Avec Brutus mourant la liberté s’était pour jamais envolée de Rome ; avec Octave le simulacre en disparut aussi. Des monstres ou des imbéciles s’assirent tour à tour sur le trône des Césars, et la foule qui s’était ruée à la servitude aux pieds d’un Tibère venait avec le même zèle encenser les autels d’un Claude ou d’un Néron. Panem et circenses, du pain et des jeux, telle était la seule clameur qui troublait à Rome le silence à travers lequel s’acheminaient les générations. Jeunes et vieux, tous se pressaient vers l’idole régnante ; seuls, à l’écart, quelques hommes conservaient une attitude calme et digne.
Ce n’étaient pas des républicains ; ils ne le savaient que trop, les beaux temps étaient passés pour leur pays ; cette même plèbe qui mendiait les dons de l’empereur n’eut été que plus avide, plus rapace et plus vile, maîtresse de son sort. La vénalité des élections, l’achat des votes eût remplacé les turpitudes présentes dont on n’eût fait que changer la forme.
Ce n’étaient pas des opposants ; ils se comptaient et voyaient leur petit nombre ; les hommes étaient rares autour d’eux. Qu’eussent-ils fait dans l’abrutissement universel ? Ils souffraient, se taisaient et attendaient… peut-être la mort.
Rome avait tout perdu avec l’exercice de ses droits politiques ; l’ombre de son grand nom, voilà le lambeau de gloire qui parait encore les épaules déguenillées de la maîtresse du monde ; triste spectacle pour ses derniers enfants. La décadence graduelle mais sensible d’un peuple est à la fois un objet de mépris, d’horreur et de pitié. Et pourtant, vivre au milieu d’un immense cataclysme, en connaître les causes et l'origine, et se voir contraint de croiser les bras et de rester témoin inactif d’une perdition qu’on voudrait entraver au prix de tout son sang, n’est-ce pas une douleur poignante, surtout quand s’y joint la persuasion intime de la vanité de tous les efforts et de tous les vœux ? Hé bien ! cet atroce supplice, ils l’ont souffert, les Sénèque et les Juvénal, les Burrhus et les Tacite.
Ce dernier surtout, comme il sent la profondeur de l’abîme ! Comme il la mesure ! et de quel œil ! Ah ! dans ces heures de crise sociale, dans ces époques de désespoir, on reconnaît les âmes fortes et énergiques. Le caractère acquiert dans ces épreuves une trempe inflexible, et gagne en consistance et en dureté où les autres ont vu sombrer toute leur énergie.
Tacite n’espère plus ; Rome est sur la pente, elle a commencé à glisser ; impossible de remonter au bord du précipice : un siècle, deux siècles encore, plus ou moins selon la profondeur du gouffre, et elle viendra heurter la roche fatale où ses restes voleront en éclats. 2
Tacite ne croit plus ; il doute. Les Dieux sont trop hauts ; s’ils nous entendaient, laisseraient-ils ainsi les crimes ravager le monde et le souiller ? Y a-t-il une seconde vie ? Y a-t-il une récompense, un jugement au terme de celle-ci ?
Qui sait ? Qui sait ?
Mais Tacite, en raison de ce scepticisme produit par la vertu, se cramponne de toute ses forces à la réalité, l’étreint, la serre, et s’y attache dans une convulsion désespérée. C’est qu’il veut lui infliger un stigmate aussi long que les siècles, puisqu’il n’y a que les siècles, et rien au delà. Il a vécu dans une époque inouïe par ses crimes et par sa dégradation, hé bien, on s’en souviendra ! C’est un bourbier sanglant qui afflige son regard, hé bien ! cette boue ira à la postérité. L’humanité pourra se mirer là-dedans et se dire :
Voilà ce que tu as été ; songe à ce que tu es !
Inspiration sublime qui seule a pu donner à son style et à ses idées cette couleur d’une misanthropie sombre mais pleine de passion et de tristesse 3.
Avez-vous jamais lu cette admirable préface de la Vie d’Agricola ? C’est la première explosion de l’amertume concentrée dans son âme. Chose singulière ! ce livre paraît contenir au premier abord quelques germes 4 d’espérance ; quelques mots adressés à la louange de Trajan font penser au Panégyrique de Pline ; on reconnaît bientôt son erreur. Jam demum redit animus 5, dit-il, mais il y a là-dessous je ne sais quel geste d’incrédulité qui traduit son angoisse pour l’avenir.
