lundi 26 avril 2021

Islamo-gauchisme : retour sur un mot qui fâche

  

Pierre-André Taguieff est le spécialiste français du racisme, de son histoire, de sa signification, comme d’un certain antiracisme aux fins pas toujours très claires. Après notre dossier dans le numéro 996, il revient ici sur l’expression « islamo-gauchisme » qu’il a forgé naguère, qui fait florès aujourd’hui, et dont il se propose d’esquisser l’histoire et même la préhistoire.

Comment en êtes-vous arrivé, il y a une vingtaine d’années, à introduire le terme « islamo-gauchisme » ?

J'ai forgé l’expression « islamo-gauchisme » au tout début des années 2000 pour désigner une alliance militante de fait entre des milieux islamistes et des milieux d’extrême gauche (que j'ai qualifiés de « gauchistes » pour faire court), au nom de la cause palestinienne, érigée en nouvelle grande cause révolutionnaire. Cette alliance stratégique contre un ennemi commun, Israël, se fondait sur une image victimaire du Palestinien, qui commençait alors, dans les mouvances d’extrême gauche, à être transférée sur le Musulman, en se fondant sur l’axiome selon lequel l’islam est la religion des pauvres, des opprimés et des victimes, tant du colonialisme et de l'impérialisme que du racisme. Dès lors, le péché majeur est l'islamophobie. Être propalestinien, dans la perspective gauchiste, c’est être à la fois antisioniste, anti-impérialiste et islamophile.

Il y a là une rupture de tradition de grande importance. Alors que dans la culture politique de l’extrême gauche, la religion était « l’opium du peuple » qu’il fallait dénoncer la nouvelle alliance islamo-gauchiste rompt avec cet athéisme militant, mais au seul profit de l’islam politique, perçu comme une force révolutionnaire, voire comme la seule nouvelle force révolutionnaire. Le premier moment de l’alliance islamo-gauchiste est contemporain de la seconde Intifada et du mouvement altermondialiste : les antisionistes et les militants altermondialistes voyaient dans les milieux islamistes des alliés possibles, voire nécessaires.

Ce mouvement engendre ce que vous appelez une nouvelle judéophobie, qui apparait dans le monde entier ?

En tout cas, elle s’inscrit dans un contexte international, marqué d’abord par la catastrophique conférence de Durban contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance (tenue du 2 au 9 septembre 2001). Ce fut un festival de haine antijuive centrée sur la diabolisation du « sionisme » par des centaines d’ONG pro-palestiniennes. Il y eut ensuite bien sur les attentats du 11 septembre commis par une organisation jihadiste, Al-Qaida, dont l’objectif déclaré était de combattre la « coalition judéo-croisée » ou l’ « alliance sioniste-croisée ». La fameuse déclaration fondatrice, publiée le 23 février 1998, du « Front islamique mondial pour le jihad contre les Juifs et les Croisés » avait marque l’entrée dans une nouvelle phase de l’islamisme radical, caractérisée notamment par la désignation des Juifs comme incarnant l’ennemi absolu. En outre, les thèmes du « complot sioniste mondial » et de l’« axe américano-sioniste » se diffusaient en dehors des diverses mouvances islamistes, pour imprégner la rhétorique des gauches radicales, anticapitalistes, anti-impérialistes et antisionistes.

Quel est le rôle des gauches radicales ?

Les gauches radicales, après la chute de l’empire soviétique, s’efforçaient de réinventer l’utopie révolutionnaire à travers l’altermondialisme, qu’on pouvait analyser comme une forme de néo-communisme, où se rencontraient tiers-mondistes, trotskistes et communistes orthodoxes désorientés. L’ennemi était le même pour les islamistes et pour les nouveaux gauchistes, mais il ne portait pas le même nom : les premiers désignaient « les Juifs », les seconds « les sionistes ». Tous se disaient anticapitalistes et anti-impérialistes. Il y avait là une esquisse de ce que j’allais baptiser « islamo-gauchisme » en 2001-2002.

