au XIXe siècle, ou qu’en architecture Otto Wagner a fait ses classes en participant à des projets inspirés par l’historicisme. L’historicisme se rattachant lui-même à l’esthétique du XVIIIe siècle, l’Art Nouveau, par cette filiation, emprunte des éléments au baroque : la double méditation sur la fugacité de la beauté et l’inéluctabilité de la mort. Ainsi, du point de vue de la longue durée, il apparaît que Vienne 1900 s’inscrit en profondeur dans la tradition autrichienne.
Non-conformistes, les nouveaux écrivains et les jeunes artistes ne sont pas, au surplus, des révolutionnaires. Hermann Bahr, le fondateur de la jeune littérature autrichienne, ou les peintres de la Sécession, ne craignent certes pas d’assigner à l’art une haute mission sociale, qui est de régénérer l’Autriche. Mais cela leur a d’abord valu l’appui des pouvoirs publics : la première exposition de la Sécession est inaugurée par François-Joseph. Sans doute ce que l’empereur y découvre ne correspond-il en rien à ses goûts personnels, mais il s’abstient de tout jugement défavorable. Son neveu et successeur, l’archiduc François-Ferdinand, ne se prive pas de protester contre des oeuvres dans lesquelles il ne voit que « Schweinerei » (« cochonnerie »). Mais les libéraux et les rationalistes ne sont pas plus séduits par l’art moderne, l’accusant de faire la part trop belle aux forces de l’inconscient. Cette conjonction d’hostilités dissemblables va provoquer une campagne d’opinion qui mettra fin à un début de collaboration entre les instances officielles et les artistes de la Sécession. Mais ces querelles ne revêtiront jamais un caractère politique.
L’Art Nouveau concerne alors une minorité. Mais sur un plan sociologique, cette minorité est très représentative de son temps, dans la mesure où les jeunes créateurs sont issus de la bourgeoisie et s’adressent à un public qui lui appartient. Klimt peint pour de grandes familles de la seconde société, lesquelles se font construire des villas par Adolf Loos, autre architecte novateur, et commandent des objets décoratifs aux Wiener Werkstätte, un atelier de création futuriste. Or ces bourgeois qui, par leur mécénat, font vivre la modernité viennoise, forment une couche sociale née de la révolution industrielle et financière voulue et protégée par les Habsbourg. En cela encore existe un lien intime entre l’art 1900 et la réalité autrichienne.
En 1918, Tomas Masaryk et Edvard Benes seront les fondateurs de la Tchécoslovaquie, constituée sur les décombres de la double monarchie. Dix ans plus tôt, que disaient-ils ? Au Reichsrat, où il siégeait alors comme député, Masaryk lançait cet acte de foi : « C’est parce que je ne veux pas me laisser aller à des rêves sur l’effondrement de l’Autriche, c’est parce que je sais que l’Autriche, avec ses qualités et ses défauts, est destinée à vivre, que je prends aujourd’hui au sérieux les projets de réforme. » Benes tenait lui-même des propos identiques : « L’on parle fréquemment d’un éclatement de l’Autriche-Hongrie. Pour moi, je n’y crois pas. Les liens historiques et économiques qui enchaînent les peuples autrichiens sont beaucoup trop forts pour que l’on puisse provoquer cet éclatement. »
A l’aube du XXe siècle, la fatalité de la fin de l’Autriche-Hongrie est donc une idée qui n’apparaît nulle part. Vienne brille alors de tous ses feux, parce qu’elle est la capitale d’une grande puissance européenne, en pleine expansion économique et culturelle.
