samedi 31 juillet 2021

JÜNGER, HEIDEGGER ET LE NIHILISME 3/4

 Bien entendu, Heidegger n’ignore pas que le regard posé par Jünger sur la technique a évolué. Jünger a d’abord eu la révélation de l’importance de la technique au travers d’une expérience concrète : les batailles de matériel de la Première Guerre mondiale. Il a alors éprouvé, non sans raison, le sentiment que le règne de la technique allait inaugurer un nouvel âge de l’humanité.

Il a assimilé ce règne à la domination de la Figure du Travailleur, s’imaginant qu’une telle Figure ne pouvait que s’opposer à l’échelle mondiale à celle du Bourgeois. Sur ce point, Jünger s’est trompé, et il a par la suite reconnu son erreur. Enfin, son opinion sur la technique elle-même s’est modifiée —peut-être sous l’influence des travaux de son frère, Friedrich Georg (La perfection de la technique, 1946). Après 1945, Jünger a clairement mis en rapport le nihilisme avec le « titanisme » d’une technique qui, en tant que volonté de dominer le monde, l’homme et la nature, suit sa propre course sans que rien ne puisse l’arrêter (3). La technique n’obéit qu’à ses propres règles, sa loi la plus intime consistant dans l’équivalence du possible et du souhaitable : tout ce qui peut être techniquement réalisé sera effectivement réalisé.

Heidegger loue sans réserve la façon dont Jünger, dans La mobilisation totale (1931), puis dans Le Travailleur, a su décrire ce qui se trouve « à la lumière du projet nietzschéen de l’étant comme volonté de puissance ». Il lui fait aussi crédit d’avoir finalement réalisé que le règne du travail technicien relève d’un « nihilisme actif » qui se déploie désormais à l’échelle planétaire. En même temps, cependant, il lui reproche de n’avoir pas saisi en quoi le « projet nietzschéen » continue d’interdire la pensée de l’Etre, et souligne que Le Travailleur « reste une œuvre dont la métaphysique est la patrie » (p.212).

Ce que reproche en fait Heidegger à Jünger, c’est d’être resté, par-delà son évolution propre, dans le monde de la Figure et de la valeur. La Figure, définie par Jünger comme cet « être calme » qui se donne à voir en mettant le monde en forme à la façon dont un cachet marque de son empreinte, n’est en effet rien d’autre qu’une « puissance métaphysique ». La Figure, souligne Heidegger, « repose sur les traits essentiels d’une humanité qui en tant que subjectum est au fondement de tout étant […] C’est la présence d’un type humain (typus) qui constitue la subjectité ultime dont l’accomplissement de la métaphysique moderne marque l’apparition et qui s’offre dans la pensée de cette métaphysique » (pp. 212-213).

Ne plus prendre part au nihilisme ne veut donc pas encore dire se tenir en dehors du nihilisme. La façon dont Jünger, pour « sortir » du nihilisme, propose de se mettre « à l’écoute de la terre », de tenter de savoir « ce que veut la terre », alors même qu’il dénonce le caractère tellurique et titanesque de la technique, est à cet égard révélateur.

Jünger écrit : « Le moment où la ligne sera franchie nous révèlera un nouvel Atour de l’Etre ; alors commencera de poindre ce qui réellement est ». Heidegger répond : « Parler d’un “Atour de l’Etre” reste un moyen de fortune, et des plus problématiques ; car l’Etre repose dans l’Atour, en sorte que celui-ci ne peut jamais venir seulement s’ajouter à l’Etre » (p. 229).

Heidegger ne croit nullement que la « ligne zéro » soit désormais derrière nous. A ses yeux, l’« accomplissement » du nihilisme n’en représente absolument pas la fin. « Avec l’accomplissement du nihilisme, écrit-il, commence seulement la phase finale du nihilisme, dont la zone sera probablement d’une largeur inaccoutumée parce qu’elle aura été dominée totalement par un “état normal” et par la consolidation de cet état. C’est pourquoi la ligne zéro, où l’accomplissement touchera à sa fin, n’est à la fin pas encore visible le moins du monde » (pp. 209-210). Mais il ajoute aussi que c’est encore une erreur de raisonner, ainsi que le fait Jünger, comme si la « ligne zéro » était un point extérieur à l’homme, que l’homme pourrait « franchir ». L’homme est lui-même la source de l’oubli de l’être. Il est lui-même la « zone de la ligne ». « D’aucune façon, précise Heidegger, la ligne, pensée comme le signe de la zone du nihilisme accompli, n’est quelque chose qui se tient là devant l’homme, quelque chose qu’on peut franchir. Alors s’effondre également la possibilité d’un trans lineam et celle d’une traversée pour y parvenir » (p. 233).

Mais alors, si toute tentative de « franchir la ligne » reste « condamnée à une représentation qui relève elle-même de l’hégémonie de l’oubli de l’Etre » (p. 247), comment l’homme peut-il espérer en finir avec le nihilisme ? Heidegger répond : « Au lieu de vouloir dépasser le nihilisme, nous devons tenter d’entrer enfin en recueillement dans son essence. C’est là le premier pas qui nous permettra de laisser le nihilisme derrière nous » (p. 247).

Heidegger partage l’opinion de Jünger selon laquelle le nihilisme n’est pas assimilable au mal ou à une maladie. Mais il donne une autre portée à cette constatation. Lorsqu’il affirme que « l’essence du nihilisme n’est rien de nihiliste » (p. 207), il veut dire que la zone du plus extrême danger est aussi celle qui sauve. C’est en ce sens que le nihilisme, l’ insane, peut aussi faire signe vers l’ indemne.

« Entrer en recueillement » dans l’essence du nihilisme, cela signifie se donne la possibilité d’une appropriation (Verwindung) de la métaphysique. L’appropriation de la métaphysique est en effet aussi appropriation de l’oubli de l’être - et par là même possibilité d’un non-cèlement, possibilité d’un dévoilement de la vérité (alèthéia). Jünger écrivait que « la difficulté de définir le nihilisme tient à ce que l’esprit n’est pas capable de se représenter le néant » (p. 47). Heidegger cite cette phrase pour souligner la proximité de l’Etre et de l’essence du néant. Il en tire argument pour affirmer que c’est par une méditation sur le néant que nous comprendrons ce qu’il en est du nihilisme, et que c’est lorsque nous aurons compris ce qu’il en est du nihilisme que nous pourrons surmonter l’oubli de l’Etre. « Le néant, écrit-il, même si nous le comprenons seulement au sens du manque total de l’étant, appartient absent à la Présence, comme l’une des possibilités de celle-ci. Si par conséquent c’est le néant qui règne dans l’essence du nihilisme et que l’essence du néant appartient à l’Etre, si d’autre part l’Etre est le destin de la transcendance, c’est alors l’essence de la métaphysique qui se montre comme le lieu de l’essence du nihilisme » (p. 236).

À suivre

La Petite Histoire : Carpentier, un boxeur français sur le toit du monde

 On le surnommait « le grand Georges » ou encore « le demi-Dieu ». Originaire du nord et d’origine modeste, Georges Carpentier a pourtant marqué l’histoire du sport français pour devenir une légende mondiale. Il a été un sportif hors-norme, réputé pour son intelligence, son panache mais aussi son élégance à la française. Le pugiliste deviendra le premier Français champion du monde de boxe anglaise, allant jusqu’à ridiculiser les britanniques sur leur propre terrain et susciter leur admiration sans borne. Malgré un « combat du siècle » perdu en 1921 face à Jack Dempsey, il conquiert l’Amérique et le monde, devenant un véritable dieu vivant de la boxe. Retour sur l’incroyable parcours de Georges Carpentier, le boxeur gentleman qui a porté haut les couleurs de la France.


https://www.tvlibertes.com/la-petite-histoire-carpentier-un-boxeur-francais-sur-le-toit-du-monde

JÜNGER, HEIDEGGER ET LE NIHILISME 2/4

 Heidegger commence par contester que l’on puisse, comme Jünger cherche à le faire, donner une bonne « définition » du nihilisme. « En demeurant attachés à l’image de la ligne, écrit-il, nous découvrons qu’elle parcourt un espace, lui-même déterminé par un site. Le site rassemble. Le rassemblement recèle le rassemblé dans son essence. C’est le site de la ligne qui donne la provenance de l’essence du nihilisme et de son accomplissement » (p. 200). S’interroger sur l’accomplissement du nihilisme dont le monde tout entier est devenu le théâtre —en sorte que le nihilisme est désormais l’« état normal » de l’humanité —, impose donc de chercher à situer ce « site de la ligne » qui fait signe vers l’essence du nihilisme. Pour Heidegger, poser la question de la situation de l’homme dans son rapport au mouvement du nihilisme exige une « détermination d’essence ». Comprendre le nihilisme implique que la pensée soit ramenée à la considération de son essence.

La réponse sera bientôt donnée. Elle découle de la philosophie de Heidegger, dont on suppose ici connues les lignes essentielles. Le nihilisme, aux yeux de Heidegger, représente la conséquence et l’accomplissement d’un lent mouvement d’oubli de l’Etre, qui commence avec Socrate et Platon, se poursuit dans le christianisme et la métaphysique occidentale et triomphe dans les temps modernes. L’essence du nihilisme « repose dans l’oubli de l’Etre » (p. 247). Le nihilisme est l’oubli de l’Etre parvenu à son accomplissement. C’est en cela qu’il est le règne du néant.

L’oubli de l’Etre signifie que l’Etre se voile, qu’il se tient dans un retrait voilé qui le dérobe à la pensée de l’homme, mais qui est aussi une retraite protectrice, une mise en attente d’un décèlement : « C’est dans un tel voilement que consiste l’essence de l’oubli ». L’oubli, c’est le cèlement de l’Etre-présent au profit de l’étant-présent. Dans la métaphysique occidentale, Dieu n’est lui-même que l’étant suprême. La métaphysique ne connaît que la transcendance, c’est-à-dire la pensée de l’étant. C’est pourquoi il lui est interdit, non seulement d’accéder à l’Etre, mais même de faire l’épreuve de sa propre essence.

Heidegger précise encore que c’est dans le « règne de la volonté de volonté » que s’accomplit l’essence du nihilisme. Ici, c’est bien entendu la pensée de Nietzsche qui est visée. On sait que, pour Heidegger, la philosophie de l’auteur de Zarathoustra n’est, en dépit de ses mérites, que du platonisme inversé dans la mesure où elle ne parvient pas à sortir du champ de la valeur. La volonté de puissance, analysée par Heidegger comme « volonté de volonté », c’est-à-dire volonté qui se veut de manière inconditionnée, n’est qu’un mode d’apparition de l’être de l’étant, et en ce sens une autre forme de l’oubli de l’Etre. « Il appartient à l’essence de la volonté de puissance, écrit Heidegger, de ne pas laisser le réel sur lequel elle établit sa puissance apparaître dans cette réalité qu’elle est elle-même essentiellement » (p. 205). Nietzsche a beau déclarer que « Dieu est mort », il reste dans l’ombre de ce Dieu dont il proclame la mort.

Or, c’est dans la mesure où Jünger reste lui-même sous l’horizon de la pensée de Nietzsche qu’il se trouve lui aussi visé par la critique de cette pensée faite par Heidegger.

Heidegger revient ici sur le célèbre livre de Jünger, Le Travailleur, paru en 1932. Il souligne que la Figure (ou la Forme, Gestalt) du Travailleur correspond très précisément à la Figure de Zarathoustra à l’intérieur de la métaphysique de la volonté de puissance. Son avènement manifeste la puissance en tant que volonté d’arraisonner le monde, en tant que « mobilisation totale ». Dans Le Travailleur, Jünger observait : « La technique est la façon dont la Figure du Travailleur mobilise le monde ». Le Travail se déploie à l’échelle planétaire au sens de la volonté de puissance.

À suivre

JÜNGER, HEIDEGGER ET LE NIHILISME 1/4

 [Texte d’une conférence prononcée à Milan]

Ernst Jünger et Martin Heidegger ont, comme chacun le sait, engagé à cinq ans d’intervalle un dialogue sur le nihilisme, dialogue noué au moyen de deux textes particulièrement importants, parus dans les années cinquante à l’occasion de leur 60e anniversaire respectif (1). L’étude et la comparaison de ces textes est particulièrement intéressante dans la mesure où elles permettent de mieux apprécier ce qui, sur ce sujet fondamental, sépare deux auteurs que l’on a fréquemment rapprochés l’un de l’autre et qui ont eux-mêmes entretenu une puissante relation intellectuelle durant plusieurs décennies. Nous en donnerons ici une brève présentation.

Dans son approche, qui se veut d’allure délibérément « médicale » (elle comprend un « diagnostic » et une « thérapeutique »), Jünger affirme d’abord que porter remède au nihilisme implique d’en donner une « bonne définition ». Reprenant l’opinion de Nietzsche, qui voyait dans le nihilisme le processus par et dans lequel « les plus hautes valeurs se dévalorisent » (La volonté de puissance), il affirme que celui-ci se caractérise essentiellement par la dévaluation, puis la disparition des valeurs traditionnelles, au premier rang desquelles il place alors les valeurs chrétiennes.

Il réagit ensuite contre l’idée que le nihilisme serait essentiellement un phénomène chaotique. « On s’est aperçu, le temps aidant, écrit-il, que le nihilisme peut concorder avec de vastes systèmes d’ordre, et que c’est même généralement le cas, lorsqu’il revêt sa forme active et déploie sa puissance. Il trouve dans l’ordre un substrat favorable ; il le remodèle à ses fins […] L’ordre non seulement se plie aux exigences du nihilisme, mais est une composante de son style » (pp. 48-52). En ce sens, le nihilisme n’est pas la décadence. Il ne va pas de pair avec le relâchement, mais « produit plutôt des hommes qui marchent droit devant eux comme des machines de fer, insensibles encore au moment où la catastrophe les fracasse » (p. 57). Pareillement, le nihilisme n’est pas une maladie. Il n’a rien de morbide. On le trouve au contraire « lié à la santé physique — là surtout où on le met vigoureusement en œuvre » (p. 54). Le nihilisme est en revanche essentiellement réducteur : sa tendance la plus constante est de « ramener le monde, avec ses antagonismes multiples et complexes, à un commun dénominateur » (p. 65). Faisant passer la société « de la communauté morale à la cohésion automatique » (p. 63), il conjugue le fanatisme, l’absence de tout sentiment moral et la « perfection » de l’organisation technique.

Ces observations sont caractéristiques. Elles montrent que, lorsqu’il évoque le nihilisme, Jünger se réfère avant tout au modèle de l’Etat totalitaire, et plus spécialement à celui de l’Etat nazi. Le IIIe Reich correspond en effet à cet état social où les hommes sont soumis à un ordre absolu, à une organisation « automatique », tandis que la dévaluation de toute morale traditionnelle va de pair avec une incontestable exaltation de la «santé ». La question qu’on peut alors se poser est de savoir si ce que Jünger est en train de décrire est bien le nihilisme. Ne s’agit-il pas plutôt, tout simplement, du totalitarisme —de ce Léviathan totalitaire, qui a mis la technique à son service et qui engendre un monde relevant du « paysage des chantiers » ?

Jünger, par ailleurs, professe un certain optimisme qui transparaît déjà dans le titre de son texte : « Passage de la ligne ». Evoquant Nietzsche et Dostoïevsky, il constate que leur critique du nihilisme ne les pas a empêchés de se montrer eux-mêmes relativement optimistes, soit que le nihilisme puisse être dépassé « dans un quelconque avenir » (Nietzsche), soit qu’il constitue en quelque sorte « une phase nécessaire, à l’intérieur d’un mouvement qui tend à des fins précises » (Dostoïevski). Jünger reprend ici une idée qui lui est familière : après le pire ne peut venir que le meilleur. Ou plus exactement : une tendance poussée jusqu’à son terme s’inverse nécessairement en son contraire. Ainsi disait-il, dans les années trente, qu’il fallait «perdre la guerre pour gagner la nation ». C’est dans cet esprit qu’il cite Bernanos : « La lumière n’éclate que si les ténèbres ont tout envahi. La supériorité absolue de l’ennemi est justement ce qui se retourne contre lui » (pp. 37-38). Or, le sentiment de Jünger est que le pire est passé, que « la tête a franchi la ligne », c’est-à-dire que l’homme a commencé à sortir du nihilisme. Cette affirmation résulte, là encore, de son assimilation du nihilisme au totalitarisme. Comme l’écrit Julien Hervier, « si Jünger croit au dépassement du zéro absolu, l’écroulement de l’hitlérisme, incarnation triomphante du nihilisme moral, n’y est pas pour rien » (préface, p. 13) (2).

Dans son essai, Jünger s’applique donc essentiellement à décrire l’état du monde tel qu’il l’est, afin de supputer la possibilité que l’on soit déjà passé de l’autre côté de la « ligne ». Sa conclusion peut d’ailleurs paraître modeste. Face au nihilisme, il propose de recourir aux poètes et à l’amour (« Eros »). Il en appelle à la dissidence individuelle, à l’« anarchie authentique». (En 1950, il n’a pas encore inventé la Figure de l’Anarque). « Avant tout, écrit-il, il faut trouver la sécurité dans son propre cœur. Alors, le monde changera ».

La démarche de Heidegger est bien différente. Son texte, écrit en réponse à celui de Jünger, se veut avant tout une critique — critique amicale bien entendu, et qui souligne la considération qu’il a pour son interlocuteur, mais qui n’en vise pas moins à substituer à son analyse un tout autre point de vue.

La modification du titre est déjà révélatrice. Alors que Jünger a choisi de disserter « sur la ligne » au sens de « au-delà de la ligne » (Über die Linie), Heidegger entend se prononcer « sur la ligne » au sens de « à propos de la ligne » (Über « die Linie »), marquant ainsi d’entrée sa conviction que la ligne n’a pas encore été franchie et son désir de susciter une interrogation sur les raisons pour lesquelles elle ne peut pas encore l’être. A la topographie translineam de Jünger, Heidegger déclare donc explicitement vouloir ajouter (et à bien des égards opposer) une topologie de linea : « Vous regardez et vous allez au-delà de la ligne ; je me contente de considérer d’abord cette ligne que vous avez représentée. L’un aide l’autre, et réciproquement » (p. 203).

À suivre

Perles de Culture n°307 : L’actualité de St Thomas et les désastres pédagogiques

 Anne Brassié reçoit Martine Chifflot pour son livre : « Saint Thomas d’Aquin – L’âme et les sens ». La philosophe entend rendre sa place à l’âme, évacuée au profit du cerveau, grâce à la pensée de Saint Thomas. Sera évoqué aussi son livre « Autorité et Pédagogie – De quelques paradoxes éducatifs ». On peut y découvrir quelques nécessités du métier, la joie de partager une science et l’amour des élèves.


https://www.tvlibertes.com/perles-de-culture-n307-lactualite-de-st-thomas-et-les-desastres-pedagogiques

Staline et les millions de morts du communisme

 

Il y a 66 ans, le 5 mars 1953, le dictateur Joseph Staline mourrait.

Le monde était ainsi débarrassé d’un des plus grands criminels de tous les temps et de toute l’histoire. Il est bien évidemment impossible de rendre un quelconque hommage à cet abominable tortionnaire dont le XXe siècle se serait bien passé. C’est aux dizaines de millions de morts du stalinisme qu’il nous faut rendre hommage. Ces femmes et ces hommes spoliés, déportés, torturés, massacrés, éliminés par la barbarie stalinienne.

Ces millions de morts dont on ne parle jamais, ces millions de morts volontairement oubliés, ces millions de morts qui n’intéressent personne !

Surnommé à tort « le petit père des peuples », appellation désignant traditionnellement les Tsars de l’Empire russe, le tyran Staline était en réalité le petit père des pires exactions et des pires ignominies. Pourquoi ce silence sur les millions de morts du communisme ? Pourquoi n’évoque-t-on jamais ces génocides orchestrés par Staline ? Pourquoi ce silence sur les atrocités des Goulags ?

A quand toute la vérité sur ces exterminations de masse ? A quand un grand procès du communisme ? Le respect des morts ne se partage pas et il serait temps d’effectuer, à l’égard des victimes du communisme, un véritable et légitime devoir de mémoire.

https://www.medias-presse.info/staline-et-les-millions-de-morts-du-communisme/105713/

Pourquoi l’agriculture intensive nous entraîne vers le transhumanisme

  

Non seulement l’agriculture moderne pollue les sols, ruine leur richesse nutritive et met à mal la biodiversité, mais elle entraîne également un bouleversement complet des valeurs.

Dans un monde où les entreprises transnationales spécialisées dans l’agrochimie et la pharmaceutique s’associent pour couvrir le marché mondial de pesticides et de plantes génétiquement modifiées, la biodiversité mais aussi les valeurs traditionnelles attachées à la terre ne sont plus qu’un vague souvenir. Doit-on regretter ce changement de paradigme ? Alors que l’Institut Iliade consacre son prochain colloque le 25 avril 2020 au thème de « La Nature comme socle », nous publions cette contribution consacrée à un livre de Manasobu Fukuoka, La Révolution d’un seul brin de paille, où le sage japonais nous invite à une réflexion toute orphéique face aux dérives promothéennes d’une humanité hors-sol…


« Le but ultime de l’agriculture n’est pas de faire pousser des récoltes, mais la culture et l’accomplissement des êtres humains. »

Déroutante, surprenante, la pensée de Manasobu Fukuoka dans La Révolution d’un seul brin de paille ne laisse pas indifférent. Sans concession aucune, mais avec simplicité et poésie, l’agriculteur japonais tend la main à l’humanité au bord de la noyade : dans le Léthé des Enfers moderne, l’homme a désavoué la question de sa condition humaine en adoptant la religion du progrès… Fukuoka nous enjoint à suivre son exemple en reconstruisant la société d’antan : une société agraire, désintéressée, où la nature occupe le centre de nos vies.

Dans La Révolution, il n’y a pas d’un côté le manuel initiatique à l’agriculture sauvage et l’essai philosophique sur le sens de la vie de l’autre. Selon Fukuoka, ce sont les deux facettes d’une même médaille. En réalité, quand un agriculteur change la manière de faire pousser ses récoltes, il change notre nourriture, il change la société, et par conséquent, il change nos valeurs. L’histoire de l’agriculture est donc intimement liée à celle des sociétés humaines. A ce titre, Fukuoka entend rappeler à l’homme prométhéen – que nous sommes devenus à l’aide de la science – sa véritable place dans l’ordre des choses : nous qui n’avons créé ni le monde ni les êtres vivants, nous devons rester humbles et vivre en usant de la vie, non en la créant.

Appliquant avec détermination cet adage, Masanobu Fukuoka a consacré sa vie à développer l’agriculture sauvage. En effet, après quarante ans de tâtonnements, il a réussi à mettre au point une méthode de culture du riz qui ne nécessite ni machines, ni produits chimiques, ni inondation chronique de ses champs pendant la saison de pousse. Il ne laboure pas, ne désherbe jamais et n’utilise aucun compost. Il a seulement appris à écouter la nature et à la laisser faire.

« Croire que par la recherche et l’invention l’humanité peut créer quelque chose de mieux que la nature est une illusion. »

Non seulement l’agriculture moderne pollue les sols, ruine leur richesse nutritive et met à mal la biodiversité, mais elle entraîne également un bouleversement complet des valeurs. Fukuoka dénonce la mise en place d’une nouvelle vision du monde et de l’homme à travers le filtre économique et productif de l’agriculture intensive. C’est alors que deux mondes se confrontent : le monde sacré et traditionnel contre celui de la science, de l’efficacité, de l’argent et du pouvoir. Si l’économie donne sa mesure à toute chose, l’humanité est perdue. Elle s’égare. Se trompe de chemin. Or, dans une vie pleine, telle que Fukuoka la conçoit, il n’y a que la relation à la terre qui compte ; il n’y a pas de carte, seulement un territoire riche et fécond.

« La nourriture est vie, et la vie ne doit pas s’écarter de la nature. »

Ainsi Fukuoka veut-il apporter au monde rationalisé une autre perspective. L’agriculture sauvage est une valeur refuge face à la modernisation du monde. Il souligne, en effet, l’importance de conserver la dimension relationnelle et dialectique qui existe naturellement entre l’homme et la nature qui l’environne. Débarrassé du scientifique, du superflu, de sa logique de discrimination et de désir, l’homme retrouve son humanité. Il peut à nouveau se consacrer aux choses simples et vraies : observer la beauté de la campagne, aller à la chasse ou écrire des haïkus, des poèmes japonais, comme dans les temps anciens. Il n’est plus assujetti aux besoins de la production de masse qui l’abêtit, mais seulement à la terre qui le nourrit.

« Sers uniquement la nature et tout ira bien ».

Seul contre tous, Fukuoka n’a pas laissé la science s’emparer de ses champs qui étaient aussi voire plus productifs que ceux de ses voisins aux méthodes modernes. Il laisse derrière lui la preuve qu’une alternative est possible mais qu’elle se fera au prix de grands efforts et d’une abnégation absolue.

En parcourant les pages de ce livre, on peut imaginer l’auteur disparaître derrière les épis de blé qu’il cultive modestement dans ses champs qui lui fournissent tout ce dont il a réellement besoin. Ce livre est l’histoire d’un homme, ou plutôt d’un sage, qui s’est dévoué à la recherche d’une agriculture nourrissant à la fois le corps et l’esprit. L’homme n’a besoin de rien de plus pour vivre car après tout, « vivre n’est rien de plus que la conséquence d’être né ».

Laurène Jacquerez

Masanohu Fukuoka, « La Révolution d’un seul brin de paille », éditions Guy Tredaniel (2005) – 14,90€

https://institut-iliade.com/pourquoi-lagriculture-intensive-nous-entraine-vers-le-transhumanisme/

vendredi 30 juillet 2021

Vérités et légendes de la Résistance

 Le Figaro Magazine - 11/01/2013

De nouveaux travaux d'historiens abordent sans tabous l'histoire de la Résistance intérieure de 1940 à 1944.

      Jusqu'à la fin des années 1960, la France vivait dans l'exaltation de la Résistance : celle-ci, sous l'Occupation, aurait incarné la volonté du pays tout entier. Gaullistes et communistes se faisaient conjointement les gardiens de cette vision. La mort du général de Gaulle, en 1970, puis le déclin graduel du Parti communiste, conjugués au réveil de la mémoire juive et à l'affirmation de la spécificité de la Shoah allaient profondément bouleverser l'interprétation des événements.

Au cours des décennies suivantes, certains historiens, mais aussi le cinéma ou la littérature, inversant la tendance, préféraient dépeindre une France des années noires vouée à la collaboration et complice de l'antisémitisme. « Le pays changeait progressivement de paradigme mémoriel, remarque Olivier Wieviorka. Ces mutations affectèrent le statut dont la Résistance jouissait dans la conscience nationale. »

     Quarante ans plus tard, le temps de l'histoire est-il venu ? Les ultimes témoins s'éteignant, les passions s'éloignant, les enjeux mémoriels se déplaçant à nouveau, il devient possible de raconter cette période en évitant la légende dorée comme la légende noire, tout simplement sans rien cacher de la complexité des faits. C'est ce à quoi s'attache Wieviorka, précisément, avec une Histoire de la Résistance (1) qui ne craint pas de bousculer quelques tabous.

En réalité, il y eut plusieurs Résistances

Membre de l'Institut universitaire de France et professeur des Universités à l'Ecole normale supérieure de Cachan, l'auteur est un spécialiste de la période 1939-1945, à laquelle il a déjà consacré une dizaine de livres. Dans cette synthèse, il étudie la genèse et le développement de la Résistance, ses hommes et son organisation, ses idées et ses buts, ses méthodes et ses moyens, ses succès et ses échecs. Et surtout sa diversité, car le concept de « Résistance » est trompeur : en réalité, souligne l'historien, il y eut plusieurs Résistances.

     Au départ, tout provient d'isolés qui forment leurs propres équipes. En zone occupée, le réseau monté par Honoré d'Estienne d'Orves (qui dépend de la France libre) est démantelé dès janvier 1941, son chef étant exécuté en août. De même pour le réseau du musée de l'Homme (Boris Vildé, Anatole Lewitsky), décapité à l'hiver 1941. D'autres réseaux se fondent néanmoins, comme Libération-Nord, sous la houlette de Christian Pineau. Mais c'est en zone libre, hors de l'intervention des Allemands, que la Résistance prend corps avec plus de facilité. A chaque fois, on trouve l'impulsion de fortes personnalités : Henri Frenay (Combat), François de Menthon et Pierre-Henri Teitgen (Liberté), Philippe Viannay (Défense de la France), Emmanuel d'Astier de La Vigerie (Libération-Sud), Jean-Pierre Lévy (Franc-Tireur). La toute première Résistance, celle de 1940-1941, comprend des personnalités de gauche ou des démocrates-chrétiens mais, contrairement à une idée reçue, les hommes issus de la droite nationaliste des années 1930 y sont nombreux. Le plus célèbre est peut-être le fondateur du réseau Confrérie Notre-Dame, Gilbert Renault, alias le colonel Rémy, qui est maurrassien, cas également de Pierre de Bénouville, d'Alain Griotteray ou de Daniel Cordier, le secrétaire de Jean Moulin. Les réseaux qu'ils animent sont tous des réseaux de renseignement. Beaucoup travaillent pour ou avec les services spéciaux anglais (ainsi Alliance) ou américains (à partir de 1942), ce qui irrite de Gaulle et n'est pas sans provoquer des frictions avec le BCRA, les services de renseignement de la France libre, et leur chef, le colonel Passy, comme le montre Sébastien Albertelli (2).

     Olivier Wieviorka rappelle qu'il existe un fossé entre la France libre, installée à Londres puis à Alger, et la Résistance intérieure, qui n'est pas nécessairement gaulliste, loin s'en faut. « Un mur d'incompréhension n'a cessé de nous séparer », écrira plus tard Henri Frenay. Outre le débat sur l'opportunité d'oeuvrer directement avec les Alliés, l'immense majorité des résistants de l'intérieur veulent rompre avec le personnel de la IIIe République, tandis que de Gaulle manifeste la volonté d'intégrer des hommes politiques d'avant-guerre au sein de son embryon de gouvernement, et de placer tous les partis sous son autorité.

De Gaulle devra s'imposer à la Résistance intérieure

Le chef de la France libre devra donc s'imposer à la constellation de mouvements nés en dehors de lui. Il parviendra à ses fins, en reprenant les rênes de l'ensemble de la Résistance, tâche assurée par Jean Moulin, arrivé à Londres en octobre 1941. En avril 1943, les trois groupes les plus importants - Combat, Franc-Tireur et Libération - se fédèrent en Mouvements unis de Résistance. Un mois plus tard, Moulin est nommé délégué du général de Gaulle pour toute la France, et placé à la tête du Conseil national de la Résistance.

     Sur des sujets aussi controversés que le rapport entre de Gaulle et les communistes (à la fois rivaux et alliés), le caractère minoritaire de la Résistance, le rôle militaire limité de celle-ci, le silence des mouvements face aux persécutions antisémites, Olivier Wieviorka avance sans tabous. Il n'esquive pas non plus l'existence des « vichysto-résistants », ces hommes qui occupaient des postes dans l'administration de l'Etat français, mais s'efforçaient de s'opposer aux exigences de l'occupant. L'exemple de Jean Benedetti, préfet sous Vichy et déporté par les Allemands en 1944, dont le neveu raconte aujourd'hui l'itinéraire héroïque (3), nous ramène, une fois de plus, à la complexité de l'histoire.

Jean Sévillia

(1) Histoire de la Résistance, 1940-1945, d'Olivier Wierviorka, Perrin.

(2) Les Services secrets de la France libre, de Sébastien Albertelli, Nouveau Monde éditions.

(3) Un préfet dans la Résistance, d'Arnaud Benedetti, CNRS éditions.

Le culte du VENT chez les Indo-Européens 2/2

  

Les Muses, déesses du vent

Apollon a, comme Rudra et Vâyu, un cortège de chantres. Ce sont les Mousai (Muses), filles de « Zeus, le dieu du tonnerre, qui se réjouit de la douce voix de ces déesses, quand elle se répand du haut de l'Olympe » (5). Les Muses, dont le nom signifie “tourbillon, tourmente”, apparaissent dans ces vers comme des déesses du vent. L'agitation de l'esprit au moment de l'inspiration ou de la divination, est comparée à celle du vent. Apollon, comme les dieux du vent, est, par excellence, en Grèce, le dieu de la divination. Son nom est fermement attaché à l'oracle de Delphes. Quant à ce nom même, il a beaucoup intrigué les étymologistes. L'explication la plus probable est celle qui le rattache à apella (assemblée, troupe).

Apollon est donc comme Teutates, Ty, etc., le dieu des assemblées. Il est celui qui inspire ceux qui délibèrent, celui qui emporte la décision. Le mot doit, sans doute, aussi se comprendre — et c'est apparemment la signification la plus ancienne — en ce sens que Apollon est non seulement le conducteur des Muses, mais aussi celui des âmes, comme Artemis et la plupart des dieux du vent. Si Apollon apparaît quelquefois comme “loup”, c'est à ce même titre, et là encore il y a une ressemblance avec Rudra et ses chiens hurleurs (6). Si Apollon est également “dauphin”, c'est peut-être par contamination avec les dieux du feu (voyez ci-dessus) ; mais c'est peut-être aussi en tant que dieu du vent favorable qui mène les marins au port, car le dauphin était connu des anciens comme annonçant le beau temps. C'est, sans doute, aussi pour cela que toutes les fêtes d'Apollon se célèbrent en été et qu'il reçoit le surnom de Phoibos, “clair”.

Hermês 

Un dieu jeune qui n'a pas mal de traits communs avec Apollon, c'est Hermês. Les mythologues ont longtemps soutenu qu'il était un dieu du vent. La plupart d'entre eux tendent plutôt aujourd'hui à le considérer comme un dieu local d'Arcadie, génie des troupeaux, esprit de la fécondité ou peut-être démon des bornes ou des tas de pierres. Il serait d'autant plus vain d'entrer dans une discussion à ce sujet que le caractère d'Hermês, tel que nous le connaissons, comme celui d'Apollon, est d'origine complexe. Bien des dieux locaux, souvent d'origine préhellénique, ont évidemment été absorbés par ces deux divinités au fur et à mesure que leur popularité s'affirmait. Ce qui est certain en tout cas, c'est que beaucoup d'attributs caractéristiques des dieux du vent se rencontrent chez Hermês. Il est le dieu rapide par excellence. Il parcourt sans cesse les routes, sur lesquelles il exerce son pouvoir souverain, ce pourquoi il est le guide des voyageurs et le protecteur du commerce. Il est, par excellence, le conducteur d'âmes (psychopompos), et celui qui rassemble les troupeaux sur lesquels il exerce une garde spéciale. C'est lui, comme Apollon, qui donne le succès dans la palestre. Certains mythes démontrent son origine atmosphérique. Il a capturé, le jour de sa naissance, 50 bœufs blancs aux cornes d'or et les a cachés dans une caverne. Il est argeïphontês (plein d'éclat). Il a dérobé à Apollon ses flèches. Il est inventeur de la flûte, ce qui nous rappelle que tous les dieux du vent sont chanteurs et musiciens. S'il est en même temps dieu terrestre et souterrain, cela s'explique par des contaminations. 

Mercurius romain, Esus gaulois 

Les Romains ont identifié Hermês avec Mercurius, un simple “dieu occasionnel”, protecteur des marchés. Ils ont ensuite appliqué ce nom à des dieux celtiques et germaniques très importants, offrant certaines ressemblances avec Hermês, en même temps que de notables différences. Le Mercure gaulois s'appelle Esus, “seigneur”. Il était un des membres de la fameuse triade mentionnée par Lucain et, au témoignage de plusieurs auteurs, son culte était le plus important en Gaule. Ses épithètes nous font deviner qu'il était un dieu généreux (Vellaunos, “le très bon”, Adsmerios, “le distributeur”) et fécondant (Magniacos, “qui fait prospérer”). Il régnait sur les chemins (Cimiacinos) (7) ? César affirme qu'il était le protecteur du commerce et l'inventeur des arts.

Wodan 

Le Mercure germanique est Wodan, dont le nom traduit celui du dieu romain dans angl., Wednesday ; néerl., Woensdag ; fr., Mercredi ; lat., Mercuri diem. Ce nom est parent du lat., vates, divin inspiré, et de l'all., Wut, fureur. L'inspiration, la divination sont en lui, comme chez les dieux du vent et chez les Muses, un aspect de l'impétuosité de son souffle. Wodan est un grand voyageur (Mercurius viator indefessus) et un conducteur d'âmes. Son cortège circule bruyamment dans le ciel pendant les nuits de tempête. Les éclairs nocturnes sont ses regards. Il est accompagné de deux loups et d'un cortège de corbeaux (les âmes). Comme Hermês, Wodan a un grand chapeau, que l'on interprète généralement comme représentant les nuages entourant les sommets avant un ouragan. Comme le dieu grec, il a aussi un bâton à la main. Il circule dans les airs sur un grand cheval blanc (ou noir), enveloppé dans un manteau noir. Comme Esus, il donne un vent favorable aux marins et protège le commerce. Wodan donne la richesse à ses adorateurs. D'autre part, il est le dieu de l'inspiration, de la poésie, de l'intelligence, celui qui connaît tous les secrets. Il accorde la fertilité aux champs, en raison de la croyance populaire allemande que “beau vent donne belle moisson”. Aux îles Feroë, on pense que Wodan, de son souffle, peut faire croître la moisson en une nuit (8). Comme les autres dieux du vent, il donne la victoire “à qui il lui plaît”.

Wodan a remplacé graduellement en Germanie Ty, le dieu suprême, dans beaucoup de ses attributs. Il joue dans la lutte contre les géants le rôle de Zeus dans la Théogonie

Prof. Albert Carnoy, Combat païen n°32, avril 1993. 

(ex : Les Indo-Européens : Préhistoire des langues, des mœurs et des croyances de l'Europe, Vromant, Bruxelles, 1921, pp. 208-214)

Notes :

  • 1) F. Krauss, Volksglaube der Süd-Slawen, p. 41.
  • 2) Louis de La Vallée-Poussin, Le védisme (1909), p. 100.
  • 3) Leopold von Schroeder, Arische Religion (1914).
  • 4) Théogonie, v. 425 à 445.
  • 5) Théogonie, v. 40-45.
  • 6) Çiva (autre nom de Rudra) s'appelle aussi Ganeça, “chef des troupes”, comme Apollon.
  • 7) Dottin, Manuel pour servir à l'étude de l'Antiquité celtique, 2ème éd., 1915, p. 304.


note en sus :

* : « L'Hymne à Hécate, inséré dans l'œuvre attribuée à Hésiode, et qui est, on l'a dès longtemps remarqué, une interpolation orphique, témoigne de ce fait intéressant. D'après l'auteur de cet hymne, le domaine d'Hécate comprend à la fois la terre, la mer et le ciel étoilé : son pouvoir sans bornes s'étend à toutes les conditions et à toutes les fonctions de la vie humaine. Elle est donc une des grandes divinités de l'orphisme » (Mythologie de la Grèce antique, Paul Decharme, 1886, p. 140). Si Hécate est « la seule divinité de la Théogonie (...) en relation si directe avec les hommes » (Aurore Petrilli, « Trouver et nommer Hécate » , in Ephesia Grammatia n°2, 2008), il ne faudrait pourtant point négliger, selon Pietro Pucci, que ce passage parmi d'autres « vise plusieurs narrataires différents (...) Après les louanges à la déesse, le texte donne la liste de ceux qui reçoivent ses dons et tirent profit de sa bienveillance. Du vers 428 au vers 439, il s'agit seulement des nobles : les rois (basileis) que la déesse aide dans l'administration de la justice ou dans la guerre, les champions des agônes, et les chevaliers (hippeis) ; du vers 440 au vers 449, suit la liste des artisans et autres travailleurs : marins, pêcheurs, agriculteurs, éleveurs, etc. La distinction entre nobles et non nobles est précise et absolue, et l'accent de sincérité et de foi que les lecteurs décèlent dans cet “hymne” vient en partie de cet aspect tout à fait vivant de vraie prière, adressé pour et par des hommes réels » (« Auteur et destinataires dans les Travaux d'Hésiode », in : Le métier du mythe - Lectures d'Hésiode, Presses du Septentrion, 1996, p. 203).  

http://www.archiveseroe.eu/tradition-c18393793/

Le culte du VENT chez les Indo-Européens 1/2

  

Il y a quelques ressemblances entre les dieux du vent et ceux du feu. Tous deux sont changeants, insaisissables, tous deux sont inspirateurs et bons artisans. De même qu'on lisait l'avenir dans le foyer, on le devinait dans la chanson des vents. De même que les flammes de l'âtre sont des âmes, le vent emporte les âmes à travers l'espace. Un méchant vent les amène, une aimable brise les éloigne (1). Il est l'ami du feu qu'il attire et dans lequel les âmes également se réfugient. Si la flamme est destructrice et bienfaisante à la fois, il en est de même du vent qui apporte la vie ou la mort, la maladie ou la prospérité. Le feu est la vie qui circule dans les arbres, les plantes, les hommes. Le vent, d'après une conception fort étendue, fertilise les champs et répand partout la fécondité. 

D'autre part, le vent est le compagnon de l'orage et des eaux. Il vient d'une caverne, celle des eaux. Les dieux des vents ou de l'orage sont les compagnons de celui des eaux. La tempête se complique d'éclairs et de lueurs diverses. Le vent est donc “fauve”, comme on dit dans l'Inde. Il a ses flèches comme l'orage. Son chant est une musique. Il “inspire” les hommes, notamment dans les assemblées, mais il est capricieux et comme l'esprit, il souffle où il lui plaît.

Tels sont les caractères que l'on rencontre chez les dieux du vent et chez les divinités, soit issues des génies du vent, soit contaminées avec eux.

Dans l'Inde, il est Vâyu ou Vâta (mots tirés de la même racine que le néerl. waaien, “venter”), l'inséparable compagnon d'Indra et de Parjanya. Il allume des lueurs fauves. Il est, lui-même, fauve et traverse à toute vitesse le ciel sur des coursiers fauves “rapides comme la pensée” et munis de “cent yeux”. Il accorde la gloire, les enfants et la richesse. Il se porte capricieusement où il lui plaît. Son souffle est celui des dieux.

Rudra et les Maruts 

À côté de lui il y a les Maruts et il y a Rudra. Les premiers sont pour l'Inde ce que les nains et les géants de l'orage et des vents sont pour les Grecs et les Germains. Ce sont des êtres collectifs, plutôt effrayants que rassurants, formant une sorte de cortège aux dieux de l'orage. Ils apparaissent dans l'éclair, se font entendre dans le tonnerre. Le mugissement des vents est leur chant. Ils sont “les chantres du ciel”. Ce sont eux qui entonnent un hymne triomphal quand le dragon est touché. Ils sont “fauves”. Ils roulent sur des chars comme Vâyu. Ils font pleuvoir, et comme tels, ainsi que les Centaures, ils peuvent être bienfaisants et généreux mais ils sont capricieux et envoient leurs flèches où il leur plaît. Ils sont les fils de la “vache”, c'est-à-dire, de la nuée.

Rudra réunit en lui la plupart des traits des Maruts. On l'appelle le “rouge” ou le “bruyant”. Comme les Maruts et comme les orages, il s'attarde dans les montagnes. On insiste particulièrement sur sa qualité d'archer. Ses flèches sont rapides et terribles. Il fait ce qu'il veut, envoie la mort et la maladie ou sauve et guérit ceux qu'il protège. Il est le maître du bétail animal ou humain. Malheur à ceux sur qui il envoie ses chiens hurleurs avec lesquels il rallie sa troupe. On le rencontre dans les carrefours et dans les lieux déserts. Par euphémisme et pour l'engager à se montrer sous un aspect favorable, on lui donne déjà dans le Veda le surnom de çiva (propice), sous lequel il deviendra dans l'Inde brahmanique un dieu très important.

Il est impossible de ne pas être frappé par l'existence de nombreux traits communs entre Rudra et le dieu grec Apollon, sous sa forme la plus ancienne (2). Certes, ce dernier est beaucoup plus anthropomorphisé et il réunit dans sa personne des attributs d'origines diverses, de sorte que l'on a pu voir en lui un dieu solaire (ce qu'il fut postérieurement), un dieu du feu (3), un génie du bétail, etc. Il est vraisemblable, du reste, que des influences non grecques ont contribué à la formation de ce dieu si important de l'antiquité. Quoiqu'il en soit, dans l'appréciation de son caractère, on ne devrait jamais perdre de vue son association étroite avec Artemis. De même que celle-ci reçoit l'épithète de hekâte sous laquelle elle est parfois honorée comme une déesse spéciale, très puissante, lui, Apollon est hekatoshekaergoshekatêbolos.  On a longtemps, à tort, traduit ces expressions par “qui agit au loin, qui atteint au loin”.

Leur sens étymologique — “qui frappe à volonté, agit comme il lui plaît” — est encore clairement conservé dans l'Hymne à Hekatê, enchâssé dans la Théogonie d'Hésiode (*). Le poète nous dit qu'Hekatê inspire dans l'assemblée “qui elle veut”, qu'elle donne gloire et victoire à “qui elle veut”, qu'elle assure bonne chasse à “qui elle veut”, qu'elle intervient dans les courses de chevaux “comme elle le veut”, qu'elle fait prospérer les troupeaux, “si elle le veut” (4). Artemis et Hekatê, comme Apollon, protègent du trépas ou envoient la mort et la maladie de leurs flèches. Ils accordent leur pardon ou le refusent. Tous trois sont invoqués pour la fécondité des troupeaux et des familles. Artemis et Hekatê mènent des troupeaux d'âmes à travers les carrefours, les forêts et les montagnes. Elles apparaissent soudainement et causent des terreurs dans les lieux solitaires. Elles parcourent les solitudes la torche à la main. Elles aiment le clair de lune et ont fini par être traitées comme des divinités lunaires, tandis qu'Apollon devint un dieu solaire. Les 3 aspects d'Hekatê, généralement interprétés comme se rapportant aux phases de la lune, sont peut-être plus anciens. On peut les comparer aux 3 naissances de Rudra, ce dieu qui a tant de points communs avec ces déesses et avec Apollon. 

La caractéristique de ces divinités est donc d'agir “capricieusement”, comme il leur plaît, où il leur plaît. C'est là, évidemment, un trait indo-européen. Il convient particulièrement bien aux divinités des vents, surtout si l'on tient compte de ce que ces dernières donnent l'inspiration et apportent la maladie ou la prospérité. 

À suivre

Trajan, l’empereur soldat (Christophe Burgeon)

 

Christophe Burgeon, rattaché à l’Université Catholique de Louvain, est l’auteur de nombreuses monographies et d’articles scientifiques consacrés aux guerres puniques et à la moralité romaine.

Trajan, qualifié d’optimus princeps (“meilleur empereur”) par Pline le Jeune, était indubitablement tenu en haute estime par pléthore d’auteurs latins et grecs, lesquels prétendirent d’ailleurs qu’aucun autre empereur n’avait surpassé ni même égalé sa popularité auprès du populus. Ce livre tente donc de dépeindre la personnalité de Trajan, définir son projet politique et analyser le déroulement de ses campagnes militaires. Trajan fit le choix d’une politique absolutiste, ce qui, comme le montre l’auteur, ne l’empêcha  pas de faire preuve d’équité, d’accorder une importance certaine à la libertas individuelle, tout en promouvant l’humanitas. Au moyen notamment de l’alimenta, une politique d’aide sociale destinée en premier lieu aux enfants pauvres et aux paysans peu aisés d’Italie, il améliora les conditions de vie des plus démunis, ce qui lui valut de nombreux témoignages de gratitude et d’affection. Trajan entendit également accorder des droits spécifiques aux orphelins et aux enfants victimes de leurs propres parents, et s’opposa à la torture des esclaves. Il mit aussi en œuvre des travaux d’amélioration des communications routières et portuaires et fit preuve d’une préoccupation certaine de l’intérêt général du citoyen.

Mais c’est avec l’armée que Trajan entretint une relation privilégiée, nourrissant de réelles affinités avec ses soldats, comme le démontrèrent les réformes des procédures relatives aux testaments des légionnaires. Il fut également un chef de guerre remarqué. En outre, il redessina les frontières de l’Empire le long du Rhin et du Danube, tout en y incorporant la Dacie, puis l’Arabie. Et il fut surtout acclamé pour avoir remporté une victoire définitive sur Décébale.

Trajan, Christophe Burgeon, éditions Perrin, 272 pages, 22 euros

https://www.medias-presse.info/trajan-lempereur-soldat-christophe-burgeon/105680/

jeudi 29 juillet 2021

Vidéo : la place de l’économie dans la plus ancienne tradition européenne

 Les mythes antiques ne sont pas seulement de belles histoires. Ils expriment une vision du monde, celle des peuples fondateurs de la civilisation européenne. Vidéo projetée lors du VIIIème colloque annuel de l'Institut Iliade à Paris, samedi 29 mai 2021.

Grecs et Latins, Celtes et Germains, Baltes et Slaves partagent des représentations communes, héritées de leurs ancêtres indo-européens. Pour tous ces peuples, l’ordre du monde s’articule autour de trois fonctions hiérarchiquement ordonnées, nécessaires à l’équilibre de l’univers et au bon fonctionnement de la société.

La première fonction renvoie à l’exercice de la souveraineté, la seconde à la pratique des vertus guerrières. La troisième fonction est le domaine de la production et de la reproduction, de la richesse et de la volupté, de l’abondance et de la paix. Subordonnée aux deux premières fonctions, elle forme avec elles un ensemble harmonieux, et joue un rôle central dans le destin de nos peuples.

Les multiples dieux et déesses de la troisième fonction président à la fertilité de la terre et à la clémence des éléments, à l’abondance du bétail et à la fécondité des couples humains, aux travaux des artisans et aux échanges commerciaux. Ils protègent les foyers et sont garants de l’opulence des royaumes.

Les Grecs honorent Déméter, déesse des moissons, image de la terre nourricière. Ils érigent dans leurs maisons des autels à Hestia, déesse du foyer domestique. Ils rendent un culte à Hermès, gardien des routes et des carrefours, dieu des voyageurs et des commerçants. Ils vénèrent Aphrodite, déesse de l’amour, amante de Dionysos, dieu de la vigne et du vin. Ils invoquent la protection des Dioscures, jumeaux divins qui veillent sur les marins dans les situations désespérées. Ils connaissent la puissance de Poséidon, maître des océans, ou celle d’Héphaïstos, forgeron des dieux.

Des figures du même ordre apparaissent dans toutes les mythologies européennes. Chez les Romains, ce sont Vénus, Bacchus, Cérès, Neptune ou Quirinus, dont le temple se dresse sur la colline du Quirinal. Chez les Celtes, c’est la déesse bienfaitrice Dana, figure primordiale du peuple sacré des Tuatha Dé Danann. Chez les Slaves, Vélès est le dieu du bétail et de la richesse, le protecteur des marchands et des paysans ; sa statue est décorée chaque année d’une barbe faite d’épis de blés. Chez les Germains du Nord, Freyr, fils de Njord et ancêtre des premiers rois d’Upsal, assure la prospérité de la Suède.

Mais les divinités de la troisième fonction possèdent également un côté plus sombre : souvent liées à la terre, elles le sont également au monde des morts. Les forces naturelles qui leur sont attachées peuvent apporter aux hommes le bonheur, mais aussi le désastre lorsqu’elles se déchainent de manière incontrôlée. Poséidon sème la mort en provoquant des tremblements de terre. Dionysos est le dieu de l’ivresse et de la fureur. Hermès, dieu des voleurs, conduit les âmes aux enfers. Car la troisième fonction, comme tout ce qui touche au domaine de l’élémentaire, doit demeurer sous le contrôle de divinités souveraines, garantes de la mesure et de l’ordre naturel.

