« Le problème de Jünger est un problème du siècle. Sa première expérience n'a pas été les femmes, mais la guerre. »
Ce jugement de son compatriote, le dramaturge Heiner Muller, pourrait servir d'exergue aux deux volumes que Gallimard, dans la prestigieuse Pléiade, vient de publier, hommage à celui qui nous a quittes il y a dix ans déjà, à 102 ans.
Il s'agit bien de guerre, et seulement d'icelle, dans ces deux tomes, dont le second tient formellement plus du journal intime. Deux tomes, deux conflits, deux époques. D'une guerre l'autre, si l'on peut ainsi paraphraser Céline qu'il n'appréciait d'ailleurs guère (en témoigne une rameuse page assassine du Journal parisien), Jünger n'est plus le même. Entre Orages d'acier, récit tiré de son journal du front durant la Grande Guerre et La Cabane dans la vigne, journal commencé le 13 mai 1945, quelques jours après la capitulation du IIIe Reich - mais paru trois ans plus tard -, s'écoulent plus de quinze années, celles d'une entre-deux-guerres pleine de bruits de bottes et bientôt de Führer.
Sous « le vernis de civilisation bourgeoise », le guerrier
Entre-temps, le jeune patriote turbulent, engagé volontaire à la déclaration de guerre (en 1914, il a 19 ans), est devenu un héros national et une figure littéraire. Durant les terribles assauts de 14-18, dans les tranchées, il a commencé à rédiger un journal. Commandant de la 7e compagnie, il a préparé la grande offensive du printemps 1918, où, pris dans un entonnoir avec ses soldats, il assiste à l'anéantissement de sa compagnie. Blessé deux fois pendant la « grande bataille », entre un séjour à l'hôpital et des combats acharnés pour contenir l'avancée anglaise, il trouve tout de même le temps de lire Tristram Sbandy, de Laurence Sterne, qu'il finira à Hanovre, où, perforé au poumon, il se trouve en convalescence.
L'Allemagne a perdu la guerre, mais il apprend que l'Empereur lui a décerné la plus haute distinction militaire allemande, l'ordre « pour le mérite ».
Une fois rétabli, il entreprend à partir de ses notes la rédaction d'un des plus importants romans sur la Première Guerre mondiale, et, plus précisément, première guerre moderne. « Le livre d'Ernst Jünger sur la guerre de 14, écrira Gide peu suspect de militarisme, est incontestablement le plus beau livre de guerre que j'aie lu; d'une bonne foi, d'une véracité, d'une honnêteté parfaite. »
Pourtant, le texte originel de ce qui devait s'intituler Le Rouge et le Gris, dont le titre finalement sera tiré d'un poème scaldique du XIIIe siècle (la Saga d'Egill, fils de Grimr le Chauve), écrit sur les conseils de son père, destiné à l'origine à un public de militaires, exaltait l'héroïsme individuel à tel point qu'il deviendra un bréviaire nationaliste pendant la république de Weimar. Publié à compte d'auteur en 1920, il atteindra ensuite 250 000 exemplaires !
C'est l'époque où le lieutenant Jünger, revenu du front, s'engage dans l'action politique, publie dans les tribunes des journaux nationaux-révolutionnaires, adhère au Stahlhelm (« le Casque d'acier »), puissante association paramilitaire et participe avec les milieux vôlkisch à la contestation du traité de Versailles, ce qui l'amènera aux côtés des nationaux-socialistes qu'il considère, à ce moment-là, comme des alliés dans la lutte pour la renaissance allemande.
Au fil de multiples versions et rééditions du roman, et à travers d'autres écrits « militaires » (Le Boqueteau 125, Le Combat comme expérience intérieure), Ernst Jünger développe une métaphysique et une anthropologie de la guerre selon une perspective vitaliste où « l’homme s'y révèle tel qu'il est, dans la puissance de ses instincts destructeurs, illusoirement masqués par un vernis de civilisation bourgeoise » ainsi que l'analyse le professeur Julien Hervier, l'excellent préfacier de la Pléiade et spécialiste de l'auteur (à qui l'on doit les Entretiens avec Ernst Jünger chez Gallimard). Mais, ajoute ce dernier, « contre l'horreur qui vient de soi, Jünger en appelle à la plus antique solution inventée par l'homme pour canaliser sa propre violence guerrière, le code de l'honneur chevaleresque ».
C'est, chemin faisant en cette période trouble de l'Allemagne et du monde, cette tendance qui va prendre le dessus chez l'écrivain sur ce que certains ont vu comme une forme de nihilisme actif, bien qu'il ne reniera jamais les textes de cette période. Il les révisera cependant, notamment dans Orages d'acier, avec l'arrivée d'Hitler au pouvoir, de même qu'en 1933 il brûlera son journal des années précédentes, au grand dam de ses lecteurs et de lui-même, nous privant aujourd'hui d'un éclairage certainement capital pour la compréhension de l'écrivain et de son époque.
