La « Révolution conservatrice » est trop souvent perçue comme un pré-fascisme. Et même s'ils ne tombent pas dans ce travers, certains auteurs mettent en doute la valeur des principes sur lesquels elle fondait son opposition au national-socialisme. Peut-on être à la fois antilibéral et antinazi ? Un remarquable ouvrage dirigé par Louis Dupeux, La Révolution conservatrice dans l'Allemagne de Weimar, permet d'avancer quelques éléments de réponse.
Il s'agit en fait de la reprise de deux numéros datant de 1982 et 1984 de la Revue d'Allemagne consacrés aux thèmes « Révolution conservatrice et modernité » et « Révolution conservatrice et national-socialisme ». Cet ordre a été repris dans ce livre, qui contient de surcroît des textes alors publiés en langue allemande et quelques études inédites. Le résultat est un fort volume où l'on retrouve, entre autres, outre celle de Louis Du-peux, le spécialiste du national-bolchevisme, les signatures de Denis Goeldel, auteur d'une biographie de Moeller van den Bruck : de Julien Hervier, qui a mis en parallèle les œuvres de Jünger et de Drieu La Rochelle, « deux individus contre l'histoire »; ou de Gilbert Merlio, grand connaisseur de l'œuvre de Spengler. Cet ouvrage apparaît donc d'ores et déjà comme l'un des éléments essentiels pour la compréhension de cette famille de pensée, en attendant la publication de celui d'Armin Mohler, La Révolution conservatrice, paru en Allemagne en 1950 et dont la traduction française devrait voir le jour aux éditions Pardès dans les tout prochains mois.
Un regroupement de conservateurs
Il est bien difficile de cerner les contours d'une « école » qui ne s'est jamais définie comme telle et qui est née d'une catégorisation a posteriori rappelant ce qui s'est passé en France avec la notion de « non conformistes des années trente » défendue par M. Loubet del Bayle. La Révolution conservatrice allemande n'a en effet rien d'un bloc monolithique. Armin Mohler, qui utilise le premier ce concept, distinguait trois principales subdivisions : les Völkisch d'abord, qui orientaient leur action vers la défense du Volk ce terme si difficilement traduisible et qui implique un lien à la fois culturel et racial à une communauté : les jeunes conservateurs ensuite enfin; les nationaux-révolutionnaires. Et le même auteur ajoutait deux catégories dont il reconnaîtra par la suite la moindre importance, celle des Bündisch, les jeunesses patriotes, et des Landvolk, qui prônaient le retour à la terre. À cela viennent se superposer les catégories utilisées par Louis Dupeux, qu'il s'agisse des jeunes conservateurs, des révolutionnaires-conservateurs ou des nationaux-bolcheviques. M. Dupeux a par ailleurs remarquablement mis en évidence les points de divergence entre ces diverses tendances en politiques étrangère, intérieure, culturelle ou économique, dans son article « Révolution conservatrice et hitlérisme. Essai sur la nature de l'hitlérisme ». On peut donc conclure que si d'importantes affinités intellectuelles semblent se dessiner, il ne faut pas oublier que la lecture rétrospective des textes fait parfois la part trop belle à d'identiques refus circonstanciels pour négliger des divergences qui naissent, elles, de conceptions du monde radicalement différentes et qui auraient nécessairement conduit à des oppositions ouvertes.
La Révolution conservatrice ne voulut pas être un regroupement de réactionnaires (un terme dont Moeller van den Bruck avait horreur), mais de conservateurs, c'est-à-dire d'individus capables d'adapter aux circonstances matérielles de l'heure des principes d'action intemporels. En acceptant ainsi de prendre en compte certains éléments du monde moderne, elle s'inscrit dans le sillage des mouvements allemands anti-libéraux et contre-révolutionnaires qui l'ont précédée, mais rompt avec le « pessimisme culturel ». Il ne s'agit plus en effet de prôner la colonisation agricole des Marches de l'Est, mais d'utiliser la technique d'urbanisation pour en faire les instruments d'un dépassement de la société bourgeoise, le mythe du Travailleur jüngerien ayant ici valeur de symbole. La distinction d'avec un monde moderne corrupteur réside alors uniquement dans la persistance de principes traditionnels au-delà de leurs nécessaires adaptations.
Ce problème du choix des principes devient crucial si l’on examine cette confrontation avec le fascisme à laquelle fut soumise la Révolution conservatrice comme tout mouvement de la première moitié du siècle se voulant à la fois antilibéral et antimarxiste. Juger rétrospectivement de la collaboration entre national-socialisme et Révolution conservatrice reste un exercice difficile. On ne peut nier qu'existent des points communs avec ce que le national-socialisme présente comme doctrine, ce qui pose tout le problème de l'analyse « structuraliste » ou non de ce mouvement, et de l'abandon de la notion de « révolution du nihilisme » chère à Rauschning. N'oublions pas non plus que le national-socialisme n'hésita pas à récupérer certains éléments des révoltes culturelles l'ayant précédé, quitte à en déformer le contenu, comme par exemple dans le cas des thèmes völkisch qui seront radicalisés par le racisme biologique. Quoi qu'il en soit, ils se retrouvent dans la vision d'une Allemagne qui serait à la fois le centre de l'Europe et le pôle de résistance contre l'Ouest et l'Est, dans la volonté de lutter contre une forme desséchante de rationalisme, dans un but enfin la destruction de l'Allemagne de Weimar.
