Le vent de mai 1968 n'a pas fait voler que des pavés. Il a aussi fait entrer le gaullisme dans une zone de turbulences.
Les anniversaires respectifs de mai 68 et du départ du général De Gaulle (28 avril 1969) vont se télescoper. En quelques mois, les mêmes commentateurs célébreront l'insouciance et l'audace des trublions germanopratins, puis loueront le prestige et l'auctoritas du vieux général. Cela donnera des scènes cocasses. Plus sérieusement, l'on aurait bien tort de séparer artificiellement ces deux événements les futiles barricades étudiantes d'un côté, la révérence élyséenne de l'autre. Car à bien des égards, la poussée des événements de mai peut être regardée comme la conséquence d'une décrépitude du pouvoir exercé, depuis une décennie, par l'ancien chef de la France Libre.
Une génération nouvelle
Beaucoup des acteurs étudiants de 1968 sont nés après la guerre. Ils n'ont pas connu l'Occupation, ou n'en gardent aucun souvenir personnel. L’Appel du 18 juin semble bien loin. Bref, la plupart d'entre eux ne se sentent pas touchés directement par cette histoire, et leur horizon n'a plus grand chose à voir avec celui de leurs parents. Enfants du Baby Boom, ils peuplent une Université française dont il faut pousser les murs. 150 000 en 1954, ils sont désormais 500 000 jeunes français, en 1968, à user leurs culottes sur les bancs de la fac ou des grandes écoles. Les agitateurs ? Ils sont ultra-minoritaires mais les obsessions qui les travaillent sont symptomatiques de la ouate consumériste et individualiste dans laquelle baignent bien des fils des Trente Glorieuses. Si la mystique révolutionnaire et les échos de la guerre du Vietnam ne sont pas loin, on ne répétera jamais assez combien l'étincelle sexuelle fut, au moins en partie, à l'origine de la conflagration de mai. Le 8 janvier 1968, un étudiant en sociologie à Nanterre interpelle le gaulliste Jean Missoffe : « Monsieur le ministre, j'ai lu votre Livre blanc sur la jeunesse. En trois cents pages, il n'y a pas un seul mot sur les problèmes sexuels des jeunes ». Il s'appelle Daniel Cohn-Bendit. On est bien loin de la mystique résistante et sacrificielle - gaulliste ou communiste - qui tenait au moins lieu de mythologie sociale ou patriotique aux parents de ces trublions.
De Gaulle ? Brocardé par les contestataires étudiants - « Sois jeune et tais-toi », « La chienlit, c'est lui » -, il est vertement critiqué par une opposition ragaillardie. Qu'on ne se méprenne pas : l'ensemble des forces politiques établies, PCF compris, est dépassé par les événements. Mais les hésitations du pouvoir gaullien fourniront à ses adversaires des flèches de choix. Le 28 mai, soit trois semaines après que la contestation nanterroise a essaimé à Paris et ailleurs, François Mitterrand prend la parole. À la tête de la Fédération de la gauche démocratique et socialiste, le natif de Jarnac est impitoyable : « En France, depuis le 3 mai 1968, il n'y a plus d'État, et ce qui en tient lieu ne dispose même pas des apparences du pouvoir. Tous les Français savent que le gouvernement actuel est incapable de résoudre la crise qu'il a provoquée et qu'il en est réduit à agiter la menace du désordre, dont il est le vrai responsable, pour tenter de se maintenir en place quelques semaines encore. Pour quel dérisoire avenir ? Nul n 'en sait rien, pas même lui. Mais notre pays n'a pas le choix entre l'anarchie et l'homme dont je ne dirai rien aujourd'hui sinon qu 'il ne peut plus faire l'histoire. Il s'agit de fonder la démocratie socialiste et d'ouvrir à la jeunesse cette perspective exaltante : la nouvelle alliance du socialisme et de la liberté. » Et de proposer une transition assumée par Mendès-France, puis de prendre lui-même la tête de l’État. Précipité ? Il est vrai qu'avec la grève sauvage du 13 mai, ce sont pas moins de 9 millions de Français qui cessent de travailler, occasionnant notamment une pénurie de carburant. Les accords de Grenelle proposés par le gouvernement ont été rejetés par la base des travailleurs de Boulogne-Billancourt; la contestation étudiante a contaminé le monde ouvrier, en contournant les arcanes du PCF. Insurrection ? Le pays est paralysé, la situation semble bloquée et prend un tour plus radical, d'affrontement politique et social. Mitterrand exagère-t-il le trait ? L'essentiel est ailleurs. « L'homme qui ne peut plus faire l'histoire » : le réquisitoire mitterrandien est lâché. Le pays aurait-il changé à ce point qu'en dix ans, l'homme acclamé en sauveur se serait mué en grand-père sénile et bougon, de la tutelle duquel on aimerait s'échapper ? Sans doute. Les cortèges de manifestants scandent « Adieu De Gaulle ». Mais les législatives de 1967 ont été un succès pour les gaullistes : l'Union des républicains pour le progrès, coalition menée par Pompidou, a raflé plus de 50 % des sièges au Palais Bourbon. Quant à la grande blessure de l'abandon de l'Algérie, elle semblerait presque lointaine : le commandant Denoix de Saint-Marc a été amnistié en 1966, le jour de Noël. C'est le tour du général Jouhaut un an plus tard, puis du général Challe qui quitte la prison de Tulle en juin 1968. On pourrait croire la réconciliation nationale actée autour du président de la République.
L’Élysée ne répond plus
C'est dire si le réveil est brutal pour De Gaulle et ses proches. Proposant aux Français de lui confier un « mandat » par référendum pour répondre aux attentes sociales, il rencontre l'indifférence. Alors que la contestation bat son plein, et qu'un « marathon de palabres » (Raymond Aron) est à son comble entre amphis et usines, la première dame craque. Le 26 mai, Yvonne De Gaulle lâche le cri du cœur : « Cela devient tout à fait infernal. Aujourd'hui, pour la première fois de ma vie, j'ai été insultée dans la rue. J'allais du côté du 17e arrondissement et j'étais en voiture lorsqu'un homme dans une DS - monsieur Foccart, dans une DS, c'est-à-dire pas n'importe qui -, m’ayant reconnue, a baissé sa glace pour me dire des insultes de toutes sortes que vous n'imaginez pas. C'est affreux ce que j'ai entendu, c'est épouvantable ». Derrière l'anecdote de boulevard se cache la sidération du pouvoir face au monde qui vient aux élites qui vont le remplacer bientôt.
Mais en attendant, « le pouvoir est tranquille, sa machine électorale, il l'a construite lui-même », proclame une affiche contestataire. Réélu en 1965 avec 55 % des voix, De Gaulle dispose toujours du pouvoir régalien. Reste à l'exercer fermement face à un simulacre de révolution adolescente menaçant de muter en chaudron social insurrectionnel. Majorité, autorité, prestige, Charles De Gaulle a tout pour affronter la situation. Il va pourtant esquiver, faisant exploser son gendre Alain de Boissieu : « Battez-vous, parce que ce n’est vraiment pas possible, enfin, c'est un abandon du pays ! ».
Lorsque Mitterrand déclare qu' « il n'y a plus d’État en France », il ne croit pas si bien dire. Le lendemain, le chef de l'État se volatilise, quelques heures durant, à partir de 11h30. Des heures pendant lesquelles, selon l'historien Jean-François Sirinelli, « tout pouvait se produire ». Où est le président ? Même le premier ministre l'ignore. A-t-il quitté les rênes de l'État, fui ses responsabilités ? On le croit retiré dans son fief lorrain de Colombey, mais six heures durant De Gaulle est introuvable. En réalité, il a pris l'hélicoptère, direction Baden-Baden. L'élégante station thermale de la Forêt-Noire est le QG des Forces françaises en Allemagne. À leur tête, un solide officier - le général Massu.
Mai 58, c'est fini
Massu ? C'est évidemment l'homme de mai 58. Depuis 1966, il est en poste en Allemagne. C'est là que De Gaulle le retrouve en mai 68. Le mystère plane encore sur les véritables motifs de cette visite : s'agissait-il de se retirer ? Si oui, son séjour germanique l'en a-t-il dissuadé ? Voulait-il tester la fidélité de l'armée dans la perspective d'opérations militaires contre la « chienlit » ? Pourtant, De Gaulle n'a même pas utilisé les pleins pouvoirs de l'article 16 de sa propre Constitution. Dernière hypothèse : par son absence, désirait-il susciter une attente de lui-même ?
Toujours est-il que les retrouvailles De Gaulle-Massu en disent long sur l'évolution du pays en dix ans. En mai 1958, la rue voulait un homme fort et une autorité et, à travers Massu et son Comité de salut public, elle allait susciter le retour triomphal de De Gaulle. Dix ans plus tard, la situation est à fronts renversés. C'est un président hésitant qui, rejeté par une partie de « la rue », va prendre conseil auprès de Massu. Ironie de l'Histoire : c'est en Allemagne que l'homme de Londres fuit quelques heures, soucieux de restaurer sa légitimité française.
Voulait-il renouer avec les mânes de Mai 58 ? Opération réussie à court-terme : le lendemain, c'est une marée humaine de 300 à 500 000 personnes qui descend les Champs-Elysées. « De Gaulle n'est pas seul ! »; « Le pouvoir est dans la rue ! ». Un mois plus tard, aux législatives, la majorité présidentielle gaulliste remporte plus de 58 % des sièges. On n'imagine pas encore que le général se retirera un an plus tard (référendum sur la réforme du Sénat)…
Dans un sursaut d'orgueil, De Gaulle a su se maintenir et même consolider son pouvoir. Mais si la victoire électorale pose un point final aux turbulences du Mai 68 politique, il n'en va pas de même pour la guerre culturelle. Cette victoire ne pouvait qu'être sans lendemains se contentant de l’ appareil politique et économique, la droite de gouvernement avait depuis longtemps abandonné le combat culturel à la gauche. Par lâcheté, désintérêt, économisme ou fascination pour le « Progrès ».
C'est peut-être la leçon qui aurait dû sortir de Baden : les victoires culturelles précèdent les victoires politiques. Mais aucun général français ne s'est jamais appelé Gramsci.
François La Choüe monde&vie 29 mars 2018 n°953
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