Pourquoi fait-on si peu de cas du monde des dieux des anciens Grecs, qu’on étudie avec un zèle scientifique comme objet d’un intérêt antiquaire, sans penser qu’au-delà il possède un sens et une valeur, et que, comme tout ce qui est d’importance dans le passé, il pourrait peut-être bien nous concerner aussi ?
La première raison tient naturellement au triomphe d’une religion qui, bien loin de la tolérance dont faisaient preuve toutes les religions antérieures, affirme sa prétention à détenir seule la vérité, de sorte que les conceptions de toutes les autres, et en particulier celles de la religion grecque et de la religion romaine qui prévalaient jusque-là en Europe, ne peuvent qu’être contraires à la vérité et condamnables.
À cela s’ajoute que les premiers adeptes de cette foi se sont toujours attachés à juger l’essence de la religion antique à partir de ses formes d’apparition les plus troubles [et ce, alors même que] les grandes époques du paganisme grec (et également romain) ont été sans doute plus pieuses que les époques chrétiennes […].
Mais […] il nous faut à l’inverse poser la question suivante : pourquoi les dieux olympiens n’ont-ils pas perdu leur crédit jusqu’à nos jours ? C’est d’eux que nous parlons quand nous voulons parler en un sens élevé du monde et de l’existence. Apollon, Dionysos, Aphrodite, Hermès, etc., sont toujours pour nous des apparitions lumineuses et évocatrices en dépit du christianisme et d’une science éclairée. Même si nous sommes loin de croire en eux avec sérieux, leur éminent regard ne cesse pourtant de nous toucher quand nous nous élevons au-dessus de tout ce qui est purement factuel, pour gagner les hauteurs où habitent les Figures. Pourquoi ne parlons-nous pas de la même façon d’Isis et d’Osiris, d’Indra et de Varuna, d’Ahuramazda et d’Ariman, de Wotan, Donar et Freya ?
On répondra que cela tient à notre tradition humaniste. Mais cette tradition n’aurait pas été capable de nous faire porter en notre cœur ces dieux dont les temples ont été fermés depuis un millénaire et demi, si leur essence la plus propre ne continuait encore à témoigner pour eux, en dépit de toute condamnation.
Et cette essence, la plus propre, qu’est-elle, pour ainsi ne cesser de briller après la disparition du monde grec, au milieu de peuples qui ont une autre langue, une autre religion, une autre conception du monde ? Comme le dit Goethe dans son Épilogue à la cloche de Schiller : « il resplendit devant nous, disparaissant comme une comète, / Infiniment joignant la lumière à sa lumière ».
Les dieux grecs n’ont besoin d’aucune manifestation autoritaire
Les dieux grecs se distinguent radicalement de ceux du Proche-Orient, dont l’essence nous parle si directement que nous avons coutume de former à partir d’eux le concept de divin en général (comme par ex. le livre bien connu du théologien Rudolf Otto Le sacré peut le montrer). On a pu, par ex., depuis longtemps constater que l’affirmation de la divinité qui nous est familière, et qui commence par les mots « je suis », est impensable dans la bouche d’un dieu grec.
Les dieux grecs ne parlent pas d’eux. Apollon de Delphes, chez qui durant tant de siècles sont venus, même de l’étranger, tous ceux qui, du roi au mendiant, cherchaient conseil, Apollon, donc, n’a jamais dit quoi que ce soit de sa propre essence ni de sa propre volonté, n’a jamais exigé pour lui-même une adoration particulière. Cela nous rappelle une parole pleine de sens de Schelling : « Dieu, dit-il, est précisément le grand bien heureux, comme l’appelle Pindare, précisément parce que toutes ses pensées sont perpétuellement dans ce qui lui est extérieur, dans sa création. Lui seul n’a pas affaire à lui-même, par ce qu’il est a priori sûr et certain de son être » (Déduction des principes de philosophie positive).
Aucun dogme n’exprime au nom de ces dieux la manière dont il faut les considérer, dont ils se présentent à l’homme, et ce que celui-ci leur doit. Aucun livre sacré ne prescrit ce qu’il faut absolument savoir ou croire. Chacun peut à sa guise penser aux dieux, à partir du moment où il ne leur refuse pas les honneurs, qu’il doit leur rendre selon l’usage ancien.
