Cette aide, voire la mise hors jeu de l’identité propre, loin de porter préjudice à l’exaltation héroïque, l’élève bien plutôt jusqu’au plus haut.
Mais même dans des situations d’un autre genre, l’action humaine est proprement un acte divin. Là où précisément nous mettons l’accent sur la décision propre de l’homme, et où nous lui accordons la plus grande valeur, Homère voit la manifestation d’un dieu. Le récit évoqué plus haut d’Achille et d’Athéna (Iliade, I, 188 ff.) en est un exemple majeur. Le poète raconte d’abord tout comme nous le ferions : « L’outrage qu’il a subi de la part d’Agamemnon atteignit Achille d’une douleur sauvage, et son cœur balança le pour et le contre pour savoir s’il allait tirer l’épée, disperser l’assistance et tuer l’offenseur, ou bien s’il devait calmer son dépit et maîtriser sa fougue. Tandis qu’il remuait en lui ses pensées et déjà sortait son épée du fourreau, alors… »
Nous poursuivrions : alors la raison et le discernement l’emportèrent, voyant qu’il obtiendrait une bien plus grande satisfaction pour l’outrage subi s’il s’abstenait d’une action précipitée. Et les auditeurs auraient su à l’avance qu’il en serait ainsi. Car quand un homme entreprend de délibérer pour savoir s’il ne ferait pas mieux de se contenir, il n’est quasiment plus permis de douter de la manière dont la décision sera prise. Mais elle n’est point encore prise. Et nous écoutons maintenant comment elle est advenue : « Alors Athéna vint du ciel […] Elle se mit derrière lui et te tira par ses blonds cheveux ; étonné il se retourna et reconnut aussitôt Pallas Athénè car ses yeux brillaient avec force ». Ainsi le geste décisif que nous attribuons à ta libre décision de la volonté se produit ici grâce à l’apparition d’une divinité […].
Le dieu qui repose en lui-même et qui prend en souci toute chose
Les dieux grecs, qui sont partout présents là où quelque chose a lieu, ou est simplement pensé ou voulu, et dont la participation à tout événement apparaît avec une telle grandeur qu’il arrive souvent qu’ils ne soient pas seulement les instigateurs des actions humaines, mais bel et bien ceux qui les exécutent, Homère les appelle « ceux qui vivent légers », et une de leurs dénominations les plus importantes est : « les bienheureux ». Nous entendons parler fréquemment de la splendeur éternel le de leur existence légère, dégagée de tout souci et de tout intérêt. Mais n’y a-t-il point là une contradiction ? Comment un dieu reposant dans une pure félicité peut-il du même coup se soucier de toute chose ?
Devrait-on ici, comme beaucoup le croient, opposer un rêve merveilleux, un idéal, au sérieux et aux soucis de l’existence, avec lesquels il n’est en rien apparenté, et opposer la beauté parfaite et la quiétude à l’inquiétude, au combat et à la disharmonie de la réalité ?
La beauté accomplie a été pour les Grecs de toutes les époques la caractéristique du divin. Le beau n’est-il qu’un idéal humain ? Ou bien appartient-il, comme les Grecs en étaient convaincus, à l’être du monde et donc en premier lieu à la vérité divine ?
Friedrich Nietzsche estimait que la beauté chez les Grecs avait été le fruit d’une victoire sur une douleur infinie. Ce n’est que parce qu’ils avaient souffert de l’indicible misère de l’existence que le prodige de la beauté se serait levé au-dessus d’eux. L’image sereine des Grecs qui était celle des amis de l’Antiquité depuis Winckelmann lui paraissait par trop naïve. Il croyait donc, armé de la célèbre parole du Silène selon laquelle il eût mieux valu pour l’homme ne jamais voir le jour, être parvenu à sonder plus profondément l’âme des Grecs que ses prédécesseurs.
La seconde moitié du siècle dernier, qui affichait le visage le plus content de soi, visage tourné avec enthousiasme vers le progrès, fut au plus profond d’elle-même, si l’on interroge les penseurs qui firent preuve du plus grand sérieux, l’époque du pessimisme le plus désespéré. Ainsi l’ombre la plus noire devait également tomber sur l’image des Grecs.
