En septembre 1759, Québec tombe aux mains des Britanniques. Un an plus tard, c’est au tour de Montréal. 1760 signe la fin du rêve de l’Amérique française.
Mai 1754. Dans la forêt, une troupe anglaise progresse à pas de loup. Son but ? Bouter les Français hors de la vallée de l’Ohio, une zone contestée entre les deux puissances. Or, les tuniques rouges viennent de débusquer un groupe de soldats français. Ni une, ni deux, ils les prennent en embuscade, font feu. L’officier français, Jumonville, est tué. À la fin de l’attaque, les Anglais réalisent la faute qu’ils ont commise : ces Français formaient une délégation diplomatique, chargée d’ informer pacifiquement les Anglais que ces terres appartenaient au roi de France. Au lieu de la victoire glorieuse, c’est un massacre. La compagnie anglaise est commandée par un jeune officier virginien : George Washington.
Vers l’affrontement
La guerre de sept ans (1756-1763) n’a pas encore été déclarée mais, déjà, le feu couve en Amérique du nord. Les affrontements éclatent sporadiquement sur « la Frontière » région incertaine entre les Treize colonies et l’Empire français. Cet empire ne couvre pas seulement « quelques arpents de neige ». S’étirant sur la moitié du continent nord-américain, il court des bouches du Saint Laurent jusqu’a La Nouvelle-Orléans. La Louisiane, alors, s’étend des Grands Lacs jusqu’au Golfe du Mexique.
Les Français sont les premiers Européens a avoir parcouru ces « chemins d’eau », canoté sur les fleuves, écumé les lacs grands comme des mers, descendu le Mississippi. Trois siècles après, le romancier Jean Raspail a arpenté les mêmes chemins, en hommage. « Combien ces rivières seraient moins suggestives, si les Français n’y étaient point passés les premiers, avec leur bravoure et leur esprit d’aventure », écrit l’historien américain John Finley. C’étaient des missionnaires, pionniers de cette colonie chrétienne (le père Marquette), des aventuriers (Cavelier de Lassalle, Iberville) et des coureurs des bois. Ces derniers, amis des Indiens, ont l’habitude de descendre dans le cœur du continent pour y faire le commerce des peaux, qui seront ensuite vendues au Canada : le vrai centre de la Nouvelle-France. Ce Canada, actuel Québec, est le berceau de la colonie. Un berceau sous-peuplé, cependant : moins de 60 000 habitants en 1750, tandis que les voisins anglo-américains, dans leurs Treize colonies, dépassent le million et demi.
La démographie est reine. Ces Américains anglais sont à l’étroit, aimeraient s’aventurer au-delà des Appalaches, à l’ouest, pour cultiver les immenses plaines fertiles. Mais ces dernières sont truffées d'Indiens et le drapeau fleurdelisé flotte sur un chapelet de forts aux noms mythiques : Chartres, Vincennes, Maurepas, Duquesne… Mettre la main sur ces terres occidentales suppose de déloger les Français du continent. À maintes reprises, les deux puissances se sont affrontées. En 1713, le traité d’Utrecht a entériné la perte de l’Acadie, au bord de l’Atlantique. Dans cette région stratégique, dernier rempart avant le Canada, la France ne conserve plus que Louisbourg, verrou de pierre censé contenir les velléités anglaises.
Au son des fifres et tambourins
Au milieu des années 1750, les tensions frontalières sont permanentes. L’incident de Jumonville illustre combien la situation est inflammable. En 1755 pour la première fois depuis près d’un siècle, la métropole française envoie des troupes à la colonie, jusque-la forcée de se défendre elle-même. La « French and Indian War » débute avant la guerre européenne. Le commencement du conflit est favorable a la France. Les Canadiens, Français acclimatés au pays, pratiquent « la petite guerre ». Ils sont ici chez eux et défendent leur foyer. La petite guerre sème le trouble chez les Anglais, piteusement défaits a la bataille de la Monongahela. Fait révélateur, Liénard de Beaujeu, officier canadien-français, a combattu à l’indienne, revêtu des peintures de guerre. Son embuscade a anéanti l’armée du général Braddock. Le revers est cinglant pour Londres. On suspecte les Acadiens, « sujets indésirables de Sa Majesté », de former une cinquième colonne pro-français. On les déporte, hors de Nouvelle-Ecosse.
L’affrontement est total. Les Indiens se rangent massivement du côté français. On vole de victoire en victoire. La « petite guerre » apporte des résultats et Vaudreuil, gouverneur de la colonie, natif du pays, jubile. Mais, en 1756, un nouveau lieutenant-général arrive en Nouvelle-France : le marquis de Montcalm, flanqué du capitaine Bougainville. Montcalm combat à l’européenne. Cela ne l’empêche pas, au début, de remporter des succès fulgurants. La victoire de Fort William Henry est entrée dans la légende grâce au Dernier des Mohicans de James Fenimore Cooper : tout y est, les étendards claquant au vent, la victoire de Montcalm, puis le massacre commis par nos alliés indiens. La « guerre de la Conquête » est une scène de roman, pleine de rebondissements.
