Naguère célébrées comme un grand moment de l’histoire de France, aujourd’hui dénigrées au nom du multiculturalisme, les croisades ne sont plus au goût du jour. Refusant la légende dorée comme la légende noire, les historiens nous aident à comprendre cette grande aventure collective.
« Le bilan des croisades est mince », affirme, dans un article critique, un récent Dictionnaire de l’histoire de France (Larousse, 2006). A l’inverse, l’Histoire de France publiée avant 1914 sous la direction d’Ernest Lavisse consacrait vingt-cinq pages aux croisades. En dépit de ses réserves sur l’action du pape et des seigneurs, « l’instituteur national » de la IIIe République, selon l’expression de Pierre Nora, ne craignait pas d’intégrer cet épisode aux gloires nationales : « La première croisade, c’est la France en marche ; il faut la suivre jusqu’en Orient ».
Quel contraste avec aujourd’hui ! Sur fond de multiculturalisme et de mauvaise conscience européenne, les croisades sont souvent dépeintes comme une agression perpétrée par des Occidentaux violents et cupides à l’encontre d’un islam tolérant et raffiné… La vision d’autrefois, simplificatrice à l’excès, entretenait un mythe qui ne rendait pas compte de la réalité. Mais la repentance actuelle, érigée en système, ne constitue pas un meilleur guide historique. Les croisades forment un mouvement qui s’est étalé sur plusieurs siècles et qui a recouvert des épisodes contradictoires. Pour être comprises dans toute leur complexité, elles doivent par conséquent être abordées sans idées préconçues.
Le 27 novembre 1095, au concile de Clermont, le pape Urbain II lance un appel à la chrétienté. En Terre sainte, explique-t-il, de nombreux chrétiens « ont été réduits en esclavage », tandis que les Turcs détruisent leurs églises. Evêques et abbés réunis autour du souverain pontife doivent alors exhorter « chevaliers ou piétons, riches ou pauvres, à se rendre au secours des chrétiens et à repousser ce peuple néfaste [les Turcs]. » A Limoges, Angers, Tours, Poitiers, Saintes, Bordeaux, Toulouse et Carcassonne, Urbain II, qui est issu de la noblesse champenoise, renouvelle son appel à l’intention des « Francs », leur promettant, en récompense de leur engagement, « la rémission de leurs péchés ». Que s’était-il passé ?
Au VIIe siècle, les cavaliers musulmans s’emparent de Jérusalem et de territoires qui étaient le berceau du christianisme. Au gré des circonstances et des souverains en place, les chrétiens de la région, réduits au statut de dhimmis, voient leur condition évoluer dans un sens tantôt défavorable, tantôt favorable. Au IXe siècle, les califes abbassides, plutôt tolérants, concèdent à Charlemagne la tutelle morale sur les Lieux saints. Le pèlerinage en Terre sainte, pratique prisée des chrétiens d’Europe, en est facilité. En 1078, cependant, les Turcs seldjoukides, récemment convertis à l’islam et vainqueurs des armées byzantines à Manzikert (1071), chassent de Jérusalem les Fatimides qui s’y étaient installés un siècle plus tôt. Devenus dangereux, les pèlerinages à Jérusalem s’interrompent. En 1073, l’avancée des Turcs jusqu’au Bosphore avait déjà incité l’empereur byzantin Michel VII à appeler au secours le pape Grégoire VII. En 1095, par Alexis Ier Comnène renouvelle cette demande auprès d’Urbain II.
C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter l’appel lancé à Clermont par le pape. Ce dernier espère une réconciliation avec l’Eglise d’Orient, en rupture avec Rome depuis l’excommunication du patriarche de Constantinople en 1054.
Le terme de croisade que nous employons pour désigner l’épopée qui va suivre est anachronique : le mot apparait épisodiquement vers 1700 et s’imposera dans les manuels scolaires des dernières années du XIXe siècle. Ceux que nous appelons les croisés qualifient en réalité leur expédition de pèlerinage, de passage, de voyage outre-mer. L’historien Jacques Heers montre en outre que le pèlerinage n’est pas « guerre sainte » prêchée à toute la chrétienté, car la papauté est alors une puissance incertaine, en conflit avec l’empereur d’Occident et le roi de France.
Le pape a fixé le départ au 15 août 1096. Avant cette date, des bandes partent du nord de la France et de l’Allemagne en suivant des prédicateurs improvisés tel Pierre l’Ermite. Le 1er août 1096, ils sont à Constantinople. Maintenue hors la ville, la colonne franchit le Bosphore. Dès le 10 août, cette troupe mal armée se fait massacrer par les Turcs. Les survivants ne reprendront leur marche qu’à la suite de la croisade des barons.
En Europe, quatre armées se sont formées. Flamands, Lorrains et Allemands ont suivi Godefroy de Bouillon. Les Provençaux, terme qualifiant les seigneurs de tous les pays d’oc, sont entraînés par Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse. Normands et seigneurs du nord de la Loire sont regroupés derrière Robert Courteheuse, duc de Normandie, et son beau-frère, Etienne de Blois. Quant aux Normands de Sicile, ils sont guidés par Bohémond de Tarente et son neveu Tancrède. En tout 30 000 hommes, réunis à Constantinople en mai 1097. Ils ne parlent pas la même langue mais, les Francs étant nombreux parmi eux, les croisés seront désignés ainsi. Après avoir pris Nicée et Antioche, ils progressent lentement en raison de la résistance de leurs adversaires et des rivalités entre les chefs. En juin 1099, le siège est mis devant Jérusalem, que les Egyptiens ont arraché aux Turcs l’année précédente. Le 15 juillet, la cité tombe aux mains des chrétiens.
En entrant dans la ville, les barons chrétiens pillent et tuent. La légende noire des croisades y voit la preuve de leur injustifiable violence. C’est oublier que les croisés se sont conduits comme tous les guerriers d’alors : les Turcs, le 10 août 1096, ont massacré 12 000 pèlerins de la croisade populaire, tout comme les Egyptiens, le 26 août 1098, ont anéanti les défenseurs de Jérusalem.
S’agit-il d’un conflit entre chrétiens et musulmans ? Cela peut être interprété ainsi a posteriori, mais dans les textes de l’époque, les mots « musulman », « islam » ou « Mahomet » n’apparaissent nulle part. Les croisés ne savent rien de la religion de leurs adversaires qu’ils qualifient de « païens », d’« infidèles » ou de « mécréants ». « L’idée de l’islam, c’est-à-dire d’un ensemble à la fois politique et religieux, observe Jean Richard, grand spécialiste des croisades, était étrangère à la pensée occidentale d’alors ».
Après la prise de Jérusalem, un royaume latin est institué. Godefroy de Bouillon en prend la tête avec le titre d’« avoué du Saint-Sépulcre » ; quand il meurt, quelques mois plus tard, son frère Baudouin le remplace. D’autres Etats chrétiens sont créés : la principauté d’Antioche, le comté d’Edesse, le comté de Tripoli. Or leur fondation ne figurait pas dans les plans primitifs du pape. Dès la prise de Jérusalem, les croisés sont retournés massivement en Europe. Ceux qui sont restés sont isolés, car jamais les établissements francs ne seront des colonies de peuplement. Aussi le but de toutes les croisades postérieures à celle de 1096 – on en distingue traditionnellement sept autres, de 1147 à 1270, mais ce n’est qu’un classement rétrospectif et incomplet – ne sera-t-il jamais que de secourir les Etats latins implantés en Orient. Dorénavant, des enjeux temporels sont en cause. Après l’élan mystique, une autre logique s’enclenche : elle est politique, elle est militaire.
Les Etats latins d’outre-mer n’ont pas survécu après 1291, date de la chute aux mains des Egyptiens de Saint-Jean d’Acre, la dernière citadelle chrétienne du Levant. Les croisades ont englouti de nombreuses vies humaines et de grandes richesses. Sauf pour les villes marchandes d’Italie (Venise et Gênes), leur apport économique a été faible. Du point de vue de l’histoire longue, les croisades s’inscrivent dans le prolongement d’un conflit entre l’Europe et l’Asie, conflit apparu entre Grecs et Perses à l’époque de l’hellénisme classique, repris entre l’Empire romain et les Parthes, poursuivi entre Byzance et les musulmans. Si elles ont profondément divisé le monde chrétien après la première croisade et surtout la prise de Constantinople en 1204, elles ont offert à l’Empire romain d’Orient, comme le soulignait le grand historien René Grousset, un répit de trois siècles et demi face à la menace turque, et apporté un certain allègement du péril barbaresque dans la Méditerranée occidentale. Les croisades, quoi qu’on en pense, illustrent le dynamisme européen à l’époque médiévale. Une autre conséquence de leur échec final aura été de reporter vers l’ouest et le sud l’effort des Occidentaux, bloqués au Moyen Orient par la résistance des pays musulmans : la Reconquista espagnole annoncera l’expansion européenne vers l’Amérique, les Indes et même le Japon.
A côté de ces considérations géopolitiques, il reste l’exigence religieuse des croisades, que Jean Richard définit comme « des entreprises d’une étonnante ampleur, sources de sacrifices, d’épreuves, mais aussi d’un enrichissement spirituel difficilement mesurable, et qui demeurent l’un des épisodes majeurs de l’histoire européenne ». De cette magnifique aventure, en dépit de ses ombres, il n’y a donc pas à rougir.
Jean Sévillia
Pour en savoir plus sur les croisades :
René Grousset, Histoire des croisades, 3 vol. sous coffret, Tempus, 2006 ; et L’épopée des croisades, Tempus, 2002.
Jacques Heers, La première croisade. Libérer Jérusalem, 1095-1107, Tempus, 2002 ; et Histoire des croisades, Perrin, 2014.
Xavier Hélary, La dernière croisade, Perrin, 2016.
Jean Richard, Histoire des croisades, Pluriel, 2010 ; et L’esprit de croisade, Biblis, 2012.
Sources : Le Figaro Magazine (Edition du vendredi 12 août 2016)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire