46 années de détention, soit 19 de plus que saint Mandela, telle fut la tragique coda du parcours de l'étonnant Rudolf Hess, fidèle parmi les fidèles d'Adolf Hitler.
Le destin de Rudolf Hess était déjà relié à un grand conquérant puisqu'il naît dans la ville d'Alexandre le Grand (Alexandrie), le 26 avril 1894. Sa famille possède, dans cette Egypte sous tutelle anglaise, un prospère commerce d'import. Rudolf grandit dans une vaste maison de trois étages, avec un jardin luxuriant sur les toits. Il est très attaché à sa mère, son père, austère protestant patriote, étant plus distant.
En 1908, le patriarche fait ses valises pour revenir en Allemagne, à Bad Godesberg (Westphalie), ville du futur célèbre congrès social-démocrate. En 1914, Rudolf s'engage dans le 7e régiment bavarois d'artillerie avant d'être reversé dans l'infanterie. Il monte au feu le 4 novembre 1914, à la bataille d'Ypres. Il est ensuite dans la Somme et en Artois. Il obtient par son courage le grade de caporal et la croix de fer de deuxième classe. Le 21 septembre 1916, il est grièvement blessé par des éclats d'obus devant le fort de Douaumont. Il sera encore blessé dans les montagnes de Transylvanie (1916), et frôle la mort en recevant une balle au poumon à Focasani (Roumanie) durant l'été 1917. Il est nommé lieutenant pour sa bravoure. Déclaré inapte pour l'infanterie à cause de ses blessures, il devient pilote d'aviation mais ne livre qu'une seule bataille, au-dessus de Valenciennes, peu avant l'armistice.
La société Thulé
Meurtri par la défaite - on n'a rien compris au national-socialisme si on perd de vue cette humiliation -, Hess écrit alors à son cousin : « Je ne me suis pas suicidé parce que je conserve un seul espoir on peut contribuer à modifier la course de la fatalité. » Revenu à la vie civile, il entreprend des études d'économie politique à l'université de Munich. Qu'il interrompt pour combattre la république judéo-spartakiste bavaroise de Kurt Eisner dans le corps-franc de Franz von Epp. Début 1919, il rejoint un petit cercle de réflexion sur l'Antiquité germanique : la société Thulé (Thule-Gesellschaft). Leur emblème est une croix-gammée (l'ancienne swastika) et un glaive entrelacé de feuilles de chêne. Les membres se saluent, bras tendu, d'un martial Heil und Sieg («Salut et Victoire»). Les candidats se voient soumis à une enquête de personnalité et à une étude morphologique éloignant « les éléments impurs pervertis par le sang juif » ! Nourries des théories de Gobineau ou de Houston Stewart Chamberlain, la société Thulé œuvre pour la renaissance de la race germanique, basée sur le sol et le sang (le blut und boden est déjà là). La lecture des Protocoles des sages de Sion les convainc d'un complot judéo-bolchevique, matérialisé sous leurs yeux par le soulèvement spartakiste.
La rencontre avec Hitler
Comme celui qu'il va bientôt rencontrer, Hess ne fume pas, ne boit pas, ne sourit pas souvent et, comme en témoigne sa future épouse Ilse, « ne pouvait supporter que les jeunes gens s'amusent et dansent quand leur pays avait subi une défaite». Hess sympathise avec son professeur d'université Karl Haushofer qui développe dans ses cours la notion d'« espace vital » (Lebensraum), elle aussi promise à un bel avenir. Un soir d'été 1920, ils vont tous deux entendre, à la brasserie Sternecker, un jeune orateur qui commence à faire parler de lui dans Munich. C'est Adolf Hitler. Hess en revient transfiguré, comme le constate Ilse : « Il était comme transformé, plein de vie, rayonnant, libéré de sa tristesse et de ses méditations moroses. » Bien d'autres figures et soldats politiques du NSDAP ressentiront la même illumination devant Hitler. Comme Otto Strasser : « Son discours part comme une flèche, il touche au vif la plaie de chacun, il libère le subconscient de la foule,… il dit ce que le cœur des gens qui l'écoutent veut entendre. » Ou la cinéaste Leni Riefenstahl : « l'impression très physique que la terre s'entrouvrait ». Hess devient le frère d'arme apprécié d'Hitler. Il fait le coup de poing dans l'uniforme de la SA, aux côtés d'Ernst Rohm qu'il côtoyait déjà dans le corps-franc von Epp. Il reçoit une blessure de plus quand les rouges lui laissent une balafre à la tête. Mais, poignard sur la cuisse, il continue d'entonner dans les rues bavaroises : « Flanquez-la dehors, toute la bande juive / Flanquez-la hors de notre pays allemand ! Renvoyez-les à Jérusalem / Ils y seront de nouveau entre fils de Sem ! »