Tout le bonheur de Rome dépend en effet d’un homme dont la mort peut être le signal d’une crise nouvelle ; d’ailleurs, les remèdes sont plus lents que les maux : que reste-t-il parmi les gens de bien ? quelques vétérans survivant aux autres et à eux-mêmes. Le reste se complaît dans son inertie et se plonge avec délices dans cette eau dormante qui d’abord faisait à tous une même horreur. N’était-ce le sentiment profond qui l’anime, Tacite aurait cent fois jeté la plume de dégoût : mais il ne veut pas seulement donner aux hommes un échantillon de la dégradation dont ils sont capables, il se propose aussi de venger la conscience du genre humain outragée par la domination de monstres et de répondre par un cri vainqueur à cette fumée, à ces bûchers où se consumaient les livres des sages, et où la tyrannie s’était flattée d’étouffer la voix du peuple romain et la liberté de ses paroles et de ses discours : memoriam quoque… cum voce perdidissemus, nous dit-il, si tam in nostra potestate esset oblivisci quam tacere. 6
Les Annales et les Histoires sont le grand ouvrage de Tacite : c’est là surtout qu'il a montré à nu la force de son âme et le scepticisme de son esprit qui semble douter comme Brutus de la vertu elle-même. Ainsi lorsqu’il a raconté le magnanime dévouement de Paullina voulant mourir avec Sénèque son époux, mais rappelée à la vie par force, l’historien ajoute : Incertum an ignarae. 7
O Horrible ! O most horrible ! pourrait-on dire avec Hamlet, quand on vient de lire Tacite.
Mais si l’on écarte ce scepticisme bien excusable d’ailleurs, vu l’époque où il a écrit, quelle connaissance de cœur humain ne trouve-t-on pas en lui ! Son livre est avec raison le bréviaire des hommes d’État. Comme d’un seul mot il caractérise toutes les bassesses des cours ! Lisez plutôt le récit de la mort de Britannicus tout palpitant de passion, sans rien perdre toutefois de la gravité historique : Trepidatur a circumsedentibus ; diffugiunt imprudentes ; et quibus altior intellectus resistunt defixi et Neronem intuentes… Ita post breve silentium repetita est convivii laetitia. 8
La mort fauche-t-elle un de ses pâles sujets ? un court silence, étonnement ou douleur, et la gaieté du festin recommence… « on jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais. » 9 Je ne puis penser au trait de Tacite sans me rappeler celui de Pascal : tous deux font frissonner.
L’histoire intime, l'histoire d’une cour, d’un palais, d’un homme, voilà ce que Tacite excelle à peindre et à raconter. Comme il nous prépare par exemple à la mort d’Agrippine ! D’abord s’agitent dans l’ombre les intrigues de Poppée, ses perfides suggestions, les propos des esclaves et des affranchis ; peu à peu, à mesure que les faits s’éclaircissent, les physionomies apparaissent plus distinctes. Racine a consacré toute une tragédie à peindre les incertitudes de Néron débutant dans la voie du crime. Il ne faut qu’une phrase à Tacite. Néron a ordonné de noyer sa mère, mais avant de s’en séparer : prosequitur abeuntem, arctius oculis et pectori haerens ; sive explenda simulatione, seu periturae matris supremus aspectus, quamvis ferum animum retinebat. 10 C’est effrayant !
Les Dieux et Agrippine sont ligués contre Néron ; celle-ci en effet s'échappe à la nage et, bien que commençant à se douter de la perfidie, elle envoie son affranchi pour annoncer son salut à l’empereur. Mais Néron est déjà instruit ; comme un écolier pris en faute, il tremble, pavore exanimis 11, va de Burrhus à Sénèque, de Sénèque à Burrhus, qui se le renvoient l’un à l’autre pour éviter de se prononcer. Néron se jette enfin dans les bras d’Anicet 12, il recourt à cet affranchi et, joyeux de son acceptation, montre à nu 13 les bassesses de son âme dans ce mot fameux : illo die sibi dari imperium auctoremque tanti muneris libertum. 14 Voilà l’esclave ; l’histrion a son tour dans la scène où, recevant Agerrimus, il lance une épée entre les jambes de ce dernier, crie au meurtre, fait jeter en prison l’envoyé d’Agrippine ut exitium principis molitam matrem et, pudore deprehensi sceleris, sponte mortem sumpsisse confingeret. 15 C’est du Machiavel assaisonné de Tabarin. Mais tout cela n’est rien auprès du chapitre qui raconte la mort d’Agrippine.
À suivre
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