« Poitiers contempla un instant Mahaut, monumentale sous les grandes courtines de brocart drapées autour de son lit. Elle est fourbe comme le renard, obstinée comme le sanglier ; elle a sans doute du sang sur les mains, mais je ne pourrais jamais me défendre d’avoir pour elle de l’amitié. »
Figure politique incontournable du Moyen Âge français, grande voyageuse et mécène : Mahaut d’Artois.
Voici, sous la plume de Maurice Druon, l’éloge funèbre de Mahaut d’Artois que l’historien, dans le célèbre roman Les Rois Maudits, met dans la bouche de son gendre, le futur roi de France Philippe de Poitiers.
Maurice Druon a fait connaître au grand public cette comtesse sous les traits d’une intrigante prête à tout pour arriver à ses fins. Du moins, c’est ainsi qu’elle apparaît dans les deux adaptations télévisées de 1972 et 2005, où elle est successivement jouée par Hélène Duc puis Jeanne Moreau. Certes, ce personnage haut en couleur fut avant tout une femme de pouvoir, mais se limiter à ne voir en Mahaut qu’une comtesse ambitieuse et sans scrupules serait réducteur.
Sa date de naissance est inconnue, mais il est fort probable qu’elle soit née vers 1270. L’année de son mariage, en revanche, est bien établie : en 1285, elle épouse le comte de Bourgogne Othon IV. Cette jeune fille représente un parti idéal, car elle est princesse de sang, affiliée à la dynastie des Capétiens. Mahaut est en effet la petite nièce de Louis IX ainsi que la cousine de Philippe IV, dit « le Bel ». Cette union est soutenue par le roi capétien, car elle lui permet d’implanter son autorité dans le comté de Bourgogne. Par ailleurs, ce mariage hypergamique représente une véritable promotion sociale pour Othon IV. Ainsi, cette jeune comtesse se doit, par mariage, d’être garante de la bonne entente franco-bourguignonne. Mahaut donne cinq enfants à son époux, dont trois parviennent à l’âge adulte : Jeanne, Blanche et Robert. Elle l’épaule également dans la gestion de leur domaine.
Tout bascule en 1302 : le père de Mahaut, Robert II, meurt au service du roi pendant la bataille de Courtrai. La même année, Othon succombe aux blessures qu’il reçoit lors des affrontements de Cassel. Veuve de trente-trois ans, Mahaut décide de ne pas se remarier. Elle devient « comtesse d’Artois et de Bourgogne Palatine et dame de Salins », prenant la tête d’un apanage extrêmement puissant. Ce territoire s’étend du nord de la France au sud de l’actuelle Franche-Comté et comprend des villes telles que Calais, Saint-Omer, Béthune, Arras, Cambrai, Salins, Ornans, Pontarlier et Château-Châlon. Il s’agit d’une frange territoriale stratégique, car elle dispose d’une position de carrefour entre l’Angleterre, le comté de Flandres et le domaine royal des Capétiens. La comtesse parvient pendant plus de trente ans à assoir son autorité sur ce territoire disparate, grâce à de solides supports au sein de sa famille et à un large réseau de baillis fidèles.
Même en dehors des limites de son territoire, la comtesse joue un rôle politique majeur. Pair de France et marraine du futur Charles IV, elle possède un siège au conseil restreint du roi. Son statut au sein de la cour de Philippe le Bel est confirmé par le mariage de ses deux filles, Jeanne et Blanche, avec les deux fils cadets du roi, Philippe et Charles. Privilège rarissime pour une femme, elle est même autorisée à soutenir la couronne royale lors du sacre de son gendre, le roi Philippe V, en janvier 1317.
S’imposant comme une figure politique incontournable, Mahaut d’Artois mène un train de vie princier : son hôtel se compose d’une centaine de personnes et elle dispose de plusieurs résidences, sa préférée se situant au château de Hesdin, aujourd’hui détruit. Grande voyageuse, la comtesse est capable de parcourir rapidement de longues distances entre Paris et ses terres, en étant accompagnée d’un train composé d’une soixantaine de personnes. En effet, l’une des principales préoccupations de la comtesse est de vivre au plus près du pouvoir et de sa cour. C’est pourquoi elle est suivie d’une cour itinérante et séjourne régulièrement en l’hôtel d’Artois, à Paris. Cette demeure comporte tout un quartier résidentiel dont il ne reste plus aujourd’hui que la tour Jean sans Peur.
