Du 13 mars au 7 mai 1954, l'élite de l'armée française, retranchée à Dien Bien Phu, affronta l'armée vietminh du général Giap. Retour sur un holocauste.
Le 13 mars a sonné un anniversaire tragique, celui du commencement, voilà 60 ans, de la bataille de Dien Bien Phu. Peu après 17 heures, ce jour-là, l'artillerie vietminh, dont la présence et l'importance devait considérablement surprendre le commandement français, ouvrit le feu contre le camp retranché.
Pour les Français comme pour le Vietminh, le combat qui s'engageait devait être une démonstration de puissance. Il manifesta la défaite de la France dans ce conflit commencé au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, après la déclaration d'indépendance de la République démocratique du Viêt Nam par Hô Chi Minh en septembre 1945.
Le vietminh, qui bénéficie pleinement de l'appui de la Chine depuis la victoire définitive de Mao Tsé-Toung en 1949, a déjà infligé aux Français une défaite sur la RC4 en 1950. Le général de Lattre de Tassigny, envoyé par Paris pour rétablir la situation, a renoué avec les victoires, mais il est mort en janvier 1952. Le général Salan, qui lui a succédé, a lui aussi connu le succès contre le général viet Vo Nguyen Giap, en remportant la bataille de Na San, fin 1952, avant d'être remplacé en mai 1953 par le général Henri Navarre, qui doit empêcher le vietminh de progresser au Laos. À cette fin, Navarre se rallie à la stratégie du « hérisson », qui a réussi à Na San : l'implantation de camps retranchés à partir desquels peuvent être lancées des opérations offensives. Pour implanter son nouveau camp, il choisit une petite plaine de 17 kilomètres de long sur 7 de large, entourée de collines, traversée du nord au sud par une rivière, la Nam Youn, et au centre de laquelle se trouve un village : Dien Bien Phu. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les Japonais y ont installé un aérodrome.
Le 20 novembre 1953, le 6e Bataillon de parachutistes coloniaux (6e BPC) et le 2e Bataillon du 1er régiment de chasseurs parachutistes (1er RCP), respectivement commandés par les commandants Bigeard et Bréchignac, s'emparent de Dien Bien Phu, où d'autres unités paras sont larguées les jours suivants. Pendant quatre mois, des troupes et du matériel sont aéroportés dans le camp retranché, organisé autour de la principale piste d'aviation qu'entourent plusieurs centres de résistance, baptisés de noms féminins : Anne-Marie, Huguette, Françoise, Claudine, Junon, Eliane, Dominique, Béatrice au nord-est, Gabrielle, Isabelle à part, 5 kilomètres plus au sud. Ces centres de résistance sont eux-mêmes divisés en points d'appui: Dominique 1, Dominique 2, etc.
Des canons en pièces détachées
Giap réagit rapidement, en ordonnant à quatre divisions d'élite vietminh de faire mouvement vers Dien Bien Phu, pour une attaque qu'il fixe au 25 janvier, et qui sera finalement reportée. Dans la perspective d'une conférence qui doit se tenir en avril, à Genève, entre les puissances occidentales, la Chine et le vietminh, une victoire spectaculaire contre l'armée française serait évidemment très bienvenue.
Les militaires français, pour leur part, envisagent le bras de fer avec optimisme. Ils considèrent que Giap, trop éloigné de ses bases, sera confronté à de sérieux problèmes d'approvisionnement, alors que l'aérodrome garantira le ravitaillement du camp retranché et l'acheminement des renforts ; et que l'ennemi ne pourra amener sur place qu'un faible nombre de pièces d'artillerie, que les canons français, de plus fort calibres, n'auront pas de mal à contrebattre. C'est pourquoi les fortifications, à Dien Bien Phu, ne sont pas bétonnées, mais construites en terre, rondins, sacs de sable et tôles...