Depuis le compromis austro-hongrois de 1867, deux entités distinctes composent l’empire des Habsbourg, fort d’une cinquantaine de millions d’habitants. La partie autrichienne (Cisleithanie), où le souverain est empereur, réunit l’Autriche, la Bohème, la Moravie, la Silésie (le territoire de Teschen), la Galicie polonaise, la Bucovine (habitée par des Ukrainiens), la Carniole (territoire slovène), l’Istrie et Trieste (de population italienne), et la Dalmatie (pays slave du Sud). La partie hongroise (Transleithanie), où le souverain est roi, est constituée de la Hongrie – dont la Slovaquie – et de ses dépendances de Croatie et de Slavonie. Annexée en 1908, la Bosnie-Herzégovine s’ajoute à cet ensemble. L’Autriche possède son gouvernement, établi à Vienne, ainsi que son Parlement, dont la chambre basse est élue au suffrage universel et où siègent tous les partis, des sociaux-démocrates aux chrétiens conservateurs. A Budapest, la Hongrie possède de même son propre gouvernement et son Parlement, celui-ci élu au suffrage censitaire.
Il existe une double centralisation politique, à Vienne et à Budapest, mais une étonnante disparité de statuts, de coutumes et d’institutions caractérise ces territoires. La Cisleithanie et la Transleithanie forment même deux mondes différents. En Autriche, sauf peut-être dans les confins de l’empire, la société est de type occidental. Si la grande aristocratie administre encore de vastes domaines, les derniers droits féodaux ont été abolis, et la paysannerie utilise des techniques agricoles modernes. En Basse-Autriche et en Bohême se développe une industrie capable de rivaliser sur les marchés européens. A Vienne, à Prague ou à Cracovie prospère une bourgeoisie urbaine. Si l’allemand est la langue de correspondance avec l’administration centrale, les fonctionnaires pratiquent localement leur propre langue. En Hongrie, l’effort de modernisation mené depuis 1867 ne touche guère que Budapest, ville où François-Joseph, en 1896, inaugure le premier métro du continent. S’il existe une bourgeoisie industrieuse dans la capitale, l’immense majorité de la population hongroise est rurale. Dans cette société très traditionnelle, la noblesse haute (les magnats) ou moyenne (la gentry) conserve l’essentiel du pouvoir, et le suffrage censitaire écarte du Parlement les autres nationalités que les Magyars, à l’exception des Croates, alors que sont adoptées des mesures de magyarisation linguistique.
A Vienne, l’empereur-roi et trois ministres communs (Affaires étrangères, Défense et Finances) forment le trait d’union de cet édifice. Du fait de la présence physique du souverain, la capitale autrichienne est de facto la capitale de l’Autriche-Hongrie : c’est là que l’administration centrale a ses bureaux, c’est là que résident les ambassadeurs étrangers, c’est là que la grande aristocratie vit dans ses palais. Formant le premier cercle de la société, cette haute noblesse ne se mélange pas avec la seconde société, celle de la noblesse nouvelle (officiers ou fonctionnaires anoblis pour service de l’Etat) et de la bourgeoisie. La chambre haute du Parlement, les diplomates et le haut clergé se recrutent dans les rangs de la grande aristocratie, qui seule a le privilège d’être reçue à la Cour. Une Cour dont l’étiquette, les uniformes, les dignités et les titulatures peuvent laisser l’impression d’un univers qui ne change pas. Ce n’est pourtant que la surface des choses. François-Joseph a beau être un prince conservateur, farouchement attaché aux règles de sa maison, la double monarchie, sous son règne, s’est transformée en puissance moderne.
D’importantes forces de cohésion traversent la société autrichienne. L’Eglise, dans une population où le catholicisme est majoritaire, constitue un pilier de la dynastie. L’armée joue le même rôle. Obligatoire depuis 1866, le service militaire provoque un brassage social. Les troupes austro-hongroises sont les seules au monde à être dotées d’un règlement imprimé en douze langues et pourvues d’aumôniers de tous les rites, mais dans cette armée unitaire dont l’allemand reste la langue de commandement, nulle distinction de rang social, de nationalité ou de religion n’entre en ligne de compte pour l’avancement, qui s’obtient au mérite. Les officiers (François-Joseph les appelle « mes patriotes à moi » ) et même les généraux viennent des classes moyennes, si bien que l’institution militaire contribue fortement à la promotion sociale, au même titre que la fonction publique. Quelque peu caricaturale (et maintes fois caricaturée), la bureaucratie autrichienne fournit néanmoins à l’Etat une pépinière d’hommes honnêtes et compétents. L’enracinement des Habsbourg étant très ancien et la popularité de François-Joseph immense, le loyalisme dynastique forme un ciment supplémentaire pour l’Autriche-Hongrie : même les sociaux-démocrates, théoriquement républicains, respectent l’empereur.
