vendredi 12 septembre 2014

Frédéric le Grand, chef de guerre

De son vivant, Frédéric-Guillaume se lamentait d’avoir un fils si peu intéressé par la chose militaire, préférant s’instruire en cachette de choses inutiles et de mener une vie de « mignon », à l’instar de son grand-père, Frédéric Ier. Pourtant, lorsque le jeune Frédéric monte sur le trône à la mort de Frédéric-Guillaume, la légèreté va laisser place à un sens du devoir et du dévouement peu commun envers la patrie, mue par un pragmatisme politique et militaire qui permettra à ce jeune souverain, ce « Salomon du Nord » comme l’appelait Voltaire, de faire entrer la Prusse dans le concert des Nations européennes.
Petite histoire de la Prusse avant Frédéric II
L’histoire de la Prusse médiévale et moderne est une histoire complexe, tout autant que celle du Saint Empire, auquel elle a longtemps été affiliée. Prusse et Marche de Brandebourg, les deux provinces qui composent le royaume de Prusse lors de l’accession de Frédéric, ont longtemps connu une histoire séparée, qu’il serait bien trop long de détailler ici.[1]
Trois souverains ont marqué l’histoire de la Prusse à la période qui nous intéresse. Frédéric III d’abord, grand-père de Frédéric le Grand. Par son alliance avec le Saint-Empire et la maison de Habsbourg, il obtient en 1701, avec l’approbation de l’empereur d’Autriche Léopold Ier, le titre royal et prend le nom de Frédéric Ier « Roi en Prusse ». Oui, « roi en Prusse », car au départ Frédéric Ier n’est « que » roi de la province Prusse. En dehors de ce territoire, il reste, entre autre chose, margrave de Brandebourg. Le passage du titre de « roi en Prusse » à celui de « roi de Prusse » n’est en fait qu’un glissement sémantique, aucun événement particulier n’ayant marqué ce passage. L’habitude faisant, on ne parlera plus que d’un royaume, le royaume de Prusse, composé grosso modo[2] du Brandebourg, capitale Berlin et siège du pouvoir, et de la Prusse orientale, capitale Königsberg.
C’est ensuite Frédéric-Guillaume Ier, fils de Frédéric Ier, qui laisse un héritage conséquent à la Prusse. Frédéric-Guillaume est l’antithèse de son père. Si ce dernier aimait plus que tout la vie de cour et la frivolité, voulant imiter le grand souverain de son temps qu’était Louis XIV, Frédéric-Guillaume lui, est un être plutôt austère, sévère, préférant la compagnie de ses généraux à celle des courtisans. Cela lui vaudra d’ailleurs le surnom de « roi-sergent » : bien qu’il ne mena aucune guerre, Frédéric-Guillaume entretint une armée extrêmement disciplinée et bien équipée. Grand administrateur, Frédéric-Guillaume stoppa net le train de vie de la cour de Prusse une fois son père mort, privilégiant le développement de son État, la création d’une administration centralisée et efficace, ainsi que d’une armée performante capable de défendre son royaume. Le troisième souverain est, bien entendu, Frédéric II.
Frédéric II, un enfant idéaliste…
Frédéric II naît le 24 janvier 1712. Il est l’aîné d’une famille de dix enfants, quatre garçons et six filles. L’enfance de Frédéric est une douloureuse expérience. Son père, très autoritaire, refuse que le jeune garçon suive des études classiques, souhaitant qu’il reçoive l’éducation minimum lui permettant de gérer un État. Pas de langues mortes, pas d’histoire antique, encore moins de philosophie ou de littérature. Ces matières, Frédéric les apprendra en cachette, avec la complicité de son précepteur, qui mettra des livres en français à sa disposition.