Malgré sa position privilégiée au sein de cet échiquier politique, Mahaut d’Artois est soumise à de sérieuses difficultés. En 1314, elle est touchée de près par le scandale de la Tour de Nesle, impliquant ses deux filles, Jeanne et Blanche. Lorsque leur liaison respective avec les frères d’Aunay sont découvertes, Blanche et sa cousine Marguerite sont arrêtées et accusées d’adultère. Quant à Jeanne, elle est accusée d’avoir couvert les agissements des princesses en gardant le silence. En guise de punition, les trois femmes sont condamnées à l’incarcération à vie et les frères d’Aunay à une mort atroce. Marguerite et Blanche sont envoyées à la forteresse de Château-Gaillard, où Marguerite meurt. Après huit ans d’emprisonnement, Blanche est transférée au château de Gavray puis à l’abbaye de Maubuisson. Elle y meurt à l’âge de trente ans. Jeanne est conduite à la maison d’arrêt de Dourdan mais est libérée à la mort de Philippe le Bel en 1314. Cette affaire d’État est un coup terrible pour Mahaut et marque pour elle le début d’une sombre période.
En effet, sur ses propres terres, Mahaut doit faire face à une révolte fomentée par les nobles artésiens. Ceux-ci sont mécontents de voir leurs privilèges s’amenuiser, notamment leur droit de « faide », consistant à mener des guerres privées. La comtesse leur résiste durant quatre ans, puis réussit à conclure un accord de paix qui lui est favorable. Son autorité est ainsi rétablie.
Par ailleurs, entre 1316 et 1317, elle est accusée d’avoir empoisonné le roi Louis X et son fils Jean 1er, afin de favoriser l’arrivée sur le trône de son gendre Philippe V. La comtesse se défend âprement et est innocentée. Néanmoins, sa réputation en pâtit durant quelques années.
Enfin, il est impossible de ne pas évoquer les affrontements féroces qui l’opposent à son neveu, Robert d’Artois. Dès 1307, il est son ennemi le plus virulent. Pendant plus de vingt ans, ce baron turbulent ne cesse de clamer ses droits sur le comté d’Artois. S’estimant déshérité, Robert perd tous les procès contre sa tante. Celle-ci parvient à lui tenir tête, et transmet le comté à sa fille Jeanne, dernière survivante de ses enfants. L’exemple de Mahaut montre que, contrairement à l’idée répandue, la primogéniture mâle n’entre pas toujours en vigueur dans la transmission des héritages au Moyen-Âge.
À la fin de sa vie, la comtesse prépare son salut en contribuant à la fondation d’hôpitaux, ainsi qu’en attribuant des legs et des rentes à plusieurs établissements religieux. Mahaut fait également preuve de piété en aidant les plus démunis. Elle fut également la première de son temps à faire confectionner, de son vivant, un gisant à son effigie. Tout au long de sa vie, Mahaut est une véritable mécène férue d’art. Bibliophile, elle réunit une collection de livres qui révèle une solide culture. Sa bibliothèque comprend des ouvrages de piété, de la littérature courtoise et même orientale, avec des récits portant sur les croisades.
Mahaut s’éteint brutalement en novembre 1329, à l’âge de 59 ans. Elle est inhumée au côté de son père, le comte d’Artois Robert II, en l’abbaye de Maubuisson. Son cœur, lui, est placé au côté de son défunt fils Robert dès le lendemain, au couvent des Cordeliers de Paris. À nouveau, Mahaut se démarque des usages funéraires alors en vigueur en choisissant de ne pas être enterrée avec son époux, à l’abbaye de Cherlieu.
Reposer en l’abbaye de Maubuisson revêt une portée symbolique importante pour la comtesse. En effet, cet établissement est une fondation royale : il fut créé par Blanche de Castille en 1236, avant de devenir un couvent féminin suivant la règle cistercienne en 1244. L’abbaye devient ensuite une nécropole royale accueillant les dépouilles de personnalités royales ou de haute lignée. Jusque dans la mort, Mahaut affirme l’importance de son rang et le rôle actif qu’elle a joué aux côtés des rois capétiens. Malgré sa destruction en 1794, l’abbaye possède encore des éléments architecturaux datant du Moyen-Âge, comme sa grange aux dîmes, qui possède une charpente construite au XIIIe siècle. Ce site ne remplit plus sa fonction religieuse, car il est aujourd’hui occupé par un centre d’art contemporain. Néanmoins, il garde la mémoire des noms illustres dont il reçut le tombeau par la sérénité qui émane de cet endroit.
Ainsi, Mahaut est un témoin majeur de son temps. Elle a vécu sous cinq rois différents, a connu la fin de la dynastie des Capétiens et l’avènement des Valois, en participant aux grandes décisions politiques sous ces différents règnes. À n’en point douter, cette comtesse d’Artois a marqué l’histoire médiévale de l’Europe par son sens du gouvernement, sa finesse politique ainsi que sa détermination à protéger ses terres.
Bibliographie
- Christelle Balouzat-Loubet, Mahaut d’Artois. Une femme de pouvoir, Perrin, Paris, 2015 ;
- Mahaut d’Artois, femme de pouvoir au Moyen Âge, Annabelle Marin et Nonfiction, Slate, 2015 ;
- Abbaye de Maubuisson. Office de tourisme de Cergy-Pontoise — Porte du Vexin ;
- Recherche “Mahaut d’Artois” sur POP : la plateforme ouverte du patrimoine.
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