Dès la fin des années 1990, le Frère musulman d’honneur Tariq Ramadan, qui sera invité à tous les forums sociaux européens, avait compris qu’il pouvait exploiter l’anticapitalisme supposé partagé par les islamistes et les altermondialistes marxisants. Dans sa contribution à l’ouvrage collectif intitulé Les Musulmans face à la mondialisation libérale : quelles résistances pour une Justice globale ? (2003) par exemple, Ramadan esquisse un programme islamo-altermondialiste :  « Les enseignements islamiques sont intrinsèquement en opposition avec les fondements et la logique du système capitaliste néo-libéral et les musulmans qui vivent dans la tête du système ont la responsabilité supérieure de proposer avec tous ceux qui travaillent dans le même sens, des solutions pour en sortir et permettre une économie plus juste et un commerce plus équitable. »

En 2004, le Frère musulman altermondialiste Ramadan expose à un journaliste sa position résolument non modérée sur le conflit israélo-palestinien : « J’ai assez répété que j’étais un homme de dialogue, contre toute violence, sauf en Palestine », manière d’assumer les actions terroristes contre les Israéliens. Comme les marxistes antisionistes en quête de substituts de la cause prolétarienne (Palestiniens, migrants, musulmans) Ramadan se félicite, le 21 mai 2004, de voir que « la cause palestinienne est un combat qui devient universel ». L’objectif de cette mouvance hybride était la destruction d’Israël.

C’était un nouvel antisémitisme, la haine idéologisée des Juifs étant passée de l’extrême droite à l’extrême gauche, du nationalisme au nouveau gauchisme et du catholicisme intégriste à l’islam politique. J’étais alors proche de Jean-Pierre Chevènement et président de la Fondation du 2 Mars, incarnant un républicanisme de gauche. C’est pourquoi, lorsque j’entends que le mot « islamogauchisme » vient de « l’extrême droite » cela me fait beaucoup rire ! J’ai certainement péché par naïveté et sous-estimé la malveillance des adversaires, ces inquisiteurs à l’imagination débordante en quête d’« amalgames » et d’indices d’« islamophobie » qu’ils ne cessent d’inventer.

Comment voyez-vous l’évolution du phénomène islamo-gauchiste au cours des années 2005-2021 ?

Dans l’histoire de l’islamo-gauchisme, je distingue deux moments : le premier marqué par la confluence de l’altermondialisme, de l’antisionisme et de l’islamisme (2000-2005), le second marqué par une emprise décoloniale croissante exercée sur les mouvances d’extrême gauche, pour la plupart converties au culte victimaire islamophile.

Le sens du terme « islamo-gauchisme » s’est transformé avec l’évolution de l’extrême gauche, qui, à partir du milieu des années 2000, a basculé progressivement dans le décolonialisme, l’intersectionnalisme et un pseudo-antiracisme racialiste dont, en France, le Parti des Indigènes de la République est la plus claire expression mais dont on trouvera plus tard des échos dans la direction de La France Insoumise, notamment chez Jean-Luc Mélenchon, Eric Coquerel, Clémentine Autain et Danièle Obono (proche de Houria Bouteldja, l’égérie des Indigènes de la République).

La gauche de la gauche (ou, pour aller vite, le gauchisme) a changé de matrice idéologique. Comme je l’ai déjà pointé, nombreux sont les révolutionnaires marxistes, notamment trotskistes, qui, au cours des années 2005-2020, se sont ralliés au décolonialisme, à l’intersectionnalisme, à un féminisme radical misandre (c’est-à-dire le « second sexisme » qui, alimenté par la prétendue « théorie du genre », incite à la haine du « mâle blanc hétéro ») et à la « critique de la race », que je considère comme une forme pseudo-antiraciste de racialisme militant.

Une forme militante et même intolérante ?

C'est effectivement dans cette nouvelle configuration idéologique que se développe aujourd’hui, en France et en Grande-Bretagne sur le modèle des États-Unis et du Canada, l’activisme « woke » et la « cancel culture » (la culture de l’annulation), qui nourrissent un hyper-moralisme ou un puritanisme pseudo-antiraciste travaillant à la destruction de notre histoire et de notre haute culture, ainsi qu’à la disparition des libertés académiques.

À quelques exceptions près, les mouvances gauchistes, mais aussi une partie de la gauche, sont passées, face à l’islam politique, de l’indulgence à la complaisance, puis à la connivence, voire à la complicité à travers diverses alliances. Au cours des années 2010, la rupture entre la gauche républicaine anti-islamiste et la gauche radicale antisioniste et anti-système) s’est manifestée de diverses manières. À la suite des attentats jihadistes sur le sol français, illustrés par les attaques meurtrières de Mohammed Merah en mars 2012 et le massacre commis en janvier 2015 dans la rédaction de Charlie Hebdo, les islamo-gauchistes se sont ralliés à la stratégie rhétorique des islamistes, qu on peut résumer par cette formule : « Plus les jihadistes tuent, et plus l’islamophobie doit être dénoncée ». L’appel islamiste à la « lutte contre l’islamophobie » est devenu le thème le plus mobilisateur dans les milieux islamo-gauchistes, pour entrer en synthèse avec le pro-palestinisme victimaire toujours attractif.

La « lutte contre l’islamophobie », présentée par les stratèges culturels islamistes comme la principale forme de la lutte antiraciste aujourd’hui, a donc joué le rôle d’un cheval de Troie pour conquérir la gauche et surtout l’extrême gauche. Les islamistes ont réussi d’abord a imposer le mot « islamophobie » qui permet de criminaliser toute critique de l’islam politique - ce dont se réjouit la décoloniale Houria Bouteldja -, ensuite à diffuser la vision victimaire du musulman discriminé et « racisé », enfin à convaincre une grande partie de la gauche que la société française était intrinsèquement raciste (infectée par un « racisme d’État » et un « racisme systémique » et que le prétendu « racisme anti-musulman » était le racisme à combattre prioritairement. Cette partie de la gauche, supposée laïque, s’est ainsi trahie elle-même, au point de ne plus être choquée, lors des manifestations islamo-gauchistes qui se sont multipliées en France depuis l’automne 2000, par les « Allahou akbar » et les « mort aux Juifs ! ».

Comment expliquez-vous que l’’islamo-gauchisme puisse séduire de nombreux chrétiens ?

On peut voir dans l’islamo-gauchisme l’une des formes prises par la « religion de l’Autre », par ce culte de l’altérité qui tient lieu de foi religieuse pour ceux qui n’en ont pas ou plus. On peut y voir aussi l'une de ces nombreuses idées chrétiennes devenues folles. Cette religion de l’Autre est fondamentalement victimaire et, après s’être fixée sur l'immigré et le Palestinien, a érigé le Musulman en victime maximale. La préférence pour l’Autre est ainsi devenue la préférence pour le Musulman supposé victime de l’islamophobie. C'est là une grande victoire idéologique et rhétorique remportée par les propagandistes islamistes. La xénophilie victimaire s’est transformée en islamophilie militante.

Cette vision du monde est d’autant plus séduisante pour l’extrême gauche qu’elle entre en synthèse avec l’immigrationnisme et le sans-frontièrisme, ces deux piliers de la gnose gauchiste contemporaine, qui postule que le monde comme il va est intrinsèquement mauvais et qu’il faut donc le détruire, en commençant par effacer les frontières et supprimer le contrôle de l’immigration. L’ethnocentrisme négatif, c’est-a-dire la haine et le mépris (ou le dégoût) de soi, trouve aujourd’hui sa traduction politique dans les mouvements s’inspirant du décolonialisme, de l’intersectionnalité et de la « théorie critique de la race ». La destruction des nations est au programme, tout comme le rejet de l’héritage chrétien et de celui des Lumières, réduits à des expressions haïssables de la « pensée blanche » ou de l’universalisme « blanc ».

Vous distinguez une préhistoire du phénomène islamo-gauchiste.

L’islamo-gauchisme a une préhistoire, qui commence en 1920 avec la collusion islamo-bolchévique, et il a une histoire, qui commence en 2000-2001. Dans mon livre Liaisons dangereuses : islamo-nazisme, islamo-gauchisme, j’analyse, parmi les évènements majeurs faisant partie de la préhistoire de l’islamo-gauchisme contemporain, la théorisation proposée au cours des années 1990 par l’idéologue trotskiste britannique Chris Harman (1942-2009), celle d'une alliance stratégique entre les révolutionnaires marxistes et les islamistes, sur la base d’un anti-capitalisme et d'un anti-impérialisme supposé communs.