Mein Kamp
Avec l'échec du putsch de Munich, le 9 novembre 1923, Hess accompagne son mentor dans la forteresse de Landsberg. Durant cette paisible incarcération, il l'aide - avec lise aussi - à écrire son manifeste politique, Mein Kampf. Une fois au pouvoir, en 1933, Hitler récompensera sa fidélité en faisant de lui son dauphin et le troisième personnage du Reich après Goering. Il sera d'une inlassable fidélité à son Fuhrer (« un homme par l'intermédiaire duquel agissent des forces supérieures » - on note ici le côté exalté et mystique de Hess, féru d'astrologie et admirateur de Nostradamus) et vilipendera les «traîtres» monarchistes et conservateurs (symbolisés dès le début du Reich par un Franz von Papen, et qui produiront plus tard un von Stauffenberg, idole encore aujourd'hui des constipés du monde entier). Il jouera hélas un rôle moteur, avec Himmler, Goering et Goebbels, dans la stupide élimination du capitaine Rôhm et des chefs de la SA lors de la Nuit des longs couteaux du 30 juin 1934. Assisté d'un Martin Bormann qu'il n'aime guère, Hess dirige le parti depuis la Maison Brune munichoise, et participe à l'élaboration des lois de Nuremberg de 1935.
Un vol pour la paix
Hess se sent délaissé et peu pris au sérieux par Hitler. Lui qui a prénommé son fils Wolf à cause du surnom donné au Fuhrer. Au lieu de diriger le parti, il aurait aimé être ministre des Affaires étrangères. Pourtant, Hitler lui témoigne toujours son amitié et certains égards, comme celui de l'assister lors de la signature de l'armistice de la revanche dans la clairière de Rethondes, le 23 juin 1940. Quand il comprend que l'opération Barbarossa sera bientôt une réalité inévitable, Hess rêve d'une paix avec l'Angleterre pour éviter deux fronts séparés concomitants. Hitler a, lui aussi, un temps caressé ce rêve mais, plus réaliste et politique que Hess, il a compris que c'était impossible. Churchill n'a-t-il pas déclaré à son sujet sur les ondes en septembre 1940 : « Cet homme pervers, dépositaire et incarnation de nombreuses formes de haine destructrices de l'âme, ce monstrueux produit d'un passé de crime et de honte. »
Le 10 mai 1941, Hess s'écrase sur la terre écossaise avec son Messerschmitt Bf 110. Les Anglais s'interrogent sur la raison de cette étrange intrusion. La BBC et les autorités triomphent : « Le régime nazi est en plein délitement. Écœuré, Hess s'est enfui. Le ver est dans le fruit. » Quand Hitler apprend ce coup de folie, cela le met dans une rage terrible (Jodl affirme qu'il ne l'avait jamais vu dans un tel état Benoist-Méchin, qui rencontre alors Hitler avec Darlan, constate son abattement). Il attribue ses lubies à la fragilité de Hess, remonté par ce «professeur enjuivé» d'Haushofer. Apprenant la nouvelle en regardant un film des Marx Brothers, Churchill refuse de négocier avec celui que lui et son secrétaire d'État à l'Intérieur qualifient de « gangster brutal » aux mains « couvertes du sang des pires crimes de l'époque moderne ».
La prison à vie
Hess va errer de geôle en geôle (de la Tour de Londres en Écosse puis dans le Surrey), avant d'échouer à Nuremberg pour être jugé par les vainqueurs, du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946, avec quelques dignitaires survivants du IIIe Reich. Un procès inique où il ne regrette rien et affirme avoir servi « l'homme le plus génial que mon peuple ait produit dans son histoire millénaire ». Par son absence durant le second conflit mondial, il échappe à la mort et se voit condamné à la prison à vie. Peine qu'il purgera à Spandau, en compagnie de Speer et de von Schirach. Ils seront libérés en 1966 alors que Hess restera jusqu'à sa mort. Le 17 août 1987, âgé de 93 ans, usé et déprimé, il se pend - il avait tenté plusieurs fois de mettre fin à ses jours durant sa très longue détention - avec une rallonge électrique à une poignée de fenêtre. En 2011, ulcéré par des pèlerinages « faisant la honte des habitants » (dixit l’éternellement minable Figaro), la ville de Wunsiedel ne renouvelle pas la concession funéraire et procède à la dispersion de ses cendres. La haine ne désarme jamais.
Pierre Gillieth Réfléchir&Agir N°65 Printemps 2020
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