Ils n’ont donc aucunement besoin de manifestation autoritaire, comme celles dont se réclament les autres religions. Ils se prou vent uniquement dans leur être et leur advenir, et ceci avec une telle intensité de manifestation que dans les périodes de grandeur il n’y a absolument pas d’incroyance, abstraction faite de quelques rares phénomènes. Combien cela change à des époques plus récentes ! Homère, que nous pouvons appeler le plus réaliste de tous les grands poètes, raison pour laquelle il est toujours neuf après des millénaires, peut raconter quel dieu est présent dans chaque événement marquant, et les hommes dont il narre l’histoire savent au moins de façon nette que « dieu » ou « un dieu », comme ils disent, en est l’auteur secret. Dans le monde homérique, en effet, rien ne se passe sans que les dieux ne soient, au sens propre, les intervenants, ceux qui à proprement parler agissent et mènent à l’accomplissement.
Mais au regard de cette sollicitude omniprésente et de leur règne, que nous reconnaissons volontiers, il reste qu’un élément paraît difficilement conciliable, qui heurte notre croyance, et qui apparaît tout à fait choquant. C’est que de tout ce qui a été dit au sujet des dieux, rien n’est plus certain que le fait qu’ils vivent dans le calme le plus heureux, sans se soucier de toute la joie ni de toute la souffrance du monde. C’est justement ainsi que nous nous approchons au plus près de la divinité olympienne. Et c’est précisément cet esprit de quiétude céleste et de calme bienheureux dont le souffle, venant des figures grecques des dieux, nous touche encore aujourd’hui, nous réjouit et nous libère.
Les Muses
D’où vint aux Grecs ce savoir des dieux, alors qu’ils n’avaient aucun Moïse, aucun Zarathoustra ?
Mais ils avaient eux aussi reçu une nouvelle, qui au sens le plus vrai peut être appelée une manifestation ; une nouvelle divine comme aucun peuple n’en a reçu. Elle ne parlait pas de la grandeur majestueuse d’un Créateur du monde, d’un Législateur, d’un Sauveur, mais au contraire de ce qui est, et qui, comme il est, témoigne de la présence habitante du divin et de sa magnificence, que cela signifie pour les hommes joie ou souffrance.
Cette illumination vint d’une divinité particulière, la Muse ou les Muses au pluriel, car elles sont une et plusieurs en même temps. La Muse est une figure dont l’équivalent n’est jamais apparu à un autre peuple. Son nom — le seul nom grec de dieu qui soit passé dans toutes les autres langues européennes — s’est si bien assimilé chez nous avec ses dérivés (“musique”, etc.), que nous courons le risque de l’interpréter d’après nos concepts d’esthétique et d’art. Mais rien ne serait plus erroné. La Muse est la déesse du dire vrai au sens le plus éminent. Le chanteur et le poète, ceux qui disent le vrai, se nomment ses « serviteurs » (propoloi), ses « suivants » (therapontes) ou ses « prophètes » (prophètai), et les honorent de leur piété et de leur culte. Pindare s’adresse même à la Muse comme à sa « mère » (Néméennes, 3). Ceux à qui cette grâce est accordée savent clairement qu’ils ne peuvent pas prétendre à ce que nous appelons, avec tant d’orgueil, “création”, mais qu’ils sont seulement les Écoutants, durant que chante la déesse elle-même. C’est déjà ce que dit le premier vers de l’Iliade : « Chante, déesse, la colère d’Achille, le fils de Pélée ! », et de nombreux témoignages de la grande poésie continuent à le montrer. On en trouve un fort bel exemple chez Alcée, le poète lyrique du VIIe siècle av. JC (fragm. 10). Il s’écrie dans un ravissement extatique, après que le chœur des jeunes filles, pour lequel il a demandé l’aide de la Muse, a fait entendre sa voix : « La Muse chante, la sirène à la voix claire ! ».
Les Muses sont des divinités de haut rang, d’un rang insigne. Elles ne s’appellent pas seulement filles de Zeus, nées de Mnémosyne, la déesse de la mémoire. À elles seules il est réservé, comme au père des dieux lui-même, de porter le nom d’Olympien, dont certes sont honorés les dieux en général, mais à l’origine aucun dieu particulier à part ceux-là.
Mais plus significative encore est la nouvelle qui nous fait bien comprendre leur vocation et leur nature.
À suivre
Les Grecs et leurs dieux 1/4
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