Nous devons cette nouvelle au fameux hymne à Zeus de Pindare, qu’on connaît en partie bien qu’il ait été perdu. Il y était dit que Zeus, après que fut achevée la nouvelle figure du monde, interrogea les dieux qui étaient plongés dans un étonnement muet, et leur demanda s’il manquait encore quelque chose pour parvenir au plein achèvement. Et ils répondirent qu’une seule chose manquait, une voix divine, susceptible d’annoncer et de célébrer toute cette merveille. Et ils le prièrent d’engendrer les Muses.
Nulle part au monde ailleurs que dans le mythe grec, il n’a été donné au chant et à la haute langue de signifier l’être.
L’être du monde s’accomplit ainsi dans le chant et le dire. Il appartient à son essence qu’il doive se manifester, justement comme divin, proféré par la bouche des dieux. Dans le chant que chantent les Muses, retentit la vérité de toutes choses comme un être rempli de dieux, brillant depuis la profondeur, et manifestant la splendeur éternelle et la quiétude bienheureuse du divin, même au sein de ce qui est le plus sombre et le plus souffrant.
L’essentiel et le grand demandent à être chantés
C’est ainsi qu’est parvenu aux Grecs le message du divin, c’est ainsi qu’ils ont dû l’éprouver : non en tant qu’impératif catégorique, ou en tant que salut d’ici-bas ou d’au-delà, mais comme l’éternel et le bienheureux qui consolent et rendent heureux, non par des promesses solennelles, mais parce que c’est. L’esprit du chant leur apprend de quelle sorte sont les dieux, car il est au fond leur voix.
À partir de là, l’homme peut participer de façon modeste au divin puisqu’il prend part au chant. Ce qu’exalte celui-ci dans son royaume sacré relève de l’éternel, c’est-à-dire de ce qui est intemporel et apparenté au dieu.
On n’a pas su assez s’étonner de ce que les hommes d’Homère soient capables de trouver une consolation à leur plus profonde souffrance, en ce que leur destin peut plus tard retentir dans le chant. Il est dit dans l’Odyssée (VIIl, 579) que la guerre de Troie, avec tout ce qu’elle comporte de détresse et de ruine, devait avoir lieu pour devenir un chant pour la postérité. À quel point cela paraît incompréhensible à l’ homme des temps modernes, c’est ce que montre le jugement de Nietzsche (Humain, trop humain, II, 89) : il qualifie cette pensée d’« horrible », ce qu’elle est au demeurant quand on la restitue dans ses termes à lui. à savoir que les hommes doivent éprouver la peine la plus dure pour que « le poète ne manque pas de matière ». Jacob Burckhardt s’est exprimé de façon analogue. Peut-on cependant se méprendre davantage sur l’esprit grec qu’on le fait en se servant du concept d’une matière, dont aurait besoin le poète et que les dieux eux-mêmes, avec une terrible cruauté, « devraient procurer », comme le dit expressément Nietzsche ? Le chant de la Muse est la voix divine issue du réel même, dès lors que celui-ci est grand et essentiel. « Car le commun descend sans bruit vers Orcus » (Schiller).
Si l’esprit du chant n’avait pas habité dans la profondeur de chaque grande souffrance, aucun Homère ne l’au rait chantée. L’essentiel et le grand demandent à être chantés, tout comme, selon le mythe grec, l’être du monde exige le chant des Muses pour s’accomplir dans la manifestation de sa vérité.
Ce que ces vers de l’Odyssée disent du destin des héros de la guerre de Troie, nous l’entendons de la bouche d’Hélène en personne dans l’Iliade (VI, 357), quand elle se plaint de l’infortune qui l’a frappée, elle et Pâris. Cela serait arrivé, selon elle, afin que tous deux puissent devenir un chant dans les temps futurs. Un poète tragique, bien des siècles après, fait ainsi s’exprimer avec une fierté sublime la reine Hécube qui doit connaître la misère de l’esclavage après la chute de Troie. Ainsi, dit-elle, Troie a été choisie pour la haine, et toutes nos victimes ont été inutiles. mais si un dieu ne nous avait pas précipités dans une souffrance si profonde, « nous irions sans bruit, sans laisser de traces / Et nous ne serions pas un chant pour les hommes à venir » (Euripide, Les Troyennes, v. 1240 ff.). En dépit de tout ce qui est arrivé, elle a donc été consolée de savoir que sa souffrance, avec sa grandeur intérieure, appartenait à la sphère de l’éternel où habitent les dieux — sa souffrance humaine plus encore peut-être que ses joies humaines.
C’est en se sens que Hölderlin dit de la tragédie de Sophocle : « Beaucoup ont tenté en vain de dire de façon joyeuse le plus joyeux : / Ici enfin, il me parle, ici dans le deuil ».
Les dieux consolent par ce qu’ils sont
Mais les dieux consolent encore plus quand ils rencontrent l’homme, eux qui ne sont eux-mêmes touchés par aucune souffrance. Ils ne consolent pas tant par ce qu’ils offrent ou promettent, que par ce qu’ils sont.
