L'extrémisme français entre deux époques. Une réponse aux thèses de Zeev Sternhell et un bilan actuel de la droite extrême.
De nombreux ouvrages traitent de la montée de l’extrême droite en Europe et de la séduction des discours populistes dans un monde de plus en plus complexe. La France n’échappe pas à ce terrain d’études. De nouveaux mouvements extrémistes ravivent d’anciens démons de son histoire.
Les deux ouvrages (un recueil et la revue Lignes) ici recensés sont à mettre en parallèle, comme un écho, du passé vers l’avenir. Leurs motivations sont différentes mais ils offrent une analyse pointue des différents mouvements à l’œuvre en France, d’une part au début du XXème siècle et, d’autre part au début du XXIème siècle.
Ces périodes ne sont pas identiques même si la tentation est grande de construire des passerelles. Il n’en reste pas moins que le cas français passionne. Le berceau des libertés et des droits de l’homme n’a jamais été débarrassé d’une droite ultra-conservatrice. Elle a été l’occasion pour certains historiens d’affirmer que le fascisme prend sa source dans le pays de Rousseau, Voltaire et Montesquieu. N’est-ce pas trop?
La France préfasciste d’avant-guerre
Le débat, initié par l’historien israélien Zeev Sternhell, sur les origines françaises du fascisme ne cesse de se poursuivre. Il mobilise ses contradicteurs qui s’emploient avec détermination à démontrer que la thèse de l’historien des idées ne passe pas la barrière des faits, ni en France, ni en Europe. Non, la France n’est pas le pays où prend naissance, avant 1914, le mouvement fasciste qui inondera l’Europe. Ce n’est pas le travail global de l’historien, dont on peut relire la vie et la pensée dans le livre-entretien Histoire et Lumières, paru l'année dernière et commenté ici, qui est remis en cause. Sa thèse, issue de son étude des mouvements nationalistes français d’avant 1914, ne convainc pas. Pour le démontrer, des grandes signatures de la science politique française et européenne se rassemblent dans un ouvrage justement intitulé Fascisme Français?, et dirigé par Serge Berstein et Michel Winock, celui-là même qui fut, par le passé, l’éditeur de Sternhell... Winock ouvre la voie: même si des mouvements existent en France avant 1914, l’Italie connaît elle aussi sa part d’ombre. Plus grave est l’occultation par Sternhell de la Grande Guerre, qui porte les frustrations d’après-guerre et la violence des mouvements européens des années 1920 d’où naîtra le fascisme. Le mot est d’ailleurs prononcé pour la première fois en 1919, en Italie.
Le rejet en France de l’absolutisme monarchique et clérical au XVIIIème siècle produira des réactions contre-révolutionnaires, mais de là à en faire un véritable système, la nomenklatura universitaire manque de s’étouffer.
Rappel à l’ordre
Les faits sont têtus et constituent un rappel à l’ordre salutaire qu’empruntent Alain-Gérard Slama, Jacques Julliard, Jean-Pierre Azéma, Paul Thibaud ou Jean-Noël Jeanneney. Ce n’est pas une union de circonstance, honorant la mémoire de Réné Rémond et défendant les intérêts d’une caste d’intellectuels directement visée par Sternhell. C’est, semble-t-il, la volonté de sortir d’une controverse et d’éclairer le lecteur sur les démons français du début du XXème siècle: boulangisme, antidreyfusard, Barrès, catholiques conservateurs… Le fascisme, par définition totalitaire, violent et communautaire, ne s’accorde pas en France avec une droite qui, malgré tout, reste attachée majoritairement au fond républicain de l’époque. L’idéalisme philosophique de Sternhell, alimenté par sa vison binaire d’une contre-offensive naturelle à la révolution laïque et républicaine française, relève plus de la caricature que de la démarche scientifique. Steven Englund plonge une plume virulente contre cette vision de la France de l’époque, démontrant que les faits donnent raison à la clairvoyance populaire plutôt qu’aux séductions boulangistes. La France n’a pas été épargnée par les mouvements fascisants et notamment celui du PSF dans l’entre-deux-guerres. Elle a connu, avant la Première Guerre mondiale, un fourmillement préfasciste, à la recherche d’une voie entre républicanisme et nationalisme. L’ouvrage démontre parfaitement comment s’organise, dans tous ces réseaux hétéroclites, la dérive de la pensée. Rien n’en fait pour autant le berceau du fascisme européen, ni la marque d’une quatrième droite française. Ces tentations idéologiques, bardées d’antisémitisme et de nationalisme, trouveront en Italie et en Allemagne une virulence totalitaire et une violence organisée. L’analyse de Sternhell est donc une «relecture du passé qui ne passe pas».
Retour ou renouveau de l’extrémisme au XXIe siècle ?
Cette poussée, souvent disséminée, du rejet de l’autre et du repli sur soi n’est donc pas un monopole français. Elle n’est pas non plus celui d’une époque. Le numéro 45 de la revue Lignes présente «Les nouvelles droites extrêmes» et expose avec beaucoup de style et d’intérêt le développement actuel d’une extrême droite toujours aussi diffuse et insidieuse. Le philosophe Jacob Rogozinski et l’essayiste Michel Surya rassemblent de passionnantes contributions d’universitaires sociologues, philosophes, politistes, journalistes, anthropologues. Il ne s’agit pas d’une nouveauté pour les auteurs mais bien d’un retour des conservatismes les plus durs qui ont pu trouver quelques points de convergence dans l’actualité. La question des identités nationales et religieuses, croisant celle des identités sexuelles ou du prétendu enseignement du «genre» dans les écoles, ont donné à voir une étrange kermesse de rue, dans laquelle chacun a tenté de trouver son rôle et placer sa voix. Là aussi, l’ouvrage évite de parler de fascisme, les événements et les discours ne se diluant pas forcément dans les urnes, malgré un Front national qui promet encore des lendemains meilleurs.
L’antisémitisme ou l’homophobie ont repris une place sur la scène médiatique, «détabouisant» des thèmes que l’on croyait définitivement enterrés. Les auteurs décortiquent les mouvements à l’œuvre en France et les discours les plus sidérants entendus durant le printemps 2014, notamment lors du passage de la «Manif pour tous» au «Printemps français». Frédéric Neyrat démontre comment le concept de nationalisme semble parfois dépassé et remplacé par celui d’identitaire, devenu une idéologie qui permet toutes les fantasmagories. Ce discours foncièrement minoritaire et confidentiel a pris une place considérable dans l’espace public. Cette place vient paradoxalement renforcer la légitimité de ces discours absurdes, notamment sur la question du genre, fort bien expliquée par Jean-Philippe Milet. D’une manière générale, la montée du Front national, en parallèle de ces poussées extrémistes, questionne les auteurs car son réservoir est empli d’une peur collective mal identifiée, mêlant l’immigration, la concurrence économique étrangère et la bureaucratie bruxelloise.
Epoques différentes, mêmes dérives ?
Entre la nouveauté et le renouveau, l’analogie avec les années 1930 est parfois frappante, notamment pour l’antisémitisme. «Mais attention de ne pas tomber dans l’anachronisme», prévient Jérémy Guedj, «l’Etat d’Israël n’existait pas, ni la cause palestinienne… néanmoins l’histoire s’impose à la réflexion actuelle».
Face à ces mouvances et au choc des résultats aux élections européennes et départementales, Jean-Loup Anselme envisage, non pas la fin des partis de gouvernement mais plutôt une décomposition à gauche et une recomposition à droite. D’autres auteurs sont plus durs, notamment avec la gauche, évoquant une capitulation intellectuelle. Le sociologue Gérard Mauger évoque, quant à lui, le combat «mythologique» entre le beauf et le bobo, préfigurant des luttes sociétales nouvelles.
Ne pas confondre «libéralisme culturel» et «mondialisation néolibérale», réconcilier les champs intellectuels et éducatifs avec la classe populaire, décrypter les hoaxes et autres théories du complot, dénoncer les fabrications de coupables sur mesure… sont autant de propositions détaillées dans cette revue que l’on pourra lire avec beaucoup d’attention.
Aujourd’hui, comme hier, les pratiques politiques et républicaines, faites de constructions partisanes morcelées, se doivent de monter à l’assaut de ces idées conservatrices, racistes et inégalitaires. Le peuple ne doit pas être exclu de ce nouvel avatar du vivre ensemble.
De nombreux ouvrages traitent de la montée de l’extrême droite en Europe et de la séduction des discours populistes dans un monde de plus en plus complexe. La France n’échappe pas à ce terrain d’études. De nouveaux mouvements extrémistes ravivent d’anciens démons de son histoire.
Les deux ouvrages (un recueil et la revue Lignes) ici recensés sont à mettre en parallèle, comme un écho, du passé vers l’avenir. Leurs motivations sont différentes mais ils offrent une analyse pointue des différents mouvements à l’œuvre en France, d’une part au début du XXème siècle et, d’autre part au début du XXIème siècle.
Ces périodes ne sont pas identiques même si la tentation est grande de construire des passerelles. Il n’en reste pas moins que le cas français passionne. Le berceau des libertés et des droits de l’homme n’a jamais été débarrassé d’une droite ultra-conservatrice. Elle a été l’occasion pour certains historiens d’affirmer que le fascisme prend sa source dans le pays de Rousseau, Voltaire et Montesquieu. N’est-ce pas trop?
La France préfasciste d’avant-guerre
Le débat, initié par l’historien israélien Zeev Sternhell, sur les origines françaises du fascisme ne cesse de se poursuivre. Il mobilise ses contradicteurs qui s’emploient avec détermination à démontrer que la thèse de l’historien des idées ne passe pas la barrière des faits, ni en France, ni en Europe. Non, la France n’est pas le pays où prend naissance, avant 1914, le mouvement fasciste qui inondera l’Europe. Ce n’est pas le travail global de l’historien, dont on peut relire la vie et la pensée dans le livre-entretien Histoire et Lumières, paru l'année dernière et commenté ici, qui est remis en cause. Sa thèse, issue de son étude des mouvements nationalistes français d’avant 1914, ne convainc pas. Pour le démontrer, des grandes signatures de la science politique française et européenne se rassemblent dans un ouvrage justement intitulé Fascisme Français?, et dirigé par Serge Berstein et Michel Winock, celui-là même qui fut, par le passé, l’éditeur de Sternhell... Winock ouvre la voie: même si des mouvements existent en France avant 1914, l’Italie connaît elle aussi sa part d’ombre. Plus grave est l’occultation par Sternhell de la Grande Guerre, qui porte les frustrations d’après-guerre et la violence des mouvements européens des années 1920 d’où naîtra le fascisme. Le mot est d’ailleurs prononcé pour la première fois en 1919, en Italie.
Le rejet en France de l’absolutisme monarchique et clérical au XVIIIème siècle produira des réactions contre-révolutionnaires, mais de là à en faire un véritable système, la nomenklatura universitaire manque de s’étouffer.
Rappel à l’ordre
Les faits sont têtus et constituent un rappel à l’ordre salutaire qu’empruntent Alain-Gérard Slama, Jacques Julliard, Jean-Pierre Azéma, Paul Thibaud ou Jean-Noël Jeanneney. Ce n’est pas une union de circonstance, honorant la mémoire de Réné Rémond et défendant les intérêts d’une caste d’intellectuels directement visée par Sternhell. C’est, semble-t-il, la volonté de sortir d’une controverse et d’éclairer le lecteur sur les démons français du début du XXème siècle: boulangisme, antidreyfusard, Barrès, catholiques conservateurs… Le fascisme, par définition totalitaire, violent et communautaire, ne s’accorde pas en France avec une droite qui, malgré tout, reste attachée majoritairement au fond républicain de l’époque. L’idéalisme philosophique de Sternhell, alimenté par sa vison binaire d’une contre-offensive naturelle à la révolution laïque et républicaine française, relève plus de la caricature que de la démarche scientifique. Steven Englund plonge une plume virulente contre cette vision de la France de l’époque, démontrant que les faits donnent raison à la clairvoyance populaire plutôt qu’aux séductions boulangistes. La France n’a pas été épargnée par les mouvements fascisants et notamment celui du PSF dans l’entre-deux-guerres. Elle a connu, avant la Première Guerre mondiale, un fourmillement préfasciste, à la recherche d’une voie entre républicanisme et nationalisme. L’ouvrage démontre parfaitement comment s’organise, dans tous ces réseaux hétéroclites, la dérive de la pensée. Rien n’en fait pour autant le berceau du fascisme européen, ni la marque d’une quatrième droite française. Ces tentations idéologiques, bardées d’antisémitisme et de nationalisme, trouveront en Italie et en Allemagne une virulence totalitaire et une violence organisée. L’analyse de Sternhell est donc une «relecture du passé qui ne passe pas».
Retour ou renouveau de l’extrémisme au XXIe siècle ?
Cette poussée, souvent disséminée, du rejet de l’autre et du repli sur soi n’est donc pas un monopole français. Elle n’est pas non plus celui d’une époque. Le numéro 45 de la revue Lignes présente «Les nouvelles droites extrêmes» et expose avec beaucoup de style et d’intérêt le développement actuel d’une extrême droite toujours aussi diffuse et insidieuse. Le philosophe Jacob Rogozinski et l’essayiste Michel Surya rassemblent de passionnantes contributions d’universitaires sociologues, philosophes, politistes, journalistes, anthropologues. Il ne s’agit pas d’une nouveauté pour les auteurs mais bien d’un retour des conservatismes les plus durs qui ont pu trouver quelques points de convergence dans l’actualité. La question des identités nationales et religieuses, croisant celle des identités sexuelles ou du prétendu enseignement du «genre» dans les écoles, ont donné à voir une étrange kermesse de rue, dans laquelle chacun a tenté de trouver son rôle et placer sa voix. Là aussi, l’ouvrage évite de parler de fascisme, les événements et les discours ne se diluant pas forcément dans les urnes, malgré un Front national qui promet encore des lendemains meilleurs.
L’antisémitisme ou l’homophobie ont repris une place sur la scène médiatique, «détabouisant» des thèmes que l’on croyait définitivement enterrés. Les auteurs décortiquent les mouvements à l’œuvre en France et les discours les plus sidérants entendus durant le printemps 2014, notamment lors du passage de la «Manif pour tous» au «Printemps français». Frédéric Neyrat démontre comment le concept de nationalisme semble parfois dépassé et remplacé par celui d’identitaire, devenu une idéologie qui permet toutes les fantasmagories. Ce discours foncièrement minoritaire et confidentiel a pris une place considérable dans l’espace public. Cette place vient paradoxalement renforcer la légitimité de ces discours absurdes, notamment sur la question du genre, fort bien expliquée par Jean-Philippe Milet. D’une manière générale, la montée du Front national, en parallèle de ces poussées extrémistes, questionne les auteurs car son réservoir est empli d’une peur collective mal identifiée, mêlant l’immigration, la concurrence économique étrangère et la bureaucratie bruxelloise.
Epoques différentes, mêmes dérives ?
Entre la nouveauté et le renouveau, l’analogie avec les années 1930 est parfois frappante, notamment pour l’antisémitisme. «Mais attention de ne pas tomber dans l’anachronisme», prévient Jérémy Guedj, «l’Etat d’Israël n’existait pas, ni la cause palestinienne… néanmoins l’histoire s’impose à la réflexion actuelle».
Face à ces mouvances et au choc des résultats aux élections européennes et départementales, Jean-Loup Anselme envisage, non pas la fin des partis de gouvernement mais plutôt une décomposition à gauche et une recomposition à droite. D’autres auteurs sont plus durs, notamment avec la gauche, évoquant une capitulation intellectuelle. Le sociologue Gérard Mauger évoque, quant à lui, le combat «mythologique» entre le beauf et le bobo, préfigurant des luttes sociétales nouvelles.
Ne pas confondre «libéralisme culturel» et «mondialisation néolibérale», réconcilier les champs intellectuels et éducatifs avec la classe populaire, décrypter les hoaxes et autres théories du complot, dénoncer les fabrications de coupables sur mesure… sont autant de propositions détaillées dans cette revue que l’on pourra lire avec beaucoup d’attention.
Aujourd’hui, comme hier, les pratiques politiques et républicaines, faites de constructions partisanes morcelées, se doivent de monter à l’assaut de ces idées conservatrices, racistes et inégalitaires. Le peuple ne doit pas être exclu de ce nouvel avatar du vivre ensemble.
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