Trouver des « contre-pouvoirs à la domination de la technique »
S'il ne fustige plus « la démocratie, cette peste », il opposera bientôt le « Demos plébiscitaire » et l'aristocratie traditionnelle ». À une exaltation disons-le très prussienne et païenne des valeurs guerrières devant conduire à une régénération de la société, le héros de la Grande Guerre va substituer une attitude plus contemplative, aristocratique et chrétienne. Passé, à travers sa réflexion sur la Première Guerre, d'un cycle de fascination virile envers la puissance de la technique à une remise en cause du progrès, Jünger prend conscience du danger pour l'intégrité humaine que porte en elle la guerre moderne, cette « mobilisation totale ».
« Dans cette saisie absolue de l'énergie potentielle qui transforme les États industriels belligérants en forges de Vulcain, expliquera-t-il dans l'ouvrage éponyme (La Mobilisation totale, 1930), s'annonce, de la façon peut-être plus significative, l’avènement de l'âge du travail - elle fait de la guerre mondiale un phénomène historique qui dépasse en importance la Révolution française. » Une analyse qu'il développera par ailleurs dans son essai sur Le Travailleur (1932) et que l'on retrouve dans les premières pages de Jardins et Routes, où, en 1940, invitant des anciens combattants français à sa table qui l’interrogent sur les raisons de la défaite, il répondra qu'il s'agit d'une victoire du travailleur, c'est-à-dire de la technique.
La fréquentation assidue de Léon Bloy dont les diatribes sur le caractère satanique du progrès l'ont marqué, comme la lecture quotidienne de la Bible qu'il considère comme le Livre des Livres, semence et matière primordiale de tous les écrits » (Second Journal parisien, 15 mai 1943), et surtout l'avènement du nazisme vont donc le faire évoluer d'un activisme militariste et nationaliste à une « émigration intérieure » privilégiant l'aspect moral et spirituel de l'héroïsme. « Jünger cherche désormais des contre-pouvoirs à la domination de la technique », dit Julien Hervier et ceux-ci résidant dans la religion chrétienne.
À 101 ans, en aboutissement, il se convertit au catholicisme
De tait, avec la rédaction des Falaises de marbre durant la fin des années 30, achevé juste avant l'ordre de mobilisation, et dont le Second Journal parisien rend compte de manière exceptionnelle, le regard de Jünger sur le monde a pris une autre dimension. Comme le remarque son exégète, « l’œuvre reflète en tout cas cette évolution favorable au christianisme […] en conférant à un prêtre - certes d'une orthodoxie problématique - le père Lampros, un important rôle de conseiller, et en substituant à une exaltation de la force une éthique de la liberté ».
Ce jugement est confirmé par sa biographe Isabelle Grazioli-Rozet(1) : « Jünger était prêt à admettre, dans Sur les falaises de marbre, un certain christianisme catholique, pour lequel modération et tradition seraient compatibles.[…] Comme image du christianisme, poursuit-elle dans cette pertinente synthèse sur l'auteur, Ernst jünger a retenu deux figures rayonnantes de "Pères" Pater Lampros, puis Pater Foelix de Héiopolis [publié en 1949, ndlr]. Touché par te nihilisme, le protestantisme se fossilise et se fige dans une mort minérale, alors que le catholicisme, même dépérissant, demeure source de vie ».
Le 27 mars 1944, révisant son ouvrage La Paix. Appel à la jeunesse d'Europe et à la jeunesse du monde, qui paraîtra deux ans plus tard, Jünger confessera d'ailleurs dans son Second journal parisien : « Beaucoup de mes conceptions ont changé, surtout le jugement sur la guerre ainsi que sur le christianisme et sa durée. » Dans cet ouvrage qui devait servir de réflexion aux conjurés du 20 juillet selon les termes de Rommel lui-même, Jünger pose les bases ce que serait une nouvelle Europe, pacifique, respectueuse des identités nationales et provinciales, une Europe qui fonderait la paix sur un « pacte sacré ».
Or, « la véritable défaite du nihilisme, expliquera-t-il dans ce même livre, condition de la paix, n'est possible qu'avec l'aide de l’Église » mais d'une Église rénovée s'appuyant sur une nouvelle théologie pouvant lutter contre le nihilisme. « La seule Église d’État possible en Europe est chrétienne, précisait-il [...] Dans l'enfer et les tourbillons du nihilisme, elle s'est révélée comme toujours capable d'assurer par millions le salut des âmes, non seulement devant ses chaires et ses autels, mais aussi dans les cathédrales spirituelles de sa doctrine et dans l'aura qui entoure le croyant et l'assiste jusqu'à l'heure de sa mort. »
Voilà qui ne déplairait pas à notre Très Saint Père, Benoît XVI, alors cardinal Joseph Ratzinger lorsque Ernst Jünger se convertit au catholicisme à la fin de sa vie, en 1996, à l'âge de 101 ans. Soixante ans après la publication de cet appel, le message spirituel et politique de Jünger n'a pas perdu de son actualité ; mieux, il reste d'une permanence insolente. C'est pourquoi, outre son Journal, il faut d'urgence le relire.
Michel Arbier
Ernst Jünger : Journaux de guerre I (1914-1918), 45 euros jusqu'au 30 juin, 53 euros ensuite Journaux de guerre II(1939-1948), 55 euros jusqu'au 30 juin, 62 euros ensuite.
1) Jünger, par Isabelle Grazioli-Rozet, éditions Pardès, col. Qui suis-je ?, 2007.
Le Choc du Mois n° 22 Mai 2008
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