Cette merveille — car nous pouvons bien l’appeler ainsi — ne se rencontre pas uniquement chez les anciens Grecs, mais chez eux, cela fait partie du caractère fondamental de leur religiosité, et cela nous aide à comprendre toute leur attitude spirituelle. Pour l’esprit élevé de ces hommes, il n’y a rien qui leur procure plus de bonheur que de savoir qu’il y a des bienheureux éternels, et ce savoir participe déjà — en une participation humaine — à la félicité des dieux […].
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Mais nous n’avons parlé jusqu’à présent que d’une partie de la manifestation des dieux chez les anciens Grecs. Le bienheureux retrait des dieux n’exclut pas ce qui nous est plus familier, leur omniprésence. Au contraire, c’est un être-présent si immédiatement tangible que nous ne trouvons rien de semblable dans aucune des religions antiques.
C’est la grande merveille, à jamais mémorable, de la religion grecque ancienne : ceux qui bienheureusement sont le plus en retrait sont les toujours proches, œuvrant en tout, et les toujours proches sont dans le retrait bienheureux. Il n’y a pas l’un sans l’autre. C’est le lointain inaccessible qui donne lieu à la proximité et à la rencontre de ce qu’il est.
Apollon, qui à la fin du premier chant de l’Iliade, joue de la lyre dans l’éclat du festin de l’Olympe, est le même qui, à l’appel de son prêtre gravement offensé, « pareil à la nuit » comme il est dit, est venu du ciel pour frapper de ses flèches mortelles le camp des Grecs, durant neuf jours et neuf nuits. Héra, qui souriait à son fils Héphaïstos, lorsque celui-ci lui offrit la coupe et l’exhorta à oublier le destin des mortels et à se joindre à l’allégresse des célestes, est la même qui, lors de la querelle des rois — comme Achille en colère était sur le point de tirer le glaive contre Agamemnon —, avait dépêché Athéna, « car elle les aimait tous deux et les entourait de sa sollicitude ». Et alors qu’Achille bouillant de colère sortait déjà le glaive de son fourreau, Athéna l’avait soudain effleuré légèrement par derrière, de telle sorte qu’il se retourna et son regard rencontra les yeux flamboyants de la déesse, qui lui enjoignit de se contenir. Et le violent Achille obéit. Cela du ra le temps d’un éclair. Personne d’autre n’avait vu la déesse.
Ainsi les dieux sont partout présents là où quelque chose de décisif a lieu, est accompli ou enduré. Le lecteur de l’Iliade et de l’Odyssée sait qu’ici rien n’advient, ne réussit ou n’échoue, qu’aucune pensée vraiment significative, qu’aucune décision ne s’élabore, sans intervention divine. Celui qui est lui-même concerné sait seulement le plus souvent qu’« un dieu » ou que « la divinité » est intervenu, bien qu’il y ait assez de cas où il rencontre l’être divin en personne, mais c’est alors toujours seul qu’il le rencontre, sans la présence d’autres témoins. Le poète, lui, instruit par la Muse, peut toujours dire lequel des dieux était ici à l’œuvre.
Cette conscience vivante de la plénitude divine de tout ce qui est et de tout ce qui advient, ce saisissement qui ne peut rapporter aucun événement important sans penser à la divinité qui œuvre en lui, n’a pas son pareil dans le monde. Et l’on est à bon droit surpris que ceux qui se sont permis de dénigrer les dieux d’Homère, n’aient pas au moins reconnu, pour s’en étonner, le caractère unique de cette relation au divin.
La toute-puissance des dieux s’accomplit en vérité de façon beaucoup plus singulière qu’on pourrait le penser d’après ce qui précède. Le fait que la divinité soit et œuvre partout, correspond au dogme de la religion des temps modernes, uniquement à vrai dire au dogme, dans la mesure où nous ne voyons pas, comme Homère, cette divinité, à chaque instant à l’œuvre. Cependant le fait qu’elle ne donne pas seulement l’impulsion, là où quelque chose de significatif est accompli, mais encore qu’elle le fasse à proprement parler elle-même, voilà qui dépasse de loin les représentations religieuses que nous connaissons. Il en est pourtant exactement ainsi chez Homère. De même que, fondamentalement, les Muses n’enseignent rien, mais sont elles-mêmes celles qui chantent là où il y a chant et dire (nous en avons parlé plus haut), de même aussi les dieux, dans le domaine de l’action, ne sont pas ceux qui donnent la décision, la force et le succès, mais ceux-là mêmes qui agissent. Cela certes n’est pas souvent exprimé, mais nous l’entendons dire de temps à autre, en des mots qui ne prêtent à aucun malentendu. Au début du combat décisif entre Achille et Hector, qui met un point final à toute l’action guerrière de l’Iliade, Achille, dans toute la fierté de sa force héroïque, ne dit pas : « À présent il n’y a plus d’issue pour toi, parce que ma lance va sur-le-champ te toucher à mort », mais bel et bien : « Sur le champ Pallas Athénè va te vaincre avec ma lance » (Iliade, XXll, v. 270). Peu avant (v. 214), cette déesse était apparue elle-même à Achille et avait dit avec un « nous » plein de signification : à présent nous allons vaincre Hector et récolter une grande gloire […]
À suivre
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