Dans cette préhistoire idéologico-politique, il faudrait remonter au premier « congrès des peuples de l’Orient » organisé du 1er au 8 septembre 1920 à Bakou par l’Internationale communiste qui venait être créée. C’est alors que Lénine définit l’islam comme la religion d’une « nationalité » opprimée. Mais l’idylle a rapidement mal tourné. En 1923, Staline fait arrêter le dirigeant tatar Mirsaid Sultan Galiev partisan d’un communisme national musulman, qui sera fusillé en janvier 1940.

Dans cette préhistoire anti-impérialiste, il faut citer la conférence de Bandung (18-24 avril 1955) la première conférence afro-asiatique qu’on peut considérer comme l’événement fondateur du tiers-mondisme, qui se développera sur la base d’un rejet du colonialisme et du racisme, qui donnera une assise idéologique à l’antisionisme radical et à l’anti-occidentalisme, assise qu’on retrouvera plus tard dans le décolonialisme.

ll faudrait ensuite souligner l’importance, dans cette préhistoire, de la Révolution khomeinyste, lorsqu’en 1978-1979 le Parti communiste iranien (le Toudeh) a soutenu les islamistes chiites dans leur conquête du pouvoir sous les applaudissements d’une partie des élites intellectuelles occidentales (dont Michel Foucault et Jean-Paul Sartre), qui y voyaient un nouveau modèle de révolution, supposée dotée d'une dimension « spirituelle ». L’intellectuel chiite Ali Shariati (1933-1977), penseur musulman révolutionnaire et militant anticolonialiste iranien séduit par les thèses tiers-mondistes, a expliqué ainsi sa vision islamo-révolutionnaire :  « L’islam est dans le tiers-monde l’aliment social et idéologique le plus puissant pour faire face à l’Occident. C’est une arme formidable, une réserve immense de richesses morales et culturelles qui git dans les profondeurs des sociétés musulmanes. » Mais après quatre ans de collaboration avec le pouvoir islamiste, le Toudeh fut brutalement détruit en 1983 sur l’ordre de Khomeiny.

Dans une généalogie de l’alliance islamo-gauchiste avant ses dernières et récentes transformations, il faut enfin pointer les rapprochements entre islamistes et révolutionnaires marxistes dans les années 1990 à la faveur du mouvement altermondialiste, dans lequel se sont investies notamment des organisations trotskistes, tel, en Grande-Bretagne, le Parti socialiste des travailleurs (SWP).

Apres le 11-Septembre, le problème d‘une alliance entre islamistes et révolutionnaires revient a l’ordre du jour et le Parti socialiste des travailleurs (SWP) fortement engagé dans le mouvement altermondialiste, joue à cet égard un rôle majeur Harman participe ainsi, aux côtés de nombreuses associations musulmanes (britanniques et étrangères) et avec la bénédiction du maire travailliste islamophile de Londres Ken Livingstone (dit « Ken le rouge »), à l’organisation du Forum social européen (FSE) tenu à Londres en octobre 2004, auquel Tariq Ramadan est l’une des stars invitées.

C’est dans ce contexte qu’en Europe les Frères musulmans ont joué la carte de l’altermondialisme, tandis que les altermondialistes devenaient islamophiles, esquissant un front commun contre le capitalisme et l'impérialisme occidental - chaque camp, rouge et vert, croyant ou espérant emporter la mise. Mais des intérêts politiques et géopolitiques partagés, fondateurs d’alliances stratégiques, n’impliquent nullement une fusion idéologique, sauf lorsque des communistes se convertissent à l’islam ce fut le cas du terroriste léniniste Carlos, de Roger Garaudy et de quelques autres. Avec ces figures de l’islamo-communisme, c’est l’islamisme qui a fini par digérer le communisme.

✍︎ Liaisons dangereuses islamo-nazisme, islamo-gauchisme Paris. Editions Hermann, mars 2021. 14 €..

Photo : « L’appel islamiste à la lutte contre l’islamophobie est devenu le thème le plus mobilisateur dans les milieux islamo-gauchistes ».

propos recueillis par l’abbé G. de Tanoüarn monde&vie n°997 10 avril 2021

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