Aujourd’hui que cette vague sombre s’est retirée et que nous avons appris à regarder de nouveau les œuvres des Grecs avec un regard plus libre, il est permis de dire que Nietzsche et les penseurs qui lui sont proches se sont fondamentalement fourvoyés.
Il n’y a là nulle trace de combat ni de douloureuse déchirure. De même qu’on dit des dieux qu’ils vivent légers, la beauté et le divin des œuvres grecques éclosent sans effort. Elles ne sont point la vision d’une âme torturée par une sombre passion, mais bel et bien une manifestation de l’être des choses et de leur vérité. « Le beau est un phénomène originaire », disait Goethe à Eckermann (18 avri1 1827). Le psychologue, lui, court toujours le risque de perdre le monde et de ne plus percevoir la voix de l’être, à force de s’évertuer à vouloir écouter ce qu’il y a à l’intérieur.
L’art grec fut celui qui ajointait le beau au vrai et au bien, non à celui de la volonté, mais au bien objectif qui se manifeste dans l’ordre éternel de la nature et de l’existence. Ne devons-nous pas être à même de reconnaître dans le beau la vérité, l’être accompli ?
Où que nous regardions dans la nature, c’est la Figure et son éclat joyeux qui partout resplendit sur nous, y compris dans les plus petites choses. Même la vie de l’homme nous apprend à reconnaître la signification essentielle du beau. Nous parlons bien de sentiments beaux et de belles actions, et cela est pour nous plus évocateur que lorsque nous les qualifions simplement de bons et de bonnes. La nature ne se laisse pas abuser. La vraie noblesse d’un acte comme d’un sentiment s’exprime à partir de la beauté du geste qui est inimitable, et se distingue aisément du charme extérieur de mouvements avenants. Comme ils sont beaux les mouvements naturels de la grâce qui accorde faveur, de la bénédiction, de l’aimable compréhension, de la noble réserve, de la pureté virginale, contrairement aux expressions et aux gestes de l’amour-propre, de l’étroitesse du cœur, de la mesquinerie, de la malveillance et de la violence ! Partout la véritable bonté, présence du dieu qui habite l’âme, nous parle de sa vérité en tant que beauté. Même un visage marqué par la souffrance devient d’une émouvante beauté, à condition que la souffrance de l’homme ne le rende pas convulsé, médiocre, acerbe et mauvais, mais que grâce à un souffle de l’éternel, et en dépit de toute pesanteur, elle l’élève de façon merveilleuse.
Même la tragédie grecque, qui place sans ménagement l’homme devant la terrible vérité, permet à l’éclat d’or de la joie de resplendir depuis cette vérité. Hölderlin pouvait dire du même Sophocle qui, dans le chœur d’Œdipe à Colone, fait entendre ces paroles désespérés du Silène, que chez lui « le plus joyeux s’exprimait dans le deuil ».
Ce n’était point de désir ou de volonté qu’il s’agissait, mais bien plutôt du savoir vivant de l’être des choses, lorsque le Grec cherchait et trouvait dans leur fondement ce qui possède figure, le beau, la joie éternelle, que cela voulût dire pour l’homme plaisir ou peine. C’est pour cela que les dieux olympiens s’étaient manifestés à lui — et à lui seul, homme grec, parmi toutes les races d’hommes. Dans leur bienheureuse quiétude se manifeste le secret originairement divin de tout l’être. L’omniprésence de leurs œuvres et de leurs actes n’empêche nullement qu’ils « vivent légers », de même que la difficulté d’être n’est pas le moins du monde supprimée du fait que dans sa profondeur originelle tout est léger, paisible et joyeux. Cela demeure au contraire, avec tous ses fardeaux, ses afflictions et ses échecs, à l’abri dans cet éternel que sont les dieux. « Et toute poussée, toute lutte, / Est éternel repos, en Dieu, le maître » (Goethe).
À suivre
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