Frédéric ne supporte pas son père, qui ne se gène pas pour l’humilier devant ses officiers, en se moquant ouvertement de son air efféminé. La souffrance endurée le conduira à tenter de s’enfuir en Angleterre avec son ami le plus proche — et amant ? —, Hans von Katte, via le Hanovre, où règne son oncle maternel George II. Mais à la veille du départ, c’est le drame. Le projet arrive aux oreilles du roi de Prusse, qui fait enfermer les jeunes gens à la forteresse de Küstrin. Katte est condamné à mort et est exécuté sous les fenêtres de Frédéric, intentionnellement. Craignant pour sa vie, Frédéric n’a d’autre choix que de se soumettre à la volonté de son père. Celui-ci, malgré le serment d’obéissance que lui prête son fils, ne lui fait plus confiance, et ne change en rien ses brimades. Mais Frédéric tient bon. Il veut se racheter.
Il en vient à apprendre l’art de la guerre auprès d’officiers de son père, qui lui enseignent les bases du commandement. Au bout d’un moment, on lui confie le commandement d’une petite unité de la Garde, qu’il commande avec un réel talent, et finit contre toute attente à prendre goût à la chose, pour le plus grand plaisir de son père.
Ce dernier, qui avait placé son fils en résidence surveillée depuis l’incident, relâche quelque peu son emprise et autorise son fils à aller s’installer à Rheinsberg, vers la fin de l’année 1736, où Frédéric entrevoit pour la première fois, et selon ses propres mots « le visage du bonheur ». C’est durant cette période de quiétude, qui durera quatre ans, qu’interviennent deux évènements importants dans la vie de Frédéric : sa correspondance avec Voltaire et la rédaction de l’Antimachiavel.
C’est une œuvre importante que cet Antimachiavel. Frédéric le rédige en réponse à la sa lecture du Prince, « un livre abominable » selon lui. Le texte reprend la construction de l’œuvre de Nicolas Machiavel, en vingt-six points, où Frédéric s’attache à démonter les arguments du Florentin. On y trouve notamment une critique de l’absence totale de morale chez Machiavel, pour qui la défense de l’État passe au-dessus de toute autre considération, la dénonciation de la guerre de conquête due à la vanité d’un seul homme au dépend du bien-être de son peuple…
C’est le portrait type du « despote éclairé » que peint ainsi Frédéric dans son manifeste. C’est d’après ce principe qu’il entend régner plus tard, un règne de raison et de justice. Hypocrisie ? Lorsque l’on sait que Frédéric envahit la Silésie l’année de son accession au trône, et ce sans déclaration de guerre, on est en droit de le penser. Mais il faut se rappeler que Frédéric, malgré les interdictions de son père, a été bercé de littérature classique et des prémices des Lumières, notamment à cause de sa francophilie. Le jeune Frédéric est un idéaliste, qui a une haute opinion du pouvoir et du bien que le juste souverain doit faire. Toute cette pensée s’effondre lorsque Frédéric-Guillaume meurt, le 31 mai 1740.
… devenu roi pragmatique
À vingt-huit ans, Frédéric monte sur le trône de Prusse sous le nom de Frédéric II. En 1740, rien n’a beaucoup changé depuis le règne de son grand-père : la Prusse est la curiosité de l’Europe, un petit royaume, faible, sans ressource, peuplé de 2 200 000 âmes, divisé en deux, d’un côté le Brandebourg, de l’autre la Prusse orientale, séparé par la Prusse occidentale appartenant à la Pologne.
Malgré tout, le début du règne de Frédéric II commence bien : son père lui a légué un royaume parfaitement bien administré, avec une armée fort bien disciplinée, même si elle n’a jamais servi.
Contrairement à ses prédécesseurs, Frédéric veut marquer l’histoire et faire entrer la Prusse dans le concert des Nations européennes. À une époque où une Nation n’est riche que d’hommes, la Prusse fait pâle figure face aux grandes puissances comme l’Autriche et la France. Si Frédéric veut avoir voix au chapitre, il doit montrer qu’il en est digne, que la Prusse n’est pas un État de second rôle.
L’occasion se présente lorsque l’empereur Charles VI d’Autriche meurt. Ce dernier, n’ayant pas de descendant mâle pour lui succéder, lègue par la Pragmatique Sanction de 1740 l’intégralité des États des Habsbourg à sa fille, Marie-Thérèse. Pensant que cette dernière ne saura s’imposer, Frédéric décide de s’appuyer sur une vieille revendication familiale pour envahir la Silésie, région située au Sud du Brandebourg, sans déclaration de guerre.
