Le 23 novembre 1992, mourait un grand nationaliste européen, Jean Thiriart, dont nous voulons achever ici le portrait. En effet, nous lui avons déjà consacré deux articles dans les numéros 19 et 20 de Devenir, mais nous n’avions pas encore eu l’occasion d’aborder les vingt dernières années de sa vie, ni d’évoquer sa personnalité, ni de souligner les grands traits de son idéologie qui mériterait une relecture et étude plus approfondie.
Issu d’une famille libérale laïque, Jean Thiriart s’engagea à 16 ans dans la Jeune Garde socialiste unifiée, un mouvement qui se sait sur la gauche du Parti Ouvrier belge, il milita également pour l’Union socialiste antifasciste. Pendant la guerre, il fréquenta la Fichte Bund, un groupe descendant du courant national-bolchevique de Hambourg dans les années ‘20 et, comme beaucoup de militants socialistes, il s’inscrit à l’Association des Amis du Grand Reich allemand. Pourtant, il n’était pas hitlérien, d’ailleurs il critiquera souvent dans ses écrits ultérieurs le chancelier, parce qu’il avait manqué l’occasion historique d’unifier l’Europe en magnifiant le petit nationalisme allemand au détriment du grand patriotisme européen. Condamné à trois ans de prison au sortir de la guerre, il ne fit plus guère entendre parler de lui pendant quelques années.
Concernant les années ’60, rappelons simplement qu’il fut un des fondateurs du Mouvement d’Action civique (MAC) en 1960, puis un des principaux dirigeants de l’organisation transnationale Jeune Europe ; enfin, il devint le “patron” du Parti Communautaire Européen (PCE) de 1965 à 1969. D’abord dans le journal hebdomadaire Nation Belgique / Nation Europe qui prit le titre de Jeune Europe en 1963, puis dans les revues L’Europe communautaire et surtout La Nation européenne, il rédigea des dizaines d’articles, construisant progressivement une doctrine. En 1964, il publia un ouvrage fondamental qui fut traduit en plusieurs langues : Un empire de 400 millions d’hommes : l’Europe.
Épuisé par une décennie de lutte et de sacrifices, il se retira à nouveau de la politique durant les années ’70. Il avait dilapidé une bonne part de sa fortune pour financer son mouvement politique. Peut-être aussi était-il lasser de fréquenter ce milieu où l’on rencontrait trop de ces instables et de ces maniaques, dont il avait dressé les portraits psychologiques peu flatteurs dans plusieurs de ses articles. De plus, ses proches préféraient qu’il vaquât à ses activités professionnelles. Toutefois, s’il est vrai que Jean Thiriart dirigeait Jeune Europe comme son cinquième magasin d’optique, inversement, ses conceptions politiques influaient sur ses activités professionnelles. Visiblement d’abord, le logo de l’Union nationale des Opticiens et Optométriciens de Belgique figurait un char à roues solaires et la Société d’Optométrie d’Europe affichait comme slogan Europa fortis unitate. Et les dirigeants de cette dernière association étaient élus au suffrage universel direct, sans quotas de sièges par pays.
Pendant dix ans, il se tut, sauf à deux reprises. En 1976, il accorda un entretien aux Cahiers du Centre de Documentation Politique Universitaire dirigé par Michel Schneider et, deux ans plus tard, Yannick Sauveur lui consacra son mémoire de DEA intitulé Jean Thiriart et le national communautarisme européen.
Mais il reprendra la plume en 1981, à l’occasion d’un attentat sioniste contre ses locaux bruxellois. En septembre 1982, Luc Michel avait rencontré Jean Thiriart et il obtint l’accès à ses archives. Son hôte lui prêta un bureau dans le bâtiment d’Optérion et mit une photocopieuse à sa disposition. Luc Michel publia dans le numéro six de la revue Conscience européenne une version modifiée par ses soins d’un texte fondamental de Jean Thiriart : le Manifeste à la Nation-Europe. Quelques mois plus tard, en juin 1984, Luc Michel créait un Parti communautaire national-européen (PCN) dont le nom était évidemment inspiré du l’ex Parti Communautaire Européen. Jean Thiriart entama un travail d’approfondissement, d’actualisation et de systématisation de sa pensée en écrivant plusieurs essais et de nombreux articles, tandis que Luc Michel rééditait une partie de ses anciens écrits et collaborait à la rédaction de nouveaux. Néanmoins, Jean Thiriart ne désirait plus s’engager dans la politique active, il se consacrait pour l’essentiel à son travail théorique. Depuis son décès, Luc Michel prétend qu’il est l’unique héritier de Thiriart, bien que son PCN soit devenu entre-temps une coquille vide. En réalité, les idées du « Premier militant » furent aussi diffusées par une série de revues et d’auteurs : Lotta di Popolo, Lutte du peuple, Saches des Volkes, Dimension européenne, Dimensione Europea, Le Partisan européen, Vouloir ainsi que le CIPRE de Michel Schneider, Guillaume Faye etc Divers mouvements se sont réclamés de lui, tels que l’Organisation Lutte du Peuple, certains nationaux-révolutionnaires puis le Front européen de Libération dont Jean Thiriart soutint la création en 1991.
En août 1992, Jean Thiriart effectua un dernier voyage. Il partit en Russie avec une délégation du FEL et rencontra les principaux opposants au régime d’Eltsine rassemblés au sein du Front du Salut national. Peu après son retour, il fut emporté par une crise cardiaque peu après son retour. Dommage, nous eussions aimé connaître l’opinion de l’auteur sur l’évolution du monde, car, ne l’oublions pas, son œuvre a presque entièrement été rédigée avant les bouleversements à l’Est.
Portrait du “patron”
Tout dans ce personnage trapu donnait une impression de robustesse et d’énergie. Passionnant orateur, il parlait avec le torse et il savait s’adresser en même temps à l’esprit et aux tripes. Grand sportif, il appréciait particulièrement les disciplines risquées ou à fortes sensations comme le parachutisme qu’il pratiqua avec les militants de Jeune Europe ou encore la lutte et la navigation à voiles. D’ailleurs, il démontra à maintes reprises son courage physique en tête de ses troupes, n’hésitant pas à utiliser la laisse de son chien en guise de fléau.
Jean Thiriart s’exprimait avec une franchise brutale et, comme il se fiait souvent à sa première impression dans les relations humaines, il pouvait manquer de tact et se montrer assez bourru. D’ailleurs, le ton des notes internes de Jeune Europe et du PCE était des plus directs, quand il ne frisait pas l’insulte. Peu de militants actuels accepteraient des ordres formulés de telle manière. De surcroît, il aimait déconcerter ses interlocuteurs et menait les conversations comme une lutte. Ces traits de caractère ne lui attirèrent pas toujours de la sympathie, mais il n’en avait cure. En revanche, il montrait plus d’indulgence avec ses chats, auxquels il vouait une profonde amitié. L’homme appréciait aussi les plaisirs de la vie, la bonne chair, le vin, les voyages. En fait, il éclatait aussi souvent de rire que de colère.
Passionné de science, ils parsemaient ses textes de métaphores techniques, et de références historiques. Ses articles, comme ses discours avaient un but démonstratif, ils sont d’ailleurs souvent construits comme des syllogismes. Mais il n’avait aucune préoccupation de style, il écrivait de manière laconique, presque télégraphique.
Un de ces anciens élèves nous a conté une anecdote qui révèle à la fois le scientisme et le caractère du personnage. Un jour, Jean Thiriart a refusé d’engager un candidat… parce qu’il portait la barbe. Sans doute avait-il lu dans un ouvrage de psychologie que le fait d’arborer cet ornement pileux constituait une tentative de masquer son véritable caractère.
Notre legs
Comme Jean Thiriart avait pris un soin particulier à la formation de ses militants, Jeune Europe et le PCE constituaient une réserve de cadres qui essaimeront dans la mouvance nationaliste. Et, parfois sans le savoir, nombre de jeunes militants actuels sont les héritiers idéologiques de Jean Thiriart. Il est parfois de ces richesses dont on ignore l’origine. Par ailleurs, des auteurs comme Guillaume Faye reprennent une partie de son corpus. Nous ne pouvons présenter ici son idéologie, car il s’agit bien d’une idéologie, c’est-à-dire une Weltanschauung, une vision globale du monde et de l’homme. Retenons néanmoins pour l’heure trois idées forces de son œuvre.
Le premier concept est celui de l’Europe de Lisbonne à Vladivostok, slogan qui a fait flores. Au XXe siècle, nous sommes entrés dans l’ère des grands espaces, les petits États ne sont pas assez forts pour défendre leur indépendance, ils n’atteignent pas la masse critique, or la liberté c’est la puissance et le citoyen d’un État dominé n’est pas réellement libre, même sil en a l’illusion. Dans l’esprit de Thiriart, l’Europe ne peut pas être une fédération d’États souverains ou un conglomérat de régions, il s’agit bien d’un État unitaire possédant son gouvernement, son armée, ses lois et dont les habitants partagent la citoyenneté. Cet aspect jacobin de la pensée de Thiriart rebutent autant les tenants de l’État-nation que les régionalistes, mais quand on voit l’inefficacité politique de l’Union européenne, on est bien tenté de lui donner raison. Thiriart avait horreur des “petits nationalismes” (français, allemands, breton, basque etc) qui ont maintenu l’Europe divisée et ont provoqué deux guerres mondiales entraînant son déclin au profit des États-Unis.
Il ne croyait pas non plus que l’Europe pouvait être unifiée, ou plutôt conquise, par une nation dominante. En effet, cette dernière s’aliène forcément tous les autres États et peuples et elle finit par succomber sous le nombre. Il en fut ainsi pour Napoléon comme pour Hitler. Non l’Europe doit se faire au départ d’un “parti historique” qui fondera l’État européen. La Jeune Europe et le PCE sont les archétypes de cette organisation transnationale, possédant des sections sur tout le continent, dont l’objectif est la fusion des États. La tentative a échoué en 1969, probablement, entre autres, parce que le parti n’a pas trouvé une terre d’accueil, une base à partir de laquelle il aurait pu lancer le processus d’unification, comme le Piémont l’a fait pour l’Italie.
Au nouvel État européen, Thiriart donnait une doctrine socio-économique : le communautarisme. Constatant l’inefficacité économique du communisme et les dérives du capitalisme, il cherchait une troisième voie qui associât les avantages des deux systèmes. Il pose comme postulat que l’économie ne vise pas l’accumulation de bien, mais qu’elle un moyen d’acquérir la puissance ; l’esprit, l’être-plus doit dominer le consumérisme, l’avoir-plus. L’État contrôle les entreprises qui du fait de leurs activités (haute technologie, production d’armement etc) ou de leur taille ont la possibilité de lui disputer la souveraineté. Il se prononce également pour la généralisation des coopératives autogérées. Enfin s’il concède que le libre échange est un facteur de progrès, il souligne la nécessité d’un nationalisme économique au niveau européen, seul moyen d’échapper à l’hégémonie politique américaine.
Certes, certains aspects de l’idéologie de Jean Thiriart sont datés et d’autres mériteraient un approfondissement ou des corrections, mais elle constitue néanmoins une matière primordiale pour notre réflexion actuelle.
► Frédéric Kisters, lettre interne à Nation, 2002.
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