[Ci-contre : Hati & Sköll, Kate Redesiuk, 2009]
La rencontre du loup avec les hommes, qui se produisit dès la plus haute préhistoire, n’est en fait qu’une chronique plurimillénaire, dont la trame est composée de sang, de traques et de massacres en tous genres. Traqué, piégé et tué de mille manières, rarement animal fut pourchassé, exterminé avec autant de haine, et victime de rumeurs, d’affabulations, reflets de la peur qu’il inspirait à l’espèce humaine. Cette peur immémoriale, renforcée lors du triomphe du Christianisme, eut toutefois sa contrepartie : la fascination, voire l’admiration, que l’espèce Homo a toujours éprouvée, plus ou moins inconsciemment pour le genre Canis lupus, au point d’en faire, sinon un Dieu, du moins une bête tabouisée et frappée de maints interdits autant cultuels que culturels.
Symbole ambivalent, le loup fut, selon les aires culturelles, le médiateur psychopompe en relation avec l’au-delà ; l’incarnation bénéfique de la lumière — d’où ses liens avec des Dieux solaires et lumineux comme Zeus/Jupiter, Belen ou Apollon —, mais aussi le destructeur/régénérateur des fins de cycles, détruisant la création épuisée afin qu’elle se renouvelle et retrouve, pour un temps, un nouvel équilibre. Symbole guerrier chez les Amérindiens et les Indo-Européens, le loup se présente souvent comme l’ancêtre mythique et/ou “physique” de nombreuses dynasties, notamment chez les peuples de l’Europe centrale, ou, plus simplement, comme le guide de tribus nomades et conquérantes parties à la recherche de nouvelles terres, ou encore de héros fondateurs d’empires et de villes.
Destructeur et régénérateur
Parmi ces types lupins que connaissent les nombreux mythes païens, le Fenrir nordique est l’archétype le plus achevé de ces loups dont le but essentiel et nécessaire est de détruire périodiquement la création devenue caduque afin qu’elle puisse, sur ses ruines, retrouver une nouvelles virginité et poursuivre sa course. Fils du Dieu malveillant Loki et de la sorcière Angerboda, frère du serpent géant Jörmungandr, Fenrir appartient comme les autres loups, à la race originelle des Géants ou Thurses de givre [hrìmthursar : géants des frimas], lesquels incarnent, comme dans les mythes grecs par exemple, la matière qui, avec l’usure du Temps, involue et s’effondre, mourante d’elle-même et par elle-même. Ce processus est comparable à ce que les Hindous nomment māyā : à la fois forme, matière, force, illusion et monde que personnalise Shiva, le symbole de la vie “consommatrice” et par là-même de la mort, le Temps qui annihile tout et fait œuvre de régénération. Des Géants sont issues les Puissances lumineuses, les Dieux Ases de la mythologie germano-scandinave, dont le premier est Ódhinn, incarnation de la Sagesse de ces Puissances qui, à partir du démembrement du Géant primordial Ymir, façonnent le monde, mais un monde édifié à leurs dépens. En effet, ce dernier se fonde sur le parjure des Dieux — acte qui induit la “faute”, et donc le germe de l’involution, d’où son inéluctable destruction. D’où la haine des Géants à l’égard du monde des Dieux et des hommes, et leur volonté de le détruire. Pour ce faire, ils suscitent un ensemble de monstres au premier rang desquels figurent les loups. Ceux-ci incarnent les forces obscures et élémentaires, destinées à corrompre et finalement à détruire le monde. Outre Fenrir, la tradition indique l’existence d’une multitude de loups malfaisants comme Garmr, chien-loup, gardien de Gnijahelli, “Roc-Géant’’ [aussi appelé Gnipahellir, la “caverne en surplomb”], [à l'entrée de Niflheim] le monde des morts ; Skoll, Hati, poursuivant respectivement le Soleil et la Lune ; et les innombrables loups anonymes dont le Gylfaginnig nous indique qu’ils possèdent une source commune : « Il y a une Géante qui habite à l’est de Midhgardhr dans une forêt appelée Jarnvid (“Bois-de-Fer”) (…). Cette vieille Géante engendre beaucoup de fils de Géant, tous sous forme de loups, et de là proviennent les loups en question ». Mais Fenrir, qu’une prophétie de la Völuspá annonce qu’il causera la perte des Dieux et des hommes, reste le plus dangereux. Aussi, les Dieux l’élèvent avec l’espoir de le contrôler. Mais voyant qu’il grandit chaque jour davantage, au rythme de l’involution de la matière et de l’approche de la fin du cycle, ils se résolvent à l’attacher à l’aide d’une chaîne magique, Gleipnir, et ce, au prix du sacrifice de la main du Dieu des serments Týr. Pour un temps, un équilibre “métaphysique” s’établit entre le monde des Géants, celui des Dieux et des hommes. L’univers possède une Loi et un sens, l’Esprit dominant la Matière. Ce que le mythe symbolise par la domination qu’Ódhinn exerce sur les deux “bons loups” Geri (“Glouton”) et Freki (“Vorace”), lesquels participent au maintien de l’ordre divin du cycle.
Toutefois, la montée des périls ne peut être contenue. S’accroissant sans cesse, Fenrir devient gigantesque, “touchant le Ciel et la Terre”, menaçant toujours plus la Création. Par analogie, cet accroissement s’inscrit en parallèle avec celui de la multiplication des désordres régnant parmi hommes et Dieux. En fait, le loup grandit en eux : c’est pourquoi ceux-ci ne peuvent le tuer. La fin de l’Âge d’or, celui où les hommes contemplent directement le Principe primordial et vivent auprès des Dieux, est proche comme ne cesse de le répéter la völva [prophétesse], dans la Völuspá qui précise : « La bête va bondir (…). Le loup Fenrir se détachera ». Aussitôt libre, Fenrir engloutit la Création, déclenchant le Ragnarök [accomplissement du destin des puissances], l’obscurcissement du divin : « Le loup Fenrir va, gueule béante, la mâchoire inférieure contre la Terre, la supérieure contre le Ciel. Il béerait plus encore s’il en avait la place. Le feu jaillit de ses yeux et de ses naseaux ». Cette fin d’un univers/cycle voit se combattre et s’annihiler les Géants, les Dieux et les hommes : Heimdallr et Loki, Thórr et Jörmungandr s’entretuent. Ódhinn est avalé par Fenrir, tandis que Sol, le Soleil est englouti par Skoll et la Lune par Hati. La Création semble anéantie.
La destruction du monde par les Géants, Fenrir et les autres loups n’est pas définitive. Elle n’est que le franchissement d’une porte, le passage, par la mort d’un cycle épuisé à un cycle de récapitulation et purifié à l’extrême, la mort préludant à une autre vie. Ce passage renvoie à cette alternance fondamentale vie/mort/résurrection qu’on rencontre dans toutes les cultures païennes à travers mythes, rites à mystères et initiations chamaniques et/ou guerrières.
À suivre
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