Frédéric pense frapper un grand coup, et il a raison : la Silésie est résolument la région la plus riche de l’empire d’Autriche, représentant près de 20% de ses revenus. De plus, une majorité de la population est restée très attachée au protestantisme, malgré l’effort déployé durant la contre-réforme pour ramener dans le giron catholique les populations déviantes. Les armées prussiennes envahissent donc la Silésie, dont la conquête s’avère d’une facilité record. Personne en Europe ne s’attendait à cela, malgré le fait que tous les esprits étaient tournés vers cette région du monde, espérant un prompt dépeçage de l’empire des Habsbourg.
Frédéric entend négocier avec Marie-Thérèse, qu’il pense pouvoir réduire à accepter ses conditions. Mais contre toute attente, cette dernière ne se laisse nullement faire. Lionne parmi les loups, elle parvient à s’affirmer comme souveraine en une année, et ne compte pas laisser le Prussien s’en tirer si facilement.
Au printemps 1741, les troupes impériales entrent en Silésie. Frédéric entend riposter avec force, afin de pousser Marie-Thérèse à signer rapidement la paix. Il choisit donc d’affronter les Autrichiens à Mollwitz. Alors que les choses auraient dues tourner en faveur des Prussiens, les troupes de Frédéric perdent pied et paniquent. Frédéric est persuadé par son entourage de fuir et d’aller se réfugier dans un moulin, où il apprend quelques temps plus tard…qu’il a gagné ! En son absence, ses officiers ont réussi à réorganiser les rangs et à faire fuir les autrichiens, sans parvenir à les écraser toutefois.
Piètre baptême du feu pour celui qui s’imaginait déjà auréolé de gloire. C’est pourtant cette semi-humiliation qui va pousser Frédéric à se pencher plus avant sur la tactique. Cette bataille fut « son école », selon ses propres termes. Pour l’aider dans ses recherches, Frédéric peut compter sur l’aide et les conseils de Karl Théophil Guichard, un allemand d’origine huguenote, militaire et historien, parfait connaisseur de l’Antiquité.
Comme à son habitude, Frédéric lit beaucoup, il se documente. Pas auprès des auteurs antiques comme Polybe ou Végèce, non. Frédéric est pragmatique, ses pensées se tournent donc vers des auteurs plus contemporains, surtout des Français — le français est la seule langue qu’il maîtrise parfaitement — comme Folard et Feuquières, tous deux officiers de Louis XIV.
La pensée militaire de Frédéric II
Frédéric n’est pas un stratège. C’est un pragmatique, nous l’avons dit. Durant les trois guerres qu’il va mener pendant les 46 ans de son règne, son objectif premier sera de mener une guerre courte, rechercher la bataille décisive, qui poussera l’ennemi à la paix. Ce qui peut sembler banal pour un amateur d’histoire napoléonienne ne l’est pas du tout à l’époque.
Du temps de Frédéric, la stratégie est dans l’impasse. Les batailles en rase campagne sont statiques, les unités sont déployées en ordre mince, causant un grand nombre de pertes, pour des résultats discutables. Ni le choc de la cavalerie ou de l’infanterie ne sont encore pensés, ou du moins ne se sont pas employés.
Ce type de guerre, forgé par de puissants États capables d’endurer de longs conflits grâce à leurs ressources économiques et humaines, comme l’Autriche ou la France, ne peut en aucun cas satisfaire le roi de Prusse. Régnant sur un petit État, pauvre économiquement et humainement, Frédéric ne peut se permettre de participer à une guerre d’usure comme se livrent depuis plusieurs siècles les grandes Nations européennes. De cette impérieuse nécessité va naître la pensée militaire contemporaine.