Le retournement de situation est signée William Pitt, nouveau premier ministre anglais. Pour lui, la saignée de la France doit avoir lieu en Amérique. S’il échoue à Fort Carillon (écrasante victoire de Montcalm, à un contre cinq), il réussit cependant à prendre la forteresse de Louisbourg. La route vers Québec est ouverte. Surtout, l’Angleterre mobilise des troupes importantes, faisant débarquer prés de 15 000 soldats à Louisbourg en 1758. Côté français, le blocus anglais se fait durement ressentir en 1759 aucun renfort ne parvient à la colonie.
Peu nombreux, débordés, peu a peu lâchés par leurs alliés, les Français doivent abandonner d’immenses territoires dans l’Ohio.
L’étau se resserre autour du Canada, et c’est a Québec que le général anglais Wolfe entend frapper. Une incroyable armada anglaise, forte de quarante navires de guerre, fend les eaux du Saint-Laurent. Bombardant sévèrement la cité, Wolfe planifie une attaque audacieuse. Ses hommes, escaladent une éminence réputée imprenable les voici devant Québec. Le 13 septembre 1759 aux plaines d’Abraham l’affrontement dure une dizaine de minutes. Wolfe et Montcalm perdent la vie. Dix minutes de légende : grièvement blessé, Montcalm sait qu’il ne lui reste que quelques heures a vivre. « tant mieux, Je ne verrai pas les Anglais entrer dans Québec ».
Dix minutes, surtout, scellant le destin de la Nouvelle-France. Québec perdue, c’est toute la colonie qui est en sursis. Certes, le chevalier de Lévis continue la lutte. Les réguliers français et les miliciens Canadiens sont décidés a barrer la route de Montréal. La cité tombe un an plus tard. La capitulation de Montréal, signée en septembre 1760 par Vaudreuil, tire un trait sur les espoirs français. Un régime militaire britannique est instauré avant que le traité de Paris (1763) n’entérine la souveraineté anglaise sur le Canada.
Je me souviens
À compter de 1763, le Canada français est définitivement une province de l’Empire britannique. Londres doit alors composer avec une population francophone et catholique habitant au pays depuis un siècle et demi. On ne peut les déporter; il s’agit alors de les assimiler tout en apportant des garanties. L’Acte de Québec (1763) conserve aux Canadiens leur langue, leur liberté de culte et leur droit civil français. Pour autant, la victoire anglaise signe la rupture définitive avec la France, et l’arrivée de colons anglophones.
Et la Louisiane ? Au « Pays d’en-haut », près des Grands Lacs, les Indiens supportent mal la victoire anglaise. Le chef rebelle, un Outaouais nommé Pontiac, fait flotter le vieux drapeau blanc. Quant au sud de la Louisiane, le traité de Paris l’a fait entrer sous domination espagnole. Le substrat français demeure, renforcée par l’arrivée de réfugiés acadiens. Acadiens, Cadiens, Cajuns. Le retour a la France ne restera cependant qu’une chimère. Brièvement redevenue française en 1800, la Louisiane est vendue par Bonaparte en 1803. Une nouvelle ère s’ouvre sur le vaste continent.
La « guerre de la conquête » est un fait majeur de notre Histoire. L’humiliation de 1759 appelle la revanche de la guerre d’indépendance américaine; suscitant, par ricochet, l’aggravation de la crise financière du royaume. Surtout, elle marque la fin du rêve d’une autre Amérique, une Amérique française, dont il ne nous reste que Saint-Pierre-et-Miquelon et les riches îles à sucre. A-t-on sacrifié le Canada ? Pouvait-on raisonnablement le garder ? Jean de Viguerie, pour qui cette colonie avait « des origines mystiques », juge que sa perte « affecte l’être de la nation française ».
Les Canadiens se sont longtemps interrogés sur le sens de leur défaite. Est-ce la main de la Providence ? Non, selon le chanoine Groulx. Ce sont les hommes qui font l’Histoire, explique le prêtre nationaliste, et la nation française d’Amérique n’est pas morte. « Notre État français nous l’aurons ! ». Goutte d’eau dans l’immense Anglosphère, le fait français doit se défendre ou mourir. Pessimiste, l’historien québécois Guy Frégault écrit qu’ « en 1763 un monde anglais s’est refermé sur les Canadiens, sans pourtant qu’ils se fondent en lui, car il s’est créé contre eux et il se développe sans eux […] Leur condition ne résulte pas d’un choix qu’ils auraient fait ils n’ont guère eu le choix elle est la conséquence directe de la conquête qui a disloqué leur société, supprimé leurs cadres et affaibli leur dynamisme interne, si bien qu’elle s’achève en eux ».
De fait, l’anglais progresse à Montréal, métropole cosmopolite. Demeurent les remparts de Québec et la résilience canadienne-française. Sur la façade du Parlement québécois figurent les statues de Wolfe et de Montcalm, égaux jusque dans la mort. Mais au sommet de l’édifice flotte le drapeau d’azur, a la croix blanche, frappé de quatre fleurs de lys. 250 ans après la défaite, « notre belle aventure » (Lionel Groulx) continue. Avec un trésor : la langue française. Et une devise : « Je me souviens ».
Francois La Choüe monde&vie 29 février 2020 n°983
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