Laurent Wetzel, haut fonctionnaire de l’Education nationale à la retraite, ancien élève de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, agrégé d’histoire, auteur de Ils ont tué l’histoire-géo (éd. François Bourin, 2012).
♦ J’ai été saisi d’étonnement en découvrant, le 19 avril, sur le site Les Inrocks, l’article d’un certain Jean-Marie Durand, spécialiste des « idées », intitulé « Tu parles, Charles Martel ! La déconstruction d’un mythe identitaire », consacré à l’essai, paraît-il « éclairant », de deux « historiens », William Blanc et Christophe Naudin, Charles Martel et la bataille de Poitiers. De l’histoire au mythe identitaire.
« La plus puissante des familles franques, dans le pays de Metz,devint célèbre au temps qu’elle avait pour chef Charles, surnomméMartel parce qu’il a écrasé, comme avec un marteau, les Arabes qui avaient envahi la Gaule ».
A en croire cet idéologue et ces deux « historiens », bien décidés à terrasser les « historiens islamophobes », « la bataille de Poitiers est un événement mineur de notre histoire, qui « ne doit sa survie mémorielle qu’à l’utilisation qui en a été faite, depuis les années 1880, par l’extrême droite et le courant nationaliste » » ; « elle n’est pas historiquement le choc que beaucoup d’autres ont imaginé » ; « les grandes figures de l’enseignement sous la IIIe République – Jules Michelet et Ernest Lavisse – ne lui ont consacré que peu d’attention, Jules Michelet minimisant la bataille et le manuel Lavisse ne lui consacrant pas une ligne ».
On reste interdit devant tant de contre-vérités.
Jules Michelet, qui a publié son Histoire de France des origines à la mort de Louis XI, entre 1833 et 1844, sous la Monarchie de Juillet et non sous la IIIe République, soulignait au contraire dans cet ouvrage l’importance de ladite bataille :
« Les Sarrasins, maîtres de l’Espagne, s’étaient emparés du Languedoc. De la ville de Narbonne, leur innombrable cavalerie se lançait audacieusement vers le nord, jusqu’en Poitou, jusqu’en Bourgogne, confiante dans sa légèreté et dans la vigueur infatigable de ses chevaux africains. La célérité prodigieuse de ces brigands, qui voltigeaient partout, semblait les multiplier ; ils commençaient à passer en plus grand nombre : on craignait que, selon leur usage, après avoir fait un désert d’une partie des contrées du Midi, ils ne finissent par s’y établir. Une rencontre eut lieu près de Poitiers entre les rapides cavaliers de l’Afrique et les lourds bataillons des Francs (732) […]. Charles Martel poussa jusqu’en Languedoc, entra dans Nîmes et essaya de brûler les Arènes qu’on avait changées en forteresse. »
Ernest Lavisse, en 1913, dans son manuel pour le cours moyen, 1re et 2e année, a consacré en réalité trente lignes à Charles Martel, à l’invasion arabe et à la bataille de Poitiers. J’en extrais celles-ci :
« La plus puissante des familles franques, dans le pays de Metz, devint célèbre au temps qu’elle avait pour chef Charles, surnommé Martel parce qu’il a écrasé, comme avec un marteau, les Arabes qui avaient envahi la Gaule. En l’année 732, ils étaient arrivés près de Poitiers, quand ils rencontrèrent Charles Martel qui venait au devant d’eux avec une armée. Les Arabes, montés sur de petits chevaux rapides, et habillés de longs manteaux blancs, coururent vers la cavalerie franque. Les Francs, montés sur de grands chevaux du nord, les laissèrent venir et se défendirent avec leurs haches et leurs épées si bien que les Arabes reculèrent. Alors les Francs se mirent en marche. C’était comme une muraille de fer qui s’avançait. Les Arabes se retirèrent dans leur camp, et, pendant la nuit, ils s’enfuirent. Ainsi, Charles Martel a empêché les Arabes de conquérir notre pays. »
Dans son Abrégé de l’histoire du Moyen Age pour le cours de seconde, Victor Duruy parlait déjà, en 1857, de « la grande victoire de Charles Martel sur les infidèles, qui arrêta, entre Tours et Poitiers, le mouvement de l’invasion de l’islamisme vers l’Occident ».
En 1904, dans son manuel pour la classe de 5e, l’historien Charles Seignobos, républicain et protestant, insistait, avant de raconter la bataille de Poitiers, sur « les guerres qu’avait dû faire Charles Martel toute sa vie de tous les côtés, surtout dans le Midi contre les musulmans ».
En 1925, dans son manuel pour la classe de 4e, Arthur Huby, plus tard doyen de l’Inspection générale d’histoire-géographie, insistait aussi sur cet « événement exceptionnel » : « Sa victoire sur les Arabes tira Charles Martel hors de pair. La victoire de Poitiers (octobre 732), qui marqua l’arrêt de l’offensive arabe contre l’Europe, eut un immense retentissement. Charles Martel apparut comme le sauveur du monde chrétien tout entier. »
Sans oublier Jules Isaac (futur militant du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes) qui écrivait à la même époque, dans le fameux Malet-Isaac : « Charles Martel eut la gloire d’arrêter à Poitiers, en 732, une terrible invasion arabe. »
En 1935 enfin, dans leur petit manuel pour le cours élémentaire, 1re année, Mon Premier Livre d’Histoire de France, Léon Brossolette et Marianne Ozouf, père et sœur du héros de la Résistance, ont illustré une page entière d’une image en couleurs sous-titrée « Charles-Martel à Poitiers – Les rois francs, qu’on appelle les rois fainéants, ne savent plus commander leurs armées. Le duc Charles-Martel les commande à leur place. Il bat à Poitiers les rapides cavaliers arabes qui attaquent la Gaule ».
On observera cependant que ne figurent nulle part, dans les actuels programmes d’histoire du primaire et du collège, ni Charles Martel, ni la bataille de Poitiers, tous programmes signés, en 2008, par Xavier Darcos, avec la bénédiction de Nicolas Sarkozy et François Fillon, trois phares de ce qu’on appelle la « droite républicaine ».
Ce qui n’empêche pas Philippe Nemo, dans son excellent manuel d’histoire pour les CE2-CM1-CM2, de préciser pour nos écoliers : « Les Arabes avaient conquis un immense empire qui s’étendait jusqu’en Europe. Ils s’étaient emparés de l’Espagne, et maintenant ils voulaient aussi envahir la France. Charles Martel gagna contre eux la bataille de Poitiers en 732 après J.-C. et il les força à se replier en Espagne. Le prestige acquis par Charles Martel à cette occasion fut très grand. » (La Librairie des Ecoles, 2012, p. 52).
Laurent Wetzel, 22/04/2015
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