Frédéric s’emploie en effet à rechercher une victoire décisive rapidement, rejouant continuellement le jeu de Sparte contre Athènes à l’époque classique. Réhabilitant l’ordre oblique, tactique consistant à renforcer l’une de ses ailes tout en en dérobant une autre afin de concentrer le feu sur l’aile opposée, Frédéric parvient à défaire des ennemis parfois supérieurs numériquement. Ses qualités manœuvrières combinées à la parfaite discipline de son armée lui valent des succès retentissants, comme à la bataille de Leuthen en 1757, où à 35 000 contre 65 000 Autrichiens, Frédéric parvient, à la faveur du brouillard, à redéployer son armée sur le flanc de l’armée adverse, faisant un carnage. Le bilan en atteste : 6000 Prussiens tués contre 22 000 Autrichiens. Malgré tout, l’ordre oblique n’est pas une tactique à toute épreuve, car si l’offensive n’est pas poussée jusqu’au bout, l’élan de la troupe est stoppé, et cette dernière devient fort vulnérable aux assauts de la cavalerie adverse.
Frédéric ne sort d’ailleurs pas toujours vainqueur. À la longue, ses adversaires comprennent sa tactique, et font tout pour refuser le combat, le forçant à mener une guerre d’usure, nocive pour la Prusse. Mais celui que l’on surnomme désormais « le Grand », comme tant d’autres avant lui, possède une chance incroyable, cette bonne étoile qui veille sur les hommes illustres.
La première manifestation de cette chance, c’est Mollwitz. Plus tard, en 1759, alors que les troupes russo-autrichiennes viennent de défaire l’armée prussienne, ouvrant la route vers Berlin, tout semble perdu pour Frédéric, qui songe d’ailleurs au suicide, pour l’honneur. Or contre toute attente, l’ennemi fait route vers le Sud, permettant à Frédéric de renforcer son armée et de vaincre. Deuxième « miracle de la maison de Brandebourg ». Troisième miracle : alors qu’une coalition franco-russo-autrichienne combat la Prusse durant la guerre de Sept Ans, la tsarine Elisabeth de Russie, alors grande puissance émergente, meurt. Son successeur, Pierre III, profondément prussophile, signe à la barbe de ses alliés la paix avec Frédéric, et s’allie même avec lui ! Cette passion pour la Prusse coûtera d’ailleurs la vie au malheureux Pierre, vite remplacé par Catherine II.
Finalement, au bout de 46 années de guerre, le bilan militaire de Frédéric II reste mitigé. Fait incontestable, c’est sous son règne que la Prusse a émergé sur la scène européenne. Par le nombre de ses faits militaires, grâce auxquels elle s’est profondément agrandie par l’annexion de la Silésie et de la Prusse occidentale, réalisant l’unité territoriale qui lui manquait, la Prusse est désormais une puissance sur laquelle il faut compter, passant de 2 à 6 millions d’habitants. Mais à quel prix ? À la mort de Frédéric II en 1786, la Prusse est exsangue humainement et économiquement. 3 guerres, 21 batailles, 11 victoires, 7 défaites et 3 batailles indécises ont coûté la vie à près de 150 000 soldats prussiens. Presque autant deviennent invalides.
Tactiquement parlant, bien que Frédéric ait réinventé l’offensive — ce que les auteurs français, comme Guibert, théoriseront — sa tactique n’est pas infaillible et n’est pas parfaite : la poursuite de l’adversaire défait, clé de voûte de la victoire dans la pensée napoléonienne, n’est pas possible du temps de Frédéric, essentiellement pour des contraintes logistiques, mais aussi parce que la notion de corps d’armée capables d’opérer de manière semi-autonome, n’existe pas encore.
Malgré tout, Frédéric reste le grand penseur militaire du XVIIIe siècle, celui qui a apporté un souffle nouveau à l’art du combat. Ses mémoires militaires seront d’ailleurs pieusement étudiées à l’école militaire prussienne par trois générations d’officiers, prolongeant le mythe de la victoire décisive, chimère qui poursuivra l’état-major allemand jusqu’en 1945.
Nicolas Champion
Bibliographie
BLED Jean-Paul, Frédéric le Grand, Paris, Fayard, 2004, 540 p.
LOPEZ Jean, « 1745-1945 : deux siècles de fureur et de mythes », in La supériorité militaire allemande ? Le mythe du siècle !, Guerres & Histoire, n°7, Juin 2012
WILDEMANN Thierry, « Frédéric II, l’autodidacte surdoué » in Guerres & Histoire, n°19, Juin 2014
source : Le bréviaire des patriotes 

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