L’Autriche-Hongrie est un Etat de droit, où la Constitution de 1867 garantit aux citoyens égalité devant la loi, droit d’accession aux fonctions publiques, liberté de résidence et de circulation, droit de propriété, liberté de conscience, liberté d’expression et droit d’association. Sur de nombreux points (assurance maladie, congés payés), la législation sociale autrichienne est plus avancée qu’en Angleterre ou qu’en France.
Interrompue par le krach de 1873, la croissance économique a repris et s’est accélérée depuis 1895, avec un taux proche de celui de l’Allemagne. La part de l’agriculture dans la production nationale s’étant réduite, l’Autriche-Hongrie est devenue une force industrielle, la quatrième d’Europe après l’Angleterre, l’Allemagne et la France. Vienne, Prague et Budapest s’affirment comme des places bancaires dynamiques. La bourgeoisie d’affaires qui accompagne cette expansion est fidèle à l’empereur – d’autant plus, dans le cas des familles juives, que l’antisémitisme est étranger aux Habsbourg.
Avec ses deux millions d’habitants, Vienne est la cinquième métropole du monde, derrière Londres, New York, Paris et Berlin. Maire chrétien-social de 1897 à 1910, Karl Lueger en a fait, par ses travaux d’équipement et sa politique sociale, une des villes les plus développées d’Europe. A la fois creuset et concentré des élites de cet empire multinational, c’est une capitale culturelle, artistique et scientifique. Outre les architectes cités plus haut (Wagner et Loos) et les peintres de la Sécession (Klimt, Schiele, Moser), la postérité retient les noms d’écrivains (Stefan Zweig, Arthur Schnitzler, Franz Werfel, Hugo von Hofmannsthal, Karl Kraus) ou de musiciens (Gustav Mahler, Arnold Schönberg, Alban Berg). Mais c’est aussi dans cette ville dont la faculté de médecine formera plusieurs lauréats du prix Nobel que Sigmund Freud invente la psychanalyse. C’est encore à Vienne que se tient, en 1912, la première exposition internationale d’aviation : l’Autriche-Hongrie y établit dix-huit records mondiaux, battue par la France mais devançant l’Italie, les Etats-Unis et l’Allemagne.
A côté de ces lignes de force, bien sûr, les historiens décèlent des lignes de faiblesse. Au temps du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, être un Etat multinational, c’est avoir un talon d’Achille. Au siècle du libéralisme, être la dernière grande monarchie catholique, c’est cristalliser des oppositions idéologiques. Cependant, c’est seulement à l’occasion de la guerre de 1914-1918 que ces facteurs exacerberont des tensions, tant à l’intérieur du pays que chez ses adversaires, quand les Alliés refuseront la main tendue par Charles Ier, le successeur de François-Joseph.
L’époque ne voulait plus des Habsbourg : leurs peuples subiront Hitler et Staline. Peu avant la Seconde Guerre mondiale, une Autrichienne, la journaliste Berthe Szeps Zuckerkandl, publiera ses Souvenirs d’un monde disparu. Evoquant l’empire austro-hongrois, cette libérale ne pourra réprimer un regret : « On a dit beaucoup de mal de cette monarchie, mais on ne peut nier une chose, c’est que sous son régime florissait cette liberté indispensable à l’épanouissement des personnalités. Des hommes pittoresques, des individus d’une originalité inimitable, des types géniaux qui n’avaient d’autre loi que la leur menaient une existence que non seulement on n’entravait jamais, mais que l’on favorisait. »
Jean Sévillia
Sources : Le Figaro Hors-Série (Edition du jeudi 1 septembre 2005)
https://www.jeansevillia.com/2015/04/11/les-derniers-feux-de-lempire/
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