Or, Giap a compris le raisonnement de ses adversaires et trouvé la solution. Cette solution, c'est l'utilisation de 260 000 coolies, hommes, femmes (surtout) et enfants, qui accompliront, souvent pieds nus, des centaines de kilomètres, de jour comme de nuit, en portant des charges d'une quarantaine de kilos ou en poussant des milliers de vélos Peugeot bricolés pour pouvoir véhiculer jusqu'à 250 kg de matériel. « Pour l'état-major français, il était impossible que nous puissions hisser de l'artillerie sur les hauteurs dominant la cuvette de Diên Bien Phu et tirer à vue, expliquera le général viet. Or, nous avons démonté les canons pour les transporter pièce par pièce dans des caches creusées à flanc de montagne et à l’insu de l'ennemi. Navarre avait relevé que nous n'avions jamais combattu en plein jour et en rase campagne. Il avait raison. Mais nous avons creusé 45 km de tranchées et 450 km de sapes de communications qui, jour après jour, ont grignoté les mamelons. »
Des combats d'une âpreté inouïe
Les Français sont placés sous le commandement du colonel Christian de Castries (nommé général pendant la bataille). La garnison du camp retranché, d'un effectif de 10800 hommes au début de la bataille, 14000 à la fin, regroupe l'élite de l'armée française, parachutistes, légionnaires, tirailleurs algériens et marocains, plus deux bataillons thaïs, appuyés par des unités de génie, de l'artillerie et dix chars.
En face, Giap aligne 65 000 hommes en mars, 80 000 en mai, pas d'aviation, mais une artillerie nombreuse et enterrée, qui dès le 13 mars crée la surprise chez les Français.
D'entrée de jeu, en effet, leurs défenses sont écrasées sous les obus ennemis de gros calibre : pas plus que l'aviation, les canons français ne sont capables de faire taire les pièces ennemies, nombreuses et bien protégées. Le colonel Piroth, commandant l'artillerie française, s'en jugeant responsable, se suicidera le 15 mars.
Le 13, sur Béatrice, premier centre de résistance attaqué par les viets, le chef de bataillon Pégot, qui commande le 3e bataillon de la 13e demi-brigade de Légion étrangère, est tué dans son abri avec ses adjoints. Un autre projectile tombe un peu plus tard sur l'abri du lieutenant-colonel Gaucher, chef de corps de la 13e DBLE et commandant du sous-secteur, et lui arrache les deux bras.
Les combats prennent tout de suite une âpreté et une sauvagerie inouïes. Tout au long de la bataille, les viets creusent, comme des taupes, des tranchées dont ils surgissent pour donner l'assaut, sans souci des pertes humaines, sous les obus de leur propre artillerie, précédés par les « volontaires de la mort » portant des charges de plastic au bout de longs bambous. « Les minces silhouettes surgissent devant les tranchées en rangs serrés, au coude à coude, elles tombent sous les rafales des défenseurs et sous les obus viets, et d'autres sans cesse les remplacent, montant sur les rangées qui sont tombées », écrit Georges Blond(1). Vague après vague, elles finissent par submerger les légionnaires, qui se battent à un contre dix et se font tuer sur place.
Des antennes médicales débordées
Après Béatrice, vient le tour de Gabrielle. Deux régiments attaquent le 5e bataillon du 7e régiment de tirailleurs algériens, qui se défend si farouchement que la 308e division vietminh doit être relevée : en six heures, elle a eu 1200 tués et le double de blessés. Mais Gabrielle finit aussi par tomber, le 15 mars, malgré une contre-attaque de secours trop tardive, conduite par des parachutistes et appuyée par des chars.
La prise des deux centres de résistance a cependant coûté très cher à Giap, qui se contente jusqu'à la fin du mois de mars de bombarder copieusement le camp retranché et en particulier la piste d'aviation, rendue définitivement inutilisable à partir du 27 mars. Cela non plus, n'avait pas été prévu. Dien Bien Phu est désormais isolée, le ravitaillement, les munitions et les renforts ne peuvent qu'être parachutés, sous les tirs de la DCA ennemie, et l'évacuation des blessés devient impossible. Le médecin-commandant Grauwin, en revanche, gagne une aide précieuse avec l'arrivée d'une jeune convoyeuse de l'air, Geneviève de Galard, bloquée à Dien bien Phu.