Mais le national-socialisme fut avant tout une révolution en ce qu'il brisa systématiquement les anciennes communautés, même s'il y eut plus une modification dans la manière d'appréhender la réalité sociale que de cette réalité elle-même si Hitler demandait aux balayeurs du Reich d'être plus fiers de cette fonction que d'être rois dans un pays étranger, ils n'en, restaient pas moins balayeurs et seule la guerre aboutit à un véritable bouleversent social. Au contraire, si la Révolution conservatrice s'opposait à la fois au maintien du statu quo bourgeois et à un retour à l'Allemagne agricole, elle ne pouvait que refuser la destruction systématique de cadres communautaires qu'elle jugeait sains, et la dénoncera comme étant cette perversion intrinsèque du système nazi parfaitement décrite par Ernst von Salomon dans La Ville. Il semble donc bien que la Révolution conservatrice fut avant tout un conservatisme, ce qui ne veut pas dire qu'elle se confondit avec un projet « traditionaliste » au sens restreint et frileux du terme, et qu'elle dût ce conservatisme à l'existence de quelques principes communs qui, seuls, lui permettaient de ne pas céder au national-socialisme. En ce sens, la distinction opérée par Denis Goeldel entre « principes » et « pseudo-principes » apparaît bien peu convaincante.
Dans son article qui sert de conclusion à l'ouvrage, « Révolution conservatrice et national-socialisme : la partie et le reste ou la crise des principes », cet auteur considère en effet qu'il n'y eut « aucune opposition de principes de la part des hommes de la « Révolution conservatrice face au national-socialisme », car « aucune référence n’est faite par la Révolution conservatrice à ces principes directeurs que sont les idées de paix, de dignité humaine, de liberté, de droit, entre autres, qui constituent le postulat de la pensée politique occidentale - laquelle englobe aussi bien le courant libéral-progressiste, avec en particulier sa théorie des droits naturels, que le courant conservateur avec sa conception des libertés, de l'autorité, de la légitimité, du droit historique, etc. ». Au contraire, la Révolution conservatrice se serait appuyée sur de « pseudo-principes » comme « le peuple, la race, le sang, le sol ou encore l'héroïsme, l'action, l'honneur national, etc. ». Et Goeldel oppose la résistance conservatrice allemande, celle de l'attentat du 20 juillet 1944, qui s'appuyait sur de vraies valeurs de « dignité humaine, liberté et droit », à celle de la Révolution conservatrice, qu'il ne nie pas, mais qui n'aurait reposé sur rien de précis. Il s'approche ainsi de la distinction maintenant classique entre la Widerstand, la résistance morale, et la Resistenz, refus des pseudo-valeurs nazies qui ne se traduisit pas en termes de refus moral mais presque d'indifférence.
La conception prussienne de l’honneur
Cette différenciation des principes ne tient pas. D'abord, on ne sache pas que dès valeurs comme l'honneur ou l'héroïsme soient en soi des pseudo-valeurs, ni qu'elles soient a priori absentes de toute pensée libérale. Ensuite et surtout, Goeldel connaît assez bien les distinctions classiques opérées entre la liberté et les libertés, entre droit naturel individualiste et droit historique holiste, ou entre droit et légitimité, pour savoir qu'il ne peut faire entrer dans la même catégorie idéologique le conservatisme et le libéralisme, y compris en tenant compte des critères qu'il avance lui-même. Comme l'a démontré Philippe Bénéton, le conservatisme « se définit intellectuellement comme un antilibéralisme » en refusant tout à la fois le rationalisme, l'individualisme égalitaire et l'utilitarisme. On ne peut donc, dans le même volume, préciser comme le fait Louis Dupeux que l'antagoniste idéologique majeur de la Révolution conservatrice est le libéralisme et reprocher ensuite à celle-ci de ne pas utiliser les mêmes principes philosophiques que son adversaire.
Est-ce à dire pour autant que la Révolution conservatrice était condamnée à collaborer avec le national-socialisme du fait de leur commune opposition au libéralisme ? Non bien sûr, et les études consacrées aux itinéraires de ses représentants le démontrent amplement, de l'assassinat d'Edgar Julius Jung, qui fera partie des victimes de juin 1934, à l'émigration intérieure d'Ernst Jûnger et à sa dénonciation du totalitarisme dans Sur les falaises de marbre, du refus de toute collaboration manifesté par Emst von Salomon à la lutte ouverte de Niekisch ou des frères Strasser. Il s'agit bien alors d'une opposition fondée sur de vrais principes, au nombre desquels il importe de compter l'héroïsme ou la conception prussienne de l'honneur. On pouvait lutter à la fois contre le libéralisme et contre un mouvement plébéien, au démagogisme irrationnel, reposant sur le culte d'un chef conçu comme une simple caisse de résonance. En ce sens, les descriptions et les études de ces parcours d'intellectuels brusquement confrontés à une réalité à laquelle ils n'étaient en fait pas préparés, et ce quels que soient les concepts qu'ils aient auparavant maniés dans leurs cénacles, sont autant d'éléments qui, étant de toutes les époques, rendent ce livre indispensable.
Jean Desfontaines Louis Dupeux, La Révolution conservatrice dans l'Allemagne de Weimar, Ed. Kimé, 444 p.
Le Choc du Mois Septembre 1992 N°56
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire