Revendiqué par Michel Charzat et Mussolini
Georges Sorel, théoricien de la régénération sociale par la violence
La réédition, aux éditions du Seuil, des Réflexions sur la violence (1), l'ouvrage le plus célèbre de Georges Sorel, fournira sûrement à quelques commentateurs l'occasion de revenir sur ce personnage peu banal, et qui a suscité des Jugements totalement opposés. Tandis que Jean-Paul Sartre, en effet, le traitait de « fasciste » et Henri Guillemin de « très petit monsieur », il était, pour Benedetto Croce, celui qui avait donné au rêve marxiste une forme nouvelle. Alors, où est le vrai, où est le faux ? Nous n'avons pas, quant à nous, la prétention d'apporter une solution à un problème aussi difficile. Et les éléments que nous versons au dossier posent plus d'interrogations qu'ils n'en résolvent.
Georges Sorel accéda tardivement à la notoriété. Il dépassait déjà la soixantaine lorsque, le 7 janvier 1910, le théâtre du Vaudeville représenta pour la première fois à Paris une pièce de Paul Bourget, La Barricade. Sur ce thème : un conflit entre des ouvriers et leur patron, on y voyait l'énergie déployée dans l'attaque par une des deux classes antagonistes créant chez l'autre un réveil correspondant d'énergie. C'était là l'illustration d'une idée qui venait d'être développée par Sorel dans ses récentes Réflexions sur la violence livre auquel Bourget ne manquait pas de faire expressément référence. Du coup, notre homme, habitué à une gloire de cénacle, fut promu au rang de vedette, et le succès de La Barricade contribua au sien propre.
Théoricien d'un syndicalisme révolutionnaire conçu, à travers le « mythe » de la grève générale, comme la forme supérieure de la lutte des classes, ce polytechnicien, ancien ingénieur des Ponts-et-Chaussées, croyait que du prolétariat dépendait la régénération morale du monde, que de la « guerre sociale » sortirait une resplendissante « civilisation des producteurs ». Seulement, pour que la « violence prolétarienne », exercée comme une manifestation pure et simple du sentiment de lutte de classe, soit cette « chose très belle et très héroïque » capable de sauver l'humanité de la barbarie, encore fallait-il qu'elle puisse s'affronter à un adversaire digne d'elle, à un adversaire décidé à rendre coup pour coup et non point enclin au compromis ou désireux d'atténuer sa force. « Plus la bourgeoisie, expliquait Sorel dans ses Réflexions, plus la bourgeoisie sera ardemment capitaliste, plus le prolétariat sera plein d'un esprit de guerre et confiant dans la force révolutionnaire, plus le mouvement sera assuré. »
À ce stade de sa pensée, Sorel, on l'a observé avant nous, renonçait donc au concours aléatoire de l'automatisme social, chargé par Marx de promouvoir le collectivisme, pour faire de la volonté le levier irremplaçable du changement. Evolution intellectuelle surprenante, et d'une importance majeure, chez cet introducteur, en France, du marxisme orthodoxe... Car s'il persistait à voir dans les thèses de l'auteur du Capital, le vecteur privilégié de l'idéologie prolétarienne la plus authentique, il lui faisait subir par ailleurs une dérive volontariste qui en modifiait profondément la signification. Aux fondements rationalistes, hégéliens, du marxisme, système d'idées solidement enraciné dans la philosophie mécaniste du XVIIIe siècle, le révisionnisme sorélien ne substituait-il pas, en fin de compte, un socialisme éthique, vitaliste, s'inspirant ouvertement du bergsonisme alors en vogue ? Et, ce faisant, ne semblait-il pas « procéder d'un acte de désespoir devant l'indifférence de la nature à réaliser les sommations des théoriciens » ? En tout cas, il y avait là-dedans bien des ambiguïtés et des confusions.
« la démocratie est une école de servilité »
Un intime de Péguy, René Johannet, également lié avec Sorel, qu'il rencontrait à la boutique des Cahiers de la Quinzaine, rue de la Sorbonne, fera cet aveu : « J'ai eu beau lire Sorel et discuter avec lui bien souvent, je n'ai jamais pu me rendre compte s'il était un néo-conservateur camouflé ou un révolutionnaire ultra-terroriste. » En aiguisant la rage de Caliban, en appelant de ses vœux un choc frontal entre « les deux classes antagonistes », quel jeu jouait-il ? Etait-il, se demande à son tour Jacques Julliard dans sa préface à la réédition des Réflexions, « un moraliste conservateur qui, par un paradoxe qui ne saurait le faire reculer, confie à la classe ouvrière la mission de sauver la bourgeoisie de la décadence, ou bien un marxiste conséquent qui attend de l'accomplissement intégral du cycle bourgeois l'avènement ultérieur du prolétariat ? » Le même homme qui parlait des mystiques, de sainte Thérèse d'Avila, de saint Jean de la Croix, de la sœur Labouré, « non en dilettante, mais avec une enthousiaste vénération, presque en croyant », au témoignage du romancier Emile Baumann, préparait, à la veille de sa mort, une réédition de son ouvrage le plus foncièrement antichrétien, La Ruine du monde antique. Le même homme encore qui, en 1900, se déclarait démocrate et dreyfusard, qualifiera plus tard la démocratie d'« école de servilité, de délation, de démoralisation » et s'insurgera contre les « prétentions juives ».
Illusions
Selon Jacques Bainville, qui taxait de « simple construction de l'esprit » et de « formules élaborées en chambre, avec naïveté, sans connaissance des hommes », la stratégie de Sorel où la « notion de lutte de classe » aurait « épuré la notion de violence », l'auteur des Réflexions pensait surtout par réaction, par contradiction, voire par simple agacement favorable aux Empires centraux quand ils étaient en guerre avec la France, admirateur des bolcheviks alors que les Alliés dressaient le cordon sanitaire. On sait, du reste, par Jacques Maritain, que, chez Péguy, Sorel commençait par demander, sur une question donnée, quel était l'avis de Jaurès, puis soutenait immédiatement le contraire.
Que conclure de tout cela ? Peut-on affirmer avec quelque apparence de raison, maintenant que la consommation est l'unique credo que confesse notre société, que « l'âme du prolétariat révolutionnaire » demeure toujours « quelque chose de puissant, de neuf et d'intact » ? Evidemment, de tels mots ne recouvrent plus la moindre réalité. Mais Sorel lui-même n'avait-il pas douté de la pérennité de ses analyses et de ses échafaudages conceptuels qui remarquait : « Nous savons parfaitement que les historiens futurs ne manqueront pas de trouver que notre pensée a été pleine d'illusions, parce qu'ils regarderont derrière eux un monde achevé. Nous avons au contraire à agir, et nul ne saurait nous dire aujourd'hui ce que connaîtront ces historiens nul ne saurait nous donner le moyen de modifier nos images motrices de manière à éviter leurs critiques. » Après tout, peut-être est-ce là sa seule leçon.
Michel Toda Le Choc du Mois N° 30 Juin 1990
(1)329 p., 140 F.
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