À partir du VIIe siècle, les musulmans ont pratiqué une traite esclavagiste touchant à la fois les Européens et les Africains. Agrégé et docteur en histoire, Jacques Heers a été professeur des universités et directeur du département d'études médiévales à la Sorbonne. Il a consacré plusieurs ouvrages à l'esclavage médiéval en Méditerranée, aux Barbaresques et aux négriers en terre d'islam(1), qui viennent d'être réédités. Autant dire que nul n'est mieux placé que lui pour parler de la traite musulmane.
Le Choc du mois : Y-a-t-il une spécificité de la traite musulmane ?
Jacques Heers II y en a deux. Son importance quantitative, d'abord Les conquêtes musulmanes ont été d'une ampleur et d'une brutalité inédites. Et puis le fait que les musulmans ont ajouté une dimension religieuse à l'esclavage, en distinguant très nettement le « fidèle » de l’« infidèle ». En résumé, la théorisation du djihad et l'expansion territoriale musulmane aboutissent effectivement à l'apparition d'une forme d'esclavage tout à fait spécifique.
Même si certains exégètes affirment le contraire, le Coran tolère parfaitement l'asservissement des « chiens de mécréants ». Confrontés à la question de l'esclavage, les docteurs de la loi rendaient en général le même verdict : le prisonnier infidèle doit demeurer esclave, même s'il se convertit aussitôt c'est la punition de sa mécréance passée. En revanche, le captif musulman, même ramené « chargé de chaînes », doit immédiatement retrouver la liberté.
Théoriquement, le Coran interdit de réduire un musulman en esclavage, mais en pratique, les exceptions abondent, pour des raisons plus ou moins légitimes : les victimes sont de « mauvais musulmans », etc.
Quand apparaît la traite musulmane ?
Dès la naissance de l'islam, au VIIe siècle ! Mahomet et ses fidèles possédaient des esclaves. C'était toutefois une pratique courante, durant toute l'Antiquité. Il n'est pas étonnant que les peuples orientaux, au cours du Haut Moyen Age, la perpétuent à leur bénéfice.
Au début de l’hégire, les esclaves sont essentiellement blancs...
Comment les musulmans se procurent-ils leurs esclaves ?
Essentiellement par la guerre. Les « cavaliers d’Allah » conquièrent, asservissent ou convertissent les populations des Balkans, d'Asie Mineure et d'Europe. Ils ramènent d'immenses cohortes de prisonniers, hommes et femmes. On a vu des Sarrasins mener des razzias jusque dans les Alpes, au IXe siècle ! En 997 le calife al-Mansur, qui régnait sur l'Espagne arabo-musulmane - al Andalous - mena une interminable razzia dans les royaumes chrétiens du nord de la péninsule. Il s'enfonça jusqu'au cœur de la Galice, laissant Saint-Jacques-de-Compostelle en ruines.
Toujours en Espagne, au XIIe siècle, des flottes musulmanes croisent sur les côtes de Galice et, au petit matin, lancent des attaques sur les villages de pêcheurs. Bi Méditerranée, sur un autre front, les musulmans, martres de la Sicile, lancent des chevauchées contre les grands monastères et sur les routes de pèlerinage vers Rome. Ailleurs, les pirates musulmans ravagent les côtes du Languedoc ou de Toscane avec des flottes atteignant parfois cinquante galères ! Et chaque guerre apporte son lot de captifs, qui sont aussitôt convoyés pour être vendus sur les marchés, de l'Espagne au Maghreb et jusqu'en Orient…
Il y a une réelle préférence pour les esclaves blancs...
Les musulmans ont pratiqué la traite des Noirs, mais dans les premiers temps de l'hégire, l'ère d'expansion islamique, les esclaves étaient essentiellement des Blancs. laissez-moi vous citer le savant Ibn Haukal, qui affirmait, au temps de l'Espagne arabo-musulmane, « que le plus bel article importé d'Espagne sont les esclaves, des filles et de beaux garçons qui ont été enlevés dans le pays des Francs et dans la Galice. Tous les eunuques slaves qu'on trouve sur la terre sont amenés d'Espagne et aussitôt qu'ils arrivent, on les châtre. Ce sont des marchands juifs qui font ça ». Le géographe Ibn al-Fakih, lui, racontait que de la mer occidentale, arrivent en Orient les esclaves hommes, romains, francs, lombards et les femmes, romaines et andalouses ».
Quand la traite musulmane cesse-telle en direction de l'Europe ?
Elle s'est considérablement réduite lorsque les Arabes ont passé le Sahara pour aller razzier l'Afrique noire. Mais elle a très vite repris, dès les années 800, avec la piraterie. Elle s'intensifie en 1517 bisque Alger, véritable nid de pirates, tombe aux mains des Turcs. la guerre de course lait alors partie intégrante du plan de conquête de la Méditerranée par les Ottomans. L'esclavage des chrétiens, méthodiquement mené, redouble.
Dans le même temps, les Barbaresques assiègent Rhodes en 1522 et Malte en 1565. S'ils perdent Rhodes en 1523, les chevaliers de Malte repoussent les musulmans en 1566. L'ordre de Malte devient une véritable sentinelle de la Méditerranée. Ses marins font régner la terreur chez les musulmans et... pratiquent eux-mêmes l'esclavage ! Ils jouent un rôle clef dans la bataille de Lépante en 1571, qui marque le grand coup d'arrêt aux incursions musulmanes en Europe.
En 1888, à Médine, 5000 esclaves sont vendus dans l’année
Mais les musulmans poursuivent la traite des chrétiens en Afrique noire...
Exact. Il y a trois grandes routes de traite. La première mène en Afrique de l'Ouest sahélienne, où le commerce des esclaves fait traditionnellement partie des échanges transsahariens. La deuxième passe par la mer Rouge et le Soudan. En Arabie, en 1888, sur le seul marché de Médine, l'on peut vendre 5 000 esclaves par aa La troisième traite se passe sur la côte d'Afrique de l'Est, où Zanzibar devient le plus grand marché d'esclaves au monde.
La première traite est la plus longue et occasionne de nombreuses pertes. Elle passe par l'Egypte, dont les musulmans sont devenus maîtres, et le Sahara. Elle est d'abord faite de razzias, puis, à partir du IXe siècle, repose sur la conquête de royaumes noirs et le négoce avec les marchands d'esclaves.
Quelles sont les principales cibles ?
Le royaume chrétien d'Ethiopie. Les Egyptiens l'attaquent en passant par la vallée du Nil. Les Arabes traversent la mer Rouge. À l'ouest, les Marocains osent une traversée de cent jours de marche après Marrakech, dont au moins la moitié à travers le Sahara.
Le retour est un enfer. Le Niger, le Sénégal et le Mali sont également touchés… Des forbans musulmans lancent des razzias le long des côtes de l'océan Indien avec des boutres - de rapides voiliers. Dans les royaumes islamiques du Soudan, les chasses aux esclaves mobilisent chaque année de forts partis de cavaliers. Ils repèrent les villages les plus intéressants et partent par petits groupes. Ils montent des chameaux de race, s'approvisionnent en eau, marchent la nuit et attaquent au petit matin. Les opérations devant être rentables, ils évitent les lieux trop bien protégés et n'attaquent qu'à coup sûr. Une fois maîtres du terrain, ils massacrent les faibles et les vieillards pour n'emmener que les malheureux en état de servir.
Pour être honnête, il faut ajouter que des négociants sont aussi sur les rangs, car des rois noirs, près du Tchad par exemple, les informent du lancement des grandes chasses aux esclaves. Ils vont s'installer dans les villages, en attendant - à leurs frais - le retour de l’expédition.
Comment les esclaves sont-ils traités ?
Très mal, car ils sont gratuits et en grand nombre. Contrairement à la traite atlantique, il n'a pas fallu négocier avec des rois esclavagistes. Il a suffi de tuer ceux qui se défendaient !
Sur la route de leur captivité, les esclaves vivaient un enfer. La traite occasionne des pertes terribles tant dans leurs rangs que dans ceux des convoyeurs. Les plus faibles sont abandonnés sans pitié. Les témoignages sont horribles : les hommes et les femmes meurent de soif, en sont parfois réduits à ouvrir la panse des animaux pour y trouver de l'eau. Les esclaves malades ou affaiblis sont abandonnés en route à une mort certaine. Des négociants expliquent tranquillement à leurs associés, restés en Arabie, qu'il a fallu, ici où là, égorger quatre femmes « fanées » et émasculer deux enfants pour ne pas perdre de temps dans le désert et préserver la cargaison. À l'arrivée, selon la difficulté de la traversée, tes survivants sont vendus avec une marge de 200 à 300 %. C'est une façon de compenser les pertes.
De quoi se compose une cargaison d'esclaves ?
Essentiellement des jeunes femmes, blanches ou noires. Des entants et des hommes solides. Ne restent que les personnes en bonne santé. Les autres sont morts en route. En chemin, pour écouler les « cargaisons » au plus vite, certains campements se transforment en marché, où les grossistes viennent faire un premier choix. Puis on arrive dans les grandes places, comme Zanzibar ou Bagdad. Les acheteurs peuvent examiner leur marchandise, regarder les dents, l'élasticité d'une poitrine, constater si une jeune femme est vierge ou ancrée, mesurer la vivacité intellectuelle ou la force physique d'un esclave, son adresse.
Le Caire est un gigantesque marché, où l’on trouve toute sorte de captifs. Au XIXe siècle, Gérard de Nerval, dans son Voyage au Caire(2) raconte comment plusieurs marchands « basanés » l'abordent pour lui proposer « des noires ou des Abyssiniennes ».
Que deviennent les victimes ?
Elles servent sur les chantiers publics ou au service d'un maître.
À la Bourse aux esclaves, les négriers spéculent
Il y a également les bagnes ?
là, c'est l'époque des Barbaresques et des Ottomans. Alors qu'à Bagdad ou au Caire, on trouve une majorité d'esclaves noirs, les bagnes d'Alger ou de Tunis comportent surtout des Blancs. Us maintenaient à eux seuls toute l'activité économique locale : les chantiers navals, les fabriques, les commerces. Alors que les villes d'Egypte achetaient aux caravaniers du désert des milliers d'esclaves venus d'Afrique, les cités corsaires du Maghreb s'épargnaient ces dépenses, grâce à la guerre.
Une fois la part du sultan mise de côté, les captifs des Barbaresques passaient directement de l'entrepont du navire au marché. Des négociants les mettaient aux enchères, à la criée. Ceux visiblement inaptes aux travaux de force, mais dont on espère tirer une bonne rançon, valent jusqu'à sept fois un homme valide. Les Turcs et les Maures spéculent quotidiennement sur la valeur de leurs esclaves. Faut-il acheter ou vendre ? C'est un peu une Bourse avant l'heure.
Comment vivaient ces esclaves ?
Le plus souvent en groupes, logés dans les bagnes - sept, rien qu'à Alger. À Tunis ou Tripoli, ils portaient plus de dix kilos de fers. Les esclaves en terre d'islam n'avaient pas le droit de fonder une famille et n'avaient pas ou peu d'enfants. Pour des raisons très simples : le grand nombre d'eunuques, l’interdiction faite aux femmes de se marier et une mortalité très élevée.
Les conditions de vie étaient épouvantables. Les captifs étaient battus à la moindre occasion, dormaient dans de pauvres hamacs, pendus les uns au-dessus des autres. Ils souffraient du froid en hiver, de la chaleur en été, de l'humidité et des vermines en toute saison.
Et l’hygiène ?
Pas d'hygiène, puisqu'ils devaient payer leur eau ! Elle leur servait essentiellement à boire. Il leur était impossible de se laver régulièrement, encore mois de laver les hardes leur servant de vêtements… Vous imaginez que, rapidement, les flottements de tissus crasseux sur les peaux sales provoquaient des irritations, des furoncles et de nombreuses maladies, qui concourraient à la mortalité.
Et le travail ?
Le matin, à peine nourris, ils partaient vers les chantiers ou les demeures de leurs maîtres, leur atelier ou leur boutique. Les mieux lotis - une minorité - étaient loués à des diplomates chrétiens : ils menaient alors l'existence d'un domestique européen.
La condition la plus difficile, d'un certain point de vue, était celle des femmes et des enfants. Les femmes avaient généralement un sort misérable, exposées à la vente comme des bêtes, forcées de servir, en butte à tous les abus, parfois prostituées pour le compte de leur maître. Contrairement aux légendes des Mille et Une Nuits, les récits des musulmans tranchent avec les textes des juifs et des chrétiens par le nombre d'histoires et de remarques salaces sur les « qualités » sexuelles des femmes.
Des esclaves chrétiens sont brûlés vifs à Alger !
Était-il possible de fuir ?
Difficilement. Certains captifs acceptaient de servir de mouchards en échange de menus arrangements. La surveillance était assez stricte et les punitions terribles. Un texte raconte qu'à Alger, « lorsqu'un chrétien était pris à fuir, (le sultan Hassan Pacha) le faisait saisir par ses esclaves et brûler vif en leur présence il faisait bâtonner les autres jusqu'à la mort, et leur coupait lui-même les narines ou les oreilles, ou faisait exécuter ce supplice devant lui ». D'autres subissaient la bastonnade, les galères ou on les envoyait aux carrières de pierres, où les travaux étaient particulièrement pénibles...
Comme Cervantes...
Cervantes illustre parfaitement votre gestion sur les possibilités d'évasion(3). Il a été prisonnier durant cinq ans. Il a tenté une première évasion en subornant un garde. Celui-ci n'honora pas son engagement. Direction : les carrières ! En 1577, il fit une deuxième et une troisième tentatives, mais lut toujours pris et passa en tout dix mois aux chaînes, dans un cul-de-basse-fosse. Ses comparses furent pendus ou empalés. Les autres eurent les oreilles tranchées. À la quatrième tentative, il échoua encore ! Il ne fut libéré que contre une rançon importante, grâce à l'action des ordres mercédaires, ces chrétiens qui rachetaient les esclaves ou s’y substituaient !
Quand cesse l'esclavage musulman ?
Mais il existe encore ! La colonisation de l'Afrique au XIXe siècle a mis un terme que l'on croyait définitif à l'esclavage musulman. Mais celui-ci a repris avec la décolonisation. La traite musulmane, qui a duré mille deux cents ans, perdure, au Soudan par exemple.
Connaît-on les chiffres estimés de la traite ?
Les historiens travaillant sur l'esclavage musulman se heurtent à une désespérante absence de sources. Les registres fiscaux de Zanzibar sont les seuls répertoriés de nos jours mais ils ne remontent pas au-delà de 1850.
Les estimations moyennes se situent à un minimum de 17 millions de victimes. Mais c'est ignorer les « chiffres noirs » -, très importants : où sont passées les victimes mortes durant le voyage, les opérations dont on ne sait rien, les caravanes perdues dans le désert ou en mer ? Sans compter les esclaves européens que l'on « oublie » de comptabiliser et les Africains tués lors des razzias : défenseurs ou « inutiles », qui étaient des bouches inutiles à nourrir. Faut-il ou non les intégrer au bilan de la traite orientale ?
Propos recueillis par Patrick Cousteau
1. Les Négriers en terre d'islam. La première traite des Noirs, VIIe-XVIe siècle, Perrin, 2003 (rééd. Perrin, œil. Tempus, 2008).
Les Barbaresques, la course et la guerre en Méditerranée, XIV-XVIe siècle, Perrin, 2001 (rééd. Perrin, œil. Tempus, 2008). Voir aussi le livre tiré de sa thèse de doctorat Esclaves et domestiques au Moyen Age dans le monde méditerranéen, Hachette, 1981 (rééd. 2006).
2. À lire dans le Voyage en Orient, de Gérard de Nerval, que viennent opportunément de rééditer en collection Folio les éditions Gallimard
3. Pour en savoir plus, lire Le Captif. Extrait de Don Quichotte, de Cervantes, préface de Jacques Heers, éditions de Paris, 2006.
Le Choc du Mois n° 23 Juin 2008
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