Dans le vieux poème nordique de la Voluspá, les dieux tentent en vain de brûler à trois reprises la magicienne Gullveig, dont le nom signifie « ivresse de l’or ». Cet épisode déclenche la première guerre du monde, opposant les dieux des deux premières fonctions à ceux de la troisième. Les deux camps se réconcilient finalement, fondant un nouvel ordre où chaque camp trouve sa place, sous l’égide d’Odin, incarnation de la fonction souveraine. Telle est la grande leçon de la sagesse antique : pour que l’ordre l’emporte sur le chaos, l’être doit prendre le pas sur l’avoir ; l’économie doit remplir sa fonction, mais demeurer subordonnée au politique.


https://institut-iliade.com/video-la-place-de-leconomie-dans-la-plus-ancienne-tradition-europeenne/

Le sabordage de la noblesse – Mythe et réalité d’une décadence

 

Fadi El Hage, docteur en histoire, est l’auteur d’ouvrages remarqués, dont une Histoire de maréchaux de France (Prix d’histoire militaire 2011), une biographie du duc de Vendôme et La Guerre de Succession d’Autriche. Il contribue également au magazine Guerres & Histoire.

Dans son nouveau livre Le sabordage de la noblesse, il s’interroge sur l’état de la noblesse au dix-huitième siècle. A la fin de la décennie 1780, la noblesse de Cour au pouvoir était vue comme vectrice de despotisme. Louis XVI était perçu comme entouré de privilégiés essentiellement soucieux de conserver leurs charges, pensions et autres sources de revenus, avec de nombreux cumuls. Le 19 juin 1790, l’Assemblée nationale constituante abolit par un vote nocturne, en apparence impromptu, la noblesse héréditaire. Un ordre social millénaire venait de prendre fin “pour toujours”, en dépit des protestations de certains de ses membres.

Formée originellement dans le contexte féodal, elle incarnait depuis le XIIe siècle le second ordre de la société chrétienne. Mais au fil du temps, les valeurs chevaleresques qui devaient la guider furent oubliées par beaucoup de ses membres. Au cours du XVIIIe siècle, elle fut de plus en plus assimilée à l’aristocratie. Celle-ci essentialisa la noblesse dans le public roturier.

L’auteur y voit la conséquence de la politique de Louis XIV qui tâcha d’entraîner la noblesse au service de l’Etat en l’attirant à la Cour, sous peine de manquer faveur et élévation, par ailleurs ouvertes à la bourgeoisie montante. L’intégration à la société de Cour dépassait tout, qu’elle qu’eût été l’ancienneté ou la puissance passée du lignage. Pour rester sous les yeux du roi, la tentation pour un gentilhomme de faire des entorses au service attendu était palpable, notamment aux armées. En ne remplissant plus son rôle, la noblesse se sabordait.

Le sabordage de la noblesse, Fadi El Hage, éditions Passés Composés, 252 pages, 22 euros

https://www.medias-presse.info/le-sabordage-de-la-noblesse-mythe-et-realite-dune-decadence/105910/

S'ENRACINER AVEC JEAN DE LA VARENDE | LITTÉRATURE

Voltaire sans voiles

 Verser des flots de pleurs sur les victimes des massacres de 1793 et en même temps se croire tenu de chanter les mérites des hommes qui ont déclenché la Révolution au nom de la“tolérance et de la“fraternité est faire preuve au mieux de débilité mentale, au pire d’ignoble hypocrisie.

Une étude objective et profonde des Philosophes des Lumières chez qui s’abreuvaient les manipulateurs d’émeutiers est éclairante à ce sujet. Suivons un guide sûr, qui, écartant toutes les idées reçues et sans rien expurger, dissèque sans ménagement la littérature du XVIIIe siècle : Xavier Martin, professeur des universités, historien des idées politiques, révèle, dans son nouveau livre, autour de Voltaire méconnu, les Aspects cachés de l'humanisme des Lumières (1750-1800) (1)

Mépris élitiste

La documentation est foisonnante et époustouflante. On ne saurait imaginer à quel point Voltaire et ses amis se sont exprimés sur le mode du mépris, d’un mépris confinant bien souvent à une haine débordante. Ces auteurs ont exalté“l’Homme, mais ils éprouvaient pour les hommes concrets une aversion inouïe : ceux-ci n’étaient à leurs yeux que des « bêtes brutes » ou « puantes » auxquels l’on doit préférer les insectes... Les femmes valaient encore moins (2). Quant au peuple il se situait pour Voltaire « entre l’homme et la bête ». Ainsi le maître de Ferney manifestait-il un élitisme jouisseur (« Il faut jouir, tout le reste est folie »), savourant le plaisir de « mentir comme un diable », et ne reconnaissant que des « vérités utiles ». Et Xavier Martin de préciser, textes à l'appui, que ce mépris élitiste est un élément constitutif de l’œuvre voltairienne.

Mépris des écrivains autres que lui-même, allant jusqu’à se comporter avec un jeune auteur en véritable tyran, usant de la délation pour le faire embastiller, instituant dans les lettres de son temps ce que Xavier Martin n’hésite pas à appeler une véritable « police de la pensée ». La pensée unique n'a pas été inventée au XXe siècle...

Mépris de ceux qui passaient pour ses amis, par exemple le roi de Prusse Frédéric II, envers qui son mépris se faisait scatologique..., ou des autres philosophes… au sujet desquels le mépris et la haine devenaient une sorte de libre échange sous le sceau de l’hypocrite amitié. Jean-Jacques Rousseau en a fait les frais, nous ne le plaindrons pas...

Le rejet de la nature humaine

Mépris exacerbé de la religion : « Je recommande l’infâme à votre sainte haine », écrivait Voltaire qui achevait ses lettres par ces mots « Écrasons l’infâme », c’est-à-dire le christianisme. L’infâme, explique Xavier Martin, était le vecteur d’une lourde charge de dégoût. Il voyait dans le christianisme la pire des superstitions, et pour en purger la terre, il aimait se référer à un « représentant éclairé », Julien l’Apostat, l’empereur qui s’éleva aux raffinements de la persécution.

Nous ne pouvons citer tous les termes orduriers par lesquels Voltaire désignait le catholicisme, mais Xavier Martin analyse en profondeur cette haine anti-chrétienne corrélative d’une autre haine, celle de la nature humaine. « Il y a la haine claire d’un dogme biblique bien identifié : l’homme créé à l’image de Dieu et à sa ressemblance. Son rejet de ce dogme se fait viscéral : il préfère l’homme image du singe. » D’où les termes ignobles dans lesquels il parle de la transsubstantiation. Ce qui, ajoute Xavier Martin, « le prive de tout frein sur la pente du racisme », le rejet méprisant du monogénisme de la Genèse le conduisant « à un violent rapetissement de l’être humain ».

Il en arrivait même à se haïr lui-même, haïssant en fait en lui « la nature humaine, avec son libre arbitre et son pouvoir d’aimer - image de Dieu dont l’hypothèse étonnamment le met en transe ». La haine de la nature humaine, n’est-ce pas déjà le fondement de la Révolution ?

Tolérant par haine

Ajoutons que le même Voltaire n’était pas tendre non plus pour les autres religions. Son mépris anti-juif était inlassable : pour lui les juifs étaient des poux, des porteurs de lèpre, des voleurs qui souillaient la terre... Autre part il parle de « l’honneur de haïr le Croissant » et se livre sur l’islam à des « pulsions homicides » à côté desquelles l’affaire des caricatures de Mahomet de l’an dernier n’est que jeu d’enfant… Les protestants ne valaient pas mieux, et il eut même des paroles odieuses sur les personnes, comme la famille Calas, qu’il se donna l’allure de défendre à grand renfort publicitaire...

De toutes façons, pour lui comme pour d’Holbach, d’Alembert, Diderot, etc, toutes les religions se valaient et « le seul moyen de neutraliser les religions c’est de les tolérer toutes sans aucune exception et de les décrier les unes par les autres ». C'est clair : la tolérance tant vantée des philosophes était elle-même une composante du mépris. Tolérance instrumentalisée, utilitaire. La voie du laïcisme moderne était déjà toute tracée.

Anti esclavagiste ?

On le voit, le vrai Voltaire n’a rien à voir avec celui que l’on enseigne dans les écoles de la République. Xavier Martin ouvre plusieurs pistes aux chercheurs de demain. Par exemple sur la question de l’esclavage, dont l’auteur du Candide passe pour avoir été l’un des dénonciateurs. D’abord, outre le fait qu’il tirait - peut-être - profit de la traite des Noirs, il a toujours feint de confondre servage et esclavage, condamnant le premier en ayant l’air de condamner le second... Ensuite il se désolait quand on lui disait qu’il n’y avait plus assez « de nègres pour travailler à nos sucreries ». De la servitude, du travail forcé, du fouet, des sanctions corporelles, des mutilations en tous genres, Voltaire ne se souciait guère : le passage du Candide sur le nègre du Surinam relève plus de l’autodérision dans un livre où il se plaisait à donner de tous ses personnages une image dégradée, que d'une volonté de dénoncer l’esclavage.

Orgies sanguinaires

Après tant de haine lue et relue, cuite et recuite pendant des années par des penseurs qui méprisaient le peuple (la « canaille », selon Voltaire), faut-il s’étonner que le siècle se soit achevé sur les jouissances sanguinaires des têtes portées au bout des piques et des massacres vendéens ? La nature humaine avait perdu son prix, donc la vie aussi, et les esprits s’étaient avilis.

Et pourtant, au soir de ce siècle de haine, alors que la Révolution imposait même à des enfants des serments de haine, Xavier Martin place l’image sublime du roi Louis XVI victime de toute cette bestialité et demandant à son fils dans la prison de Temple, « d’oublier toute haine et tout ressentiment ». Cette « voie royale du pardon » appartient à un tout autre monde que celui de Voltaire, dit Xavier Martin. Avec lui nous nous honorons de penser que, deux cents ans plus tard, enseigner cette voie royale est plus digne de la France que d’exalter des“philosophes qui se plurent à avilir l’espèce humaine.

Michel Fromentoux L’Action Française 2000 du 2 au 15 novembre 2006

(1) Xavier Martin : Voltaire méconnu. Aspects cachés de l’humanisme des lumières (1750-1800). Éd. Dominique Martin Morin, 352 pages, 26 euros.

(2) Voir du même auteur L'homme des Droits de l’Homme et sa compagne. Même éditeur, 2003.

Point de vue n°19 - L'Union européenne

« Espèce d’animal ! » La réponse d’Alain de Benoist aux folies antispécistes

 

 

Par Michel Geoffroy, auteur de Immigration de masse. L’assimilation impossibleLa Super-classe mondiale contre les peuples et La Nouvelle guerre des mondes ♦ Le philosophe Alain de Benoist a publié en fin d’année dernière, aux éditions de La Nouvelle Librairie, un court essai, La Place de l’homme dans la nature [1], qui mérite que l’on revienne dessus.

L’essai se voulait d’abord en effet une réponse critique, aimable mais argumentée, au livre publié par le biologiste Yves Christen en 2009 sous le titre L’Animal est-il une personne [2].
Mais, comme l’écrit Alain de Benoist lui-même, « je me suis vite aperçu que le sujet s’inscrivait dans une problématique beaucoup plus vaste [3] » : la place de l’homme dans la nature, la relation entre nature et culture, l’anthropologie, justement.
C’est donc un parcours philosophique qu’Alain de Benoist nous invite, en réalité, à emprunter.

L’animal serait-il sujet de droit ?

En 1978, l’Unesco a adopté une déclaration universelle des droits de l’animal. L’animal serait-il donc une personne ?

Alain de Benoist répond par la négative : l’animal n’est pas un sujet de droit mais à la rigueur un objet du droit ; dans la mesure où il ne dispose pas de libre arbitre, il ne peut adopter un comportement moral. Quel serait d’ailleurs le « droit » des gazelles face au « droit » des lions ?

Que l’animal ne puisse être un sujet de droit ne signifie pas pour autant, cependant, que nous ne puissions pas avoir des devoirs à son égard, comme le reconnaissait déjà Jean-Jacques Rousseau. Alain de Benoist rappelle opportunément que des devoirs envers autrui peuvent exister sans s’associer nécessairement à des droits. C’est bien la civilisation européenne qui a inventé le respect de l’animal et la volonté d’alléger ses souffrances : que l’on compare l’abattage hallal et celui que l’on pratiquait en Europe jusqu’à l’arrivée de l’immigration de masse !

Dès lors, prétendre que les animaux – ou les robots ! – auraient des droits comparables à ceux des hommes ne repose que sur une fiction et trahit surtout la volonté d’effacer ce qui constitue justement la dignité de l’homme. Comme l’écrit Alain de Benoist, « le droit vise à régler les rapports de l’homme en société. Il ne peut avoir de sens qu’entre membres d’une même espèce, sur la base de leur appartenance commune [4] ».

Différence de degré ou de nature ?

Dans son analyse critique du livre d’Yves Christen, Alain de Benoist reconnaît que le biologiste ne nie pas la singularité humaine. Mais ce dernier nie que cette singularité soit telle qu’on puisse y voir une « différence non de degré mais de nature [5] ». Là réside, pour Alain de Benoist, l’essentiel de la disputation : « Il y a incontestablement continuité de l’homme à l’animal sur de nombreux plans, écrit-il, mais n’y a-t-il pas aussi discontinuité ? Et si oui, comment faut-il la comprendre ? [6] »

L’homme et le chimpanzé partagent l’essentiel du même patrimoine génétique : pourtant ils ne sont pas interchangeables et aucun chimpanzé ne composera jamais de symphonie !

La folie de l’antispécisme consiste justement à nier l’existence des barrières d’espèces, tout comme l’antiracisme dogmatique en vient à nier la diversité humaine et l’existence de races humaines. Il s’agit du même mouvement consistant à nier la nature des choses, pour détruire l’homme.

Le progressisme contre la nature

Alors que l’Antiquité admettait « une échelle continue allant de l’inanimé jusqu’aux dieux [7] », une unité hiérarchisée du monde, le christianisme, en affirmant que seul l’homme est doté d’une âme d’essence divine, va le faire au contraire transcender toutes les autres créatures et se séparer radicalement de l’animal et du reste de la nature. Même si Dieu a aussi créé la nature, cependant.

Le mouvement des Lumières et le progressisme vont pousser à l’extrême le principe d’une séparation entre l’homme et la nature. Désormais, « la nature elle-même est posée comme un objet inerte, totalement étrangère à la conscience qui se pose face à elle pour l’étudier [8] ». C’est le sens de la révolution intellectuelle introduite par Descartes de croire que l’essence de l’homme résiderait « précisément dans le pouvoir de se déterminer soi-même [9] », en se libérant de toute fatalité naturelle par le seul usage de sa raison.

Cette croyance réside au cœur de la modernité occidentale et se traduit par exemple de nos jours par l’idéologie du genre et le transsexualisme : le comble de la « liberté » occidentale se réduisant à la capacité de « choisir » son sexe ou, pour la femme, de s’affranchir de la maternité.

Le paradoxe de la modernité

C’est pourquoi le penseur Yvan Blot affirmait que la gauche, héritière de la modernité des Lumières, n’avait pas vraiment de conception de l’homme, pas de véritable humanisme car elle refusait de prendre en considération l’existence d’une nature humaine : elle ne définissait l’homme que comme le produit des normes arbitraires d’une société.

Il y a donc un certain paradoxe à voir la modernité, fondée sur la volonté de néantiser la nature humaine, se rallier de nos jours à un écologisme fanatique qui divinise… la nature ou qui fait de l’homme [10] l’ennemi de la planète.

Par nature un être de culture

L’intérêt de l’essai d’Alain de Benoist est de nous inviter à retrouver une plus juste conception de la nature humaine que celle que nous avons héritée du progressisme des Lumières, frappé de réductionnisme.

Alain de Benoist nous invite à reconnaître, comme Arnold Gehlen, que « la position singulière de l’homme est d’être par nature un être de culture [11] ». À reconnaître que la culture est la seconde nature de l’homme, donc.

Car, à la différence de l’animal, l’homme n’est pas protégé par ses instincts spécialisés – même si on sait aujourd’hui que l’animal ne se réduit pas à une machine dénuée de toute capacité d’apprentissage ou de fantaisie – ni par son adaptation à un milieu spécifique : c’est justement sa culture qui fournit à l’homme ce dont sa nature ne l’a pas pourvu ou dont elle l’a pourvu en excès.

Retour aux sources de la pensée européenne

Pour cette raison, l’homme est bien un être politique, comme le savaient les Grecs, un animal social : il ne saurait exister en dehors d’une culture donnée.

Les Lumières s’égarent donc quand elles prétendent que l’homme serait antérieur à tout ordre social. Comme elles oublient que pour pouvoir passer un contrat fondateur, il faut que les hommes parlent une même langue et donc vivent déjà dans une même société ! Comme le libéralisme provoque des catastrophes en prétendant créer une société d’individus, c’est-à-dire une contradiction dans les termes.

L’animal n’est pas une personne mais cela ne nous empêche pas d’avoir des devoirs à son égard, « non parce que nous sommes à égalité avec tout ce qui est, mais parce que nous sommes tous pris dans un rapport de coappartenance qui renvoie directement à l’idée de kosmos [12] », conclut Alain de Benoist dans sa postface.

Il faut donc lire La Place de l’homme dans la nature, d’Alain de Benoist, un essai qui invite le lecteur à penser : une chose rare de nos jours !

Michel Geoffroy 27/07/2021

[1] Benoist (Alain de), La Place de l’homme dans la nature – Réponse aux antispécistes, éditions de La Nouvelle Librairie, 2020, 14,90 euros.
[2] Chez Flammarion.
[3] Benoist (Alain de), op. cit., note liminaire.
[4] Ibid., p. 169.
[5] Ibid., p. 74.
[6] Loc. cit.
[7] Ibid., p. 19.

[8] Ibid., p. 29.
[9] Ibid., p. 30.
[10] Du seul homme blanc, hétérosexuel et de religion chrétienne, s’entend…
[11] Benoist (Alain de), op.cit., p. 160.
[12] Ibid., p. 178.

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