Par Rémi Hugues
Dans le cadre du centenaire du dénouement de la Grande Guerre, Rémi Hugues a rédigé pour les lecteurs de Lafautearousseau une suite dʼarticles très documentés qui seront publiés au fil des journées en cours. Ils pourront être objets de débats. Au reste, la guerre n'est plus exclue des perspectives mondiales d'aujourd'hui ...
Un prescripteur d’opinion de plus en plus important
Auréolé de ce prestige, l’Action Française exerce une forte influence idéologique sur le pays, comme l’atteste le succès d’une idée lancée par le journal, en vue de défendre les intérêts des soldats. Cette idée, qui date d’octobre 1916, est l’instauration d’une prime que Maurras appelle la part du combattant. Chaque « Poilu » recevrait une somme d’argent versée par une banque de gratifications militaires, dont le fonds serait constitué au moyen d’un emprunt public. Car, d’après le chef de l’Action Française, « le combattant produit la Victoire, le combattant a donc droit à une partie du produit de celle-ci, et cette part devrait être, non pas une pension, mais une somme d’argent comptant, avec une prime spéciale pour les troupes d’élite. »[1]
Le projet de part du combattant connaît un franc succès. De nombreux titres de presse soutiennent sa mise en place, notamment L’Intransigeant,L’Écho de Paris, Le Journal,L’Heure et La Petite République. Et l’Action Française n’en reste pas à la théorie. Elle lance une souscription : le 15 avril 1917 le journal communique à ses lecteurs que 43 000 francs ont été réunis, dont la moitié de la part du duc de Vendôme. En juin 1918, 160 000 francs sont versés à trois régiments qui se sont particulièrement distingués au combat.
À cette influence intellectuelle et programmatique sur l’opinion acquise pendant la guerre, s’ajoute une influence carrément politique. Quand, le 13 novembre 1917, le président du Conseil Paul Painlevé est renversé au profit de Georges Clemenceau, ce dernier peut remercier l’organisation « politico-médiatique » de Charles Maurras, qui a de façon décisive contribué à cette promotion. L’Action Française, en soutenant le « Tigre », « naguère son pire ennemi »[2], montre qu’elle sait faire, une nouvelle fois, usage de son pragmatisme légendaire.
Clemenceau et Maurras, c’est le mariage de la carpe et du lapin. Les deux hommes s’étaient particulièrement affrontés durant l’affaire Dreyfus. L’ancien président du Conseil radical de 1903 à 1906 avait publié le fameux pamphlet dreyfusard « J’accuse » d’Emile Zola dans son journal L’Aurore. Quant au second, il avait formé la ligue d’Action Française avec un aréopage d’anti-dreyfusards. Son ami Daudet aimait depuis traiter Clemenceau de « ganache qualifiée de César ». Or Eugen Weber note : « Sans Daudet [...] le terrain n’eut pas été préparé pour Clemenceau. »
Deux jours après la mise en minorité de Painlevé, le « Tigre » forme son gouvernement, soutenu par la droite. Ce même jour, le 15, celui que lʼAction Française voyait jadis comme « le plus malfaisant des Français »[3], s’enquiert auprès de Jules Delahaye, député royaliste du Maine-et-Loire, des souhaits du mouvement. Il accepte de poursuivre vigoureusement espions et traîtres, refuse en revanche catégoriquement de rouvrir l’ambassade auprès du Saint-Siège et promet qu’il va étudier très sérieusement la part du combattant.
Ainsi jusqu’à l’armistice Clemenceau et Maurras travaillent ensemble à la victoire contre l’ennemi commun, malgré leur positionnement politique diamétralement opposé.
Cette victoire apporte à Léon Daudet la consécration suprême. Le patriote intransigeant du temps de la guerre qui s’était autoproclamé « Procureur du Roi » dans le cadre de la lutte acharnée qu’il menait contre les traîtres et les espions voit apparaître sur les murs de Paris les inscriptions « Vive Léon Daudet ! » En 1919, signe de sa popularité, il est élu député de la Seine. La même année, en janvier, les libéraux du Figaro ouvrent leurs colonnes à leurs confrères royalistes qui signent un « Manifeste pour un parti de l’intelligence ».
Quant, à Maurras, toutefois, l’entrée à l’Académie française lui est refusée en 1923. Il lui faudra attendre 1938 pour intégrer la prestigieuse institution. La nation le récompense de sa fidélité envers elle durant l’épreuve terrible de 14-18 à l’orée d’une autre épreuve, sans doute encore bien plus terrible... (A suivre).
[1] Ibid., p. 121.
[2] Ibid., p. 114.
[3] Ibid., p. 130.
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