Très vite, les antennes médicales, prévues pour accueillir quelques dizaines de blessés, sont d'ailleurs débordées. 4000 hommes y seront soignés avec des moyens de fortune, dans des conditions abominables.
Grauwin évoquera plus tard le pullulement des asticots « grouillant dans les couvertures sales, les draps, les plâtres, les pansements », ainsi que le « trou des amputés », « où l'on jette les membres broyés que l'on a séparé du vif en salle d'opération. .. ». Servent aussi comme infirmières les prostituées du BMC, des Algériennes de la tribu des Ouled-Naïl dont Georges Blond saluera le courage et qui ne reviendront pas des camps viets.
Les attaques reprennent le 30 mars, les soldats de Giap s'emparant de nombreux points d'appui. Le lendemain, Dominique 2 et Eliane 1 sont réoccupées à grand prix par les parachutistes des 8e et 6e BPC, qui doivent néanmoins abandonner les positions reprises, faute de pouvoir y être relevés.
À partir du 20 avril, commence la mousson, les fortes pluies tropicales, qui gêne l'aviation et dont un ancien de Dien Bien Phu a décrit les effets : « Dix, vingt centimètres d'eau dans les tranchées encombrées de macchabées. Dans les abris, dix centimètres de boue. Plus jamais rien de sec, ni la nourriture, ni les vêtements. Ne plus jamais se dévêtir ni se déchausser la peau des pieds pourrie. Et l'horreur des latrines, dégoulinantes, répandant leurs ruisseaux atroces... »(2). L'odeur de la mort y plane, comme sur les champs de bataille de 14 : « Entre la mi-avril et la capitulation, la plus grande partie de la surface du camp retranché est devenue une juxtaposition de charniers affreux qui ont plusieurs fois changé de mains. »(3).
Le hurlement des orgues de Staline
Tout au long du mois d'avril, les Viets rongent en effet les positions françaises, dont le périmètre diminue. Jusqu'au début de mai, des renforts sont pourtant parachutés dans la fournaise - non seulement les régiments paras, comme le 2e BEP ou le Ie1 BPC, mais aussi des volontaires dont c'est le tout premier saut et que n'effraie pas le risque de la casse, ni celui de tomber chez l'ennemi. Malgré cela, le 15 avril, il ne reste que 3500 hommes en état de se battre. Les derniers jours, on voit des blessés graves, y compris des manchots ou des unijambistes, rejoindre les postes de combat: à Dien Bien Phu, l'héroïsme est quotidien.
Saignés à blanc, les défenseurs du camp retranché tiennent toujours. Le 6 mai, cependant, le dénouement approche ; les combattants encore à peu près valides envisagent de tenter de percer les lignes vietminh, pour échapper à la capture et tenter de rejoindre une colonne de secours, la colonne Crèvecoeur. Mais le piège est solide et vers 19 heures, après une nouvelle préparation d'artillerie, les troupes de Giap attaquent partout. Les Français se battent à un contre cent, se faisant tuer sur place. Et soudain, « un bruit effroyable retentit, une sorte de hurlement suivi d'une explosion », écrit Geneviève de Galard(4). Ce sont les redoutables « orgues de Staline », lance-roquettes tirant douze torpilles à la fois, qui font pour la première fois leur apparition dans la bataille. Les Viets ont creusé une sape sous Eliane 2, y font sauter une charge qui éventre le sommet du point d'appui.
Dien Bien Phu tombe le lendemain, 7 mai. A 5 kilomètres au sud, sur Isabelle, seul point d'appui que les viets ne tiennent pas encore, les survivants des deux bataillons du colonel Lalande tentent la percée. Une centaine d'entre eux seulement parviendra à forcer la souricière et à atteindre vivants Muong Saï, poste français à 200 km à l'ouest. Beaucoup d'autres mourront, perdus dans la jungle.
Quant à leurs camarades, ils prennent par milliers le chemin des camps de concentration viets. Sur 11 721 prisonniers, 3 290 seulement en reviendront.
Hervé Bizien monde & vie 18 mars 2014
1.2.3. : Georges Blond, la Légion étrangère, Stock.
4. Geneviève de Galard, Une femme à Dien Bien